Il fait bon ce matin, que Dieu te brûle, Bachar – Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 décembre 2012

«Il fait bon ce matin, que Dieu te brûle, Bachar»

Après un bombardement contre le village de Kafranbel, dans la région d'Idlib.

Après un bombardement contre le village de Kafranbel, dans la région d’Idlib. (Photo Giath Taha. Reuters)

REPORTAGE Sans pouvoir dans la Syrie patriarcale, les femmes ont l’imprécation pour seule arme.

Par HALA KODMANI Envoyée spéciale à Idlib

Au milieu des ruines encore fumantes, une femme hurle des paroles indistinctes tout en agitant les bras et en se frappant la tête. Une heure après le passage d’un chasseur Mig qui a lâché cette fois six barils de TNT sur Kafranbel, elle est parmi la quinzaine d’habitants descendus découvrir les dégâts. Est-ce quelqu’un ou quelque chose qu’elle cherche en avançant vers les décombres de la place centrale du village, haut lieu des manifestations ? Pendant que deux hommes la retiennent, elle lève le regard et les bras au ciel et – à l’adresse de l’avion, de Dieu ou de Bachar al-Assad ? – lance : «Que ta vie se brise ! Qu’il soit déchiré ! Que le sang sèche dans ses veines ! Qu’il brûle avec ses frères! Qu’il pleure ses enfants !»

Malédictions. Le nord de la Syrie et ses villages «libérés» sont sous le feu quotidien de l’aviation du régime. Comme l’éplorée de Kafranbel, chaque femme dans la région d’Idlib semble avoir un compte personnel à régler avec le président Bachar al-Assad. L’hélicoptère «qui a survolé la maison juste pour nous faire peur», les enfants «qu’il prive d’école depuis dix jours» ou la pénurie de bonbonnes de gaz sont du fait du même criminel.

«Il fait bon ce matin, que Dieu te brûle, Bachar !» dit Samar, en sortant étendre son linge sur son balcon à Bennish, village bombardé la veille. Les femmes rivalisent d’imagination dans leurs imprécations et leurs malédictions contre le Président quand elles parlent de leurs misères quotidiennes. Celles-ci commencent avec les tâches ménagères de mères de famille qui retrouvent les anciennes pratiques. Elles font leur lessive à la main, parce que l’électricité est la plupart du temps coupée, et cuisinent au feu de bois parce que le prix du gaz, quand il est disponible, est en constante augmentation.

On se passe de plus en plus de plats chauds, à la cuisson longue, pour privilégier les olives et leur huile avec le thym, abondants dans la région, ou les fromages des chèvres qu’on élève à nouveau, tout comme, pour les œufs, des poules dans les fonds de jardin. Le plus grand problème reste le pain en galettes, indispensable pour ce genre de repas. Il manque souvent parce que la farine doit venir de Turquie, et surtout parce que les boulangeries sont bombardées.

Mais, face à la peur, les difficultés matérielles ne comptent pas. La survie de leurs enfants est la priorité des mères qui, souvent, en ont jusqu’à douze et en conçoivent encore aujourd’hui, sous les obus. Enceinte de six mois de son quatrième enfant, Hana, 31 ans, dit «ne plus supporter l’angoisse du risque de la moindre blessure au petit doigt d’un des petits». Voilà des semaines qu’elle demande à son mari, avocat, de les mettre à l’abri des raids aériens qui se multiplient sur leur ville de Saraqeb (30 000 habitants). «Après le bombardement qui a fait douze morts, il a compris mon ultimatum. Il va vendre la voiture et nous aurons les moyens de partir en Turquie», affirme-t-elle.

Prières. La pression grandissante et efficace que les mères de jeunes enfants exercent sur leurs conjoints en les appelant à leur devoir de protection bouscule une société traditionnelle patriarcale. Dans les zones rurales de cette Syrie profonde où la «révolution», comme on la désigne ici, est enracinée, les femmes adhèrent et s’adaptent à la guerre que mènent les hommes. Quand leurs fils, frères ou maris ont pris les armes, comme c’est le cas dans la plupart des familles, elles n’ont pu que les soutenir et les encourager dans un combat nécessairement juste. Elles tremblent pour eux et les entourent de leurs prières quand ils partent au front, puis les attendent et s’efforcent d’assurer tout le confort possible aux guerriers en repos.

Souriante et détendue malgré les tirs d’obus du soir sur le village, Oum Mahmoud, mère de onze enfants et grand-mère de douze autres, prépare le thé pour ses deux fils, qui viennent de rentrer d’Alep avec d’autres combattants de leur unité. «Va leur porter la lampe à huile puis viens laver et éplucher les fruits dans la cuisine», ordonne-t-elle à leur sœur après avoir accueilli et dirigé le groupe vers le séjour principal. Les filles et belles-filles de la famille se retirent avec les enfants dans une autre pièce, comme le veut la coutume lorsque des«hommes étrangers» sont dans la maison. Ici, comme souvent dans les sociétés islamiques traditionnelles, la séparation hommes-femmes est la règle.

Entre elles, aucune conversation ou préoccupation n’échappe à la guerre qui bouleverse leur vie. Elles parlent inévitablement des malheurs du village, des voisins qui ont eu leur maison détruite, de ceux qui ont survécu miraculeusement à l’obus tombé à côté ou d’autres qui ont perdu un enfant. Mais, plus que les hommes, les femmes s’inquiètent de l’avenir, des conditions de leur survie économique, des pénuries, des prix à la hausse et, surtout, de la scolarité des enfants.

Samar, institutrice dont le salaire est encore payé par le gouvernement, tient à ce que les trois plus jeunes de ses sept enfants fassent tous les jours une heure ou deux d’écriture et de calcul. «La plus grande tragédie serait qu’on se retrouve en plus avec une génération d’analphabètes !» dit-elle en se désolant que ses deux fils aînés, qu’elle retient de s’engager dans les groupes armés, aient dû interrompre leurs études universitaires à Idlib.

Rares sont les femmes qui remettent en question la juste cause d’une guerre qui dévaste tout. A Saraqeb, la vieille Oum Fouad, qui accueille depuis quelques jours la famille et les quelques meubles d’un fils dont la maison vient d’être détruite, ose s’interroger tout haut. «Bachar nous a menés là où il voulait. Le pays est en ruines, les morts et les blessés sont partout, les gens s’en vont, ils n’ont plus de quoi vivre. Il est trop fort ! Fallait-il s’embarquer là-dedans ? Faut-il continuer ?» «Que Dieu ne te pardonne pas, Bachar !» soupire la septuagénaire.

source: http://www.liberation.fr/monde/2012/12/03/il-fait-bon-ce-matin-que-dieu-te-brule-bachar_864899