Hala Abdellah: «L’avenir de la Syrie n’est plus à craindre» – propos recueillis par Amel Blidi

Article  •  Publié sur Souria Houria le 25 octobre 2012

Hala Abdellah

Hala Abdellah, cinéaste syrienne depuis 1987,  a collaboré dans les plus grands films syriens.  Elle est aussi l’auteur de plusieurs films documentaires dont Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe,Hé, n’oublie pas le cumin et, plus récemment,Comme si nous attrapions un cobra. Ses films sont indissociables de son engagement politique.

-Est-il difficile de vivre en exil pendant que votre pays est à feu et à sang ? Comment vivez-vous cela ?

Il est très douloureux de vivre loin pendant que mon pays est en train de  naître à nouveau. C’est  comme un sentiment d’accouchement virtuel, très  douloureux avec cette impression – insupportable – qu’on ne le vit pas comme il le faut. On essaye alors de résister pour ne pas se casser, pour ne pas tomber. Car, il faut avoir la force pour doser les choses : comment ne pas céder  face à la tristesse et à d’autres sentiments négatifs ? Comment ne pas se sentir impuissants, inutiles,  comme si tout se passait sans nous ? En même temps, nous nous devons de  rester forts et efficaces, d’essayer malgré tout de faire des choses pour aider le pays, le peuple et la révolution.Pendant de longues années, il n’y avait pas d’images des massacres perpétrés en Syrie. Le massacre de Hama s’est fait dans l’omerta la plus totale. En tant que cinéaste, vous contribuez aujourd’hui à alimenter la révolution en images et donner de la voix aux activistes syriens.

-Est-ce que le fait qu’il y ait de images aujourd’hui, témoignant de la répression, peut changer la donne ?

Le fait que les massacres de Hama – ou d’autres massacres perpétrés ailleurs – se soient déroulés sans images n’est pas le fruit du hasard. La répression, dans toutes ses formes, n’a pas eu son panier d’images ou de films. C’est quelque chose qui a été voulu, travaillé par le régime dans son combat acharné contre la mémoire et l’histoire. Les images gardent les traces, elles racontent l’histoire, elles dégagent des émotions, elles ne trichent pas.

Le régime a diffusé, pendant de longues années, sa propre histoire, ses mensonges et sa propagande. Avec nos images, nous aurions pu mettre à nu leurs mensonges, nous aurions pu montrer la réalité dans toute sa laideur. Il est triste et douloureux pour moi de savoir que nous avons vécu presque 50 ans sans images. Peut-être que cela n’a-t-il aucun poids pour certaines personnes, mais en tant que cinéaste, je trouve cela extrêmement regrettable, pas seulement parce que nous n’avons pas d’archives, que nous n’avons pas une mémoire préservée dans des photos ou des films, mais parce que cela a donné de l’espace au régime pour nous dominer avec sa façon de raconter les choses. C’est ainsi que  le peuple a été repoussé en arrière, parce qu’il n’avait pas une voix pour dessiner sa voie.

-Dans l’un des films projetés lors des rencontres du film documentaire à Béjaïa, mercredi 3 octobre, intitulé Hama 1982  fait par des réalisateurs activistes, nous avons l’impression que la parole s’est libérée. Aurait-il été possible de faire ce film avant
le soulèvement du peuple ?

Cela était impossible, pas seulement parce que nous n’avons pas voulu le faire, mais parce qu’un silence mortel régnait sur toute la Syrie. Un silence qui ne ressemble pas à ce qu’on appelle un «silence». J’aime beaucoup les silences dans les films, car ils racontent aussi des non-dits, ils offrent aux spectateurs et aux auditeurs un espace pour se raconter quelque chose. Le silence, dans notre pays, était pesant, c’était un silence contre l’humanité, contre la vie. Il s’est imposé sur notre dos, devant nos yeux, dans nos oreilles. Ce silence a été fabriqué, dès le début, par le régime pour laisser souffrir ce peuple, sans avoir une voix, sans avoir un bruit, sans avoir son propre champ. Il est très beau maintenant de voir ce peuple briser la bulle de silence et de voir les voix partir loin.

Un peuple entier chante aujourd’hui en chœur, il invente chaque jour un nouveau chant pour pouvoir s’écouter. On a besoin d’écouter. Farès El Hilou, un célèbre acteur syrien qui avait l’habitude de s’exprimer, accompagnant les manifestations dès les premières heures de la révolution, a déclaré lors de sa première marche à Damas, que c’était la première fois qu’il entendait sa voix.
Dans l’un des films, également projeté lors des rencontres du film documentaire intitulé Waeer et fait par des réalisateurs activistes, on voit un des manifestants chantant, dansant et marchant vers la mort. On se dit alors que c’est peut-être un peuple méconnu…
Il n’y a pas seulement la marche vers la mort. Les gens inventent dans les manifestations la façon d’accompagner les martyrs vers le cimetière. Il y a une façon de composer des danses propres à ces manifestants. Ils dansent avec le cercueil pour dire qu’ils n’ont plus peur, même pas de la mort.

-Le message qu’ils adressent au régime est que le peuple porte ses morts, qu’il en est fier et qu’il continue, que la terreur ne le fige pas. Les images (du film Waeer) ont été filmées en 2011, auraient-elles été les mêmes aujourd’hui, à ce stade de la révolte du peuple syrien ?

On ne fait pas une révolution à la coupe, en suivant des modèles. La révolution se réinvente chaque jour. Tous les jours il y a une terreur, une violence inouïe qui s’applique de la part du régime. Après un massacre, les gens réagissent différemment qu’après l’annonce d’arrestations. Il est donc certain que des images prises aujourd’hui ne sont pas de même nature que des images prises il y a un an.

-Mais n’y a-t-il pas l’élément islamiste qui s’est introduit dans  la révolution syrienne ?

Il est important de distinguer deux choses très différentes : il y avait, au début de la révolution, un regard très limité, selon lequel si les manifestations partaient de la mosquée, c’est parce qu’elles étaient orchestrées par des islamistes. Cela est totalement faux, la mosquée est le seul lieu où les gens peuvent être en groupes sans être inquiétés par les forces de l’ordre. Il y a eu aussi des slogans d’«Allah Akbar» qui réunissaient les gens parce que c’était un cri qui sortait du cœur. Au moment où la révolution était encore pacifiste et qu’il n’y avait pas encore d’armes, il y avait ce rapport très modéré avec ce que certains ont voulu diaboliser. Au début, tout le monde participait aux manifestations : des laïcs, des gens de gauche, des femmes, des familles,  des enfants et aussi des croyants. Avec le temps, deux aspects se sont développés : des soldats de l’armée du régime qui ont refusé de tuer des enfants du peuple ont quitté l’armée. Leur motivation était humanitaire avant tout : ils n’ont pas voulu tuer les leurs. Comme le nombre de soldats déserteurs augmentait, des cellules commençaient à faire leur apparition un peu partout.

Elles étaient constituées en plusieurs blocs. On ne pouvait pas dire qu’il y avait une armée libre au vrai sens du terme. Les soldats se sont mis à protéger les manifestants, en formant un cordon de sécurité, notamment à Homs.  D’un autre côté, la propagation des massacres a fait que les gens ont ressenti le besoin de se protéger et de porter les armes, mais pas dans toutes les régions syriennes. Il n’y avait pas, à ce moment-là, une ligne stratégique ou une vison politique définie. En troisième lieu, il y a eu des interventions, avec un peu de financement et des armes, émanant de certains  pays qui ont voulu dominer la révolution. Malheureusement, la cause de la révolution syrienne n’est pas soutenue, les seuls pays qui apportent leur appui ont des visées malveillantes.

-Vous parlez de l’Arabie Saoudite et du Qatar…

Ainsi que d’autres pays qui ne soutiennent pas la révolution pour l’intérêt du peuple syrien. Il s’agit, pour eux, d’un jeu destiné à dominer des espaces dans cette région, afin d’empêcher aussi la montée d’un mouvement démocratique libre.

-D’un autre côté, l’opposition syrienne est tiraillée. Est-ce les  40 ans de dictature qui ont mené  à ce fiasco ?

L’essentiel est qu’ils s’entendent sur la nécessité de faire tomber le régime. Le fait est que l’on ne connaît pas le peuple syrien, longtemps coincé dans une bulle de silence et de non-dits. Les partis politiques, qui ont essayé de faire quelque chose pendant ces 40 ans ont tous été opprimés, emprisonnés, exécutés. Nous n’avons pas pu exercer ce qu’on appelle la démocratie ou la liberté d’expression. Il n’y a pas d’organe politique structuré.La façon d’échanger avec un public, de s’écouter, d’échanger, de comprendre que l’autre a le droit d’exister, tous ces exercices que les autres peuples connaissent déjà n’ont jamais été pratiqués en Syrie. Depuis un an et demi, on essaye de tout faire : d’abord, rester vivants pour pouvoir continuer, trouver de quoi vivre et manger, d’étendre la révolution sur toute la Syrie et construire pour l’avenir. Ce n’est pas une tâche facile.

On découvre à peine ce que veut dire s’exprimer dans la rue, avoir une vision sur l’avenir, c’est trop lourd pour un peuple qui n’a jamais eu l’occasion d’exercer son droit à la liberté. Il n’y a pas une opposition unie, mais ce n’est pas nécessaire, l’essentiel étant d’avoir le même but : faire chuter ce régime. Le plus important, aujourd’hui, est de ne pas perdre de temps, il faut être plus rapide que la violence du régime.

-Avez-vous peur pour la Syrie ?

Dès le 15 mars,  le jour où le peuple syrien a décidé de se mettre debout, je n’ai plus eu peur. Nous sommes debout, nous avançons, il y a des gens qui tombent, nous perdons des enfants, des jeunes, des maisons, de très beaux endroits de la Syrie,  mais nous continuons notre marche. Nous payons notre silence très cher, car nous avons cédé devant la terreur. Certes, notre génération a payé un lourd tribut, les générations d’avant aussi, mais nous n’avons pas fait face à la terreur, ils ont réussi à nous dominer.

-Y a-t-il, d’après vous, une indifférence par rapport au drame syrien de la part de l’opinion publique internationale ?

C’est quelque chose que je n’arrive pas à expliquer. Je suis en rage contre ce qu’on appelle «l’opinion publique internationale» ou même «arabe». Au début de la révolution, cela pouvait s’expliquer, mais après 30 000 martyrs et un an et demi de terribles souffrances, je ne comprends pas. Je ne veux même plus comprendre. D’ailleurs, je n’attends plus rien d’eux. Récemment, j’ai accompagné des jeunes à Paris en grève de la faim. Ils  avaient porté des slogans sur des cartons portant l’inscription «Votre  silence nous tue». Moi, j’ai brandi le panneau : «La révolution syrienne vaincra malgré votre silence». Nous comptons uniquement sur notre peuple pour vaincre la tyrannie.

Amel Blidi
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