Intellectuels, aidez les Syriens ! par Yassin Al Haj Saleh

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 juillet 2013

Un combattant de l'armée rebelle, près de l'aéroport militaire d'Alep, en Syrie, le 12 juin. | REUTERS/STRINGER

Il y a trois mois, je suis parti en direction de la Ghouta orientale libérée, région qui borde les faubourgs de la capitale syrienne, quittant un Damas où l’atmosphère était devenue étouffante. Mon départ clandestin a nécessité plusieurs semaines de préparation afin d’assurer la sécurité de mon déplacement de la capitale que Bachar Al Assad souhaite préserver comme centre du pouvoir hérité de son père il y a treize ans et aujourd’hui découpée par des centaines de barrages et de check-points militaires.

La Ghouta orientale est maintenant une région habitée par un million de personnes, alors qu’avant la révolution elle en comptait le double. Après en avoir été l’un des bastions et un point de départ des combattants vers Damas, la Ghouta est complètement encerclée depuis quelques mois.

Ce renversement est dû à l’important soutien militaire et logistique fourni au régime par laRussie, l’Iran, les milices libanaises et iraquiennes fidèles à Téhéran. En outre, je suis témoin du cruel manque d’armes, de munitions et de nourriture du côté des combattants de la révolution. Beaucoup d’entre eux ne prennent que deux repas par jour. La situation serait pire s’ils n’étaient pas natifs de la région, défendant leurs maisons et leurs familles.

BOMBARDEMENT AVEUGLE

Les villes et les villages de la Ghouta que j’ai visités durant ces trois derniers mois subissent un bombardement aveugle, de l’aviation comme de l’artillerie lourde, et chaque jour des personnes sont tuées, en majorité des civils. J’ai résidé pendant un mois dans un centre médical de la Protection civile et j’ai vu tous ceux qui sont morts sous les bombes. Certains étaient déchiquetés, dont des enfants, et parmi les victimes un fœtus de six mois… La mère, effrayée par les obus qui s’abattaient autour de sa maison a fait une fausse couche.

Pas un seul jour, sans que 2 ou 3 personnes ne soient tuées. Une fois le nombre s’éleva à 9, une autre à 28, et puis une troisième à 11. Les chiffres grimpent depuis, et il est rare qu’une journée se passe sans qu’il y ait au moins 6 victimes. De plus, plusieurs jeunes combattants périssent chaque jour sous la puissance de feu du régime nourrie par le soutien appuyé de ses alliés…

Toute la Ghouta vit depuis huit mois sans électricité. Cela a poussé les gens à utiliser des générateurs qui tombent régulièrement en panne et qui consomment de l’essence, ressource de plus en plus rare compte tenu du siège imposé par le régime. La conservation par le froid n’est plus possible et la nourriture n’est plus protégée de la chaleur suffocante de l’été.

Les communications sont coupées et, ces dernières semaines, c’est la farine qui se fait rare. Quatorze jours déjà que nous ne recevons plus de pain. Nous mangeons du blé cassé et du riz. Parfois nous achetons des repas dans les quelques restaurants encore ouverts. Je ne mange que deux fois par jour, ce n’est pas grave pour le moment puisque cela m’a permis de perdre les 10 kg que j’avais pris durant les deux années de clandestinité sédentaire à Damas !

La communication passe par satellite à l’aide d’équipement Internet difficilement acheminé dans la région. Nous informons les Syriens et le monde. Ces informations sont données à une proportion infime de la population.

DES CORPS ENTERRÉS À LA HÂTE

Il y a de cela quelques jours, une roquette est tombée près d’ici interrompant momentanément notre connexion Internet. Mais le pire aurait pu arriver si elle avait touché notre toit car elle aurait anéanti deux mois de travail pour terminer l’installation du matériel. Or, le pire arrive à un nombre croissant d’habitants qui sont enterrés à la hâte par leurs familles dans la crainte d’un nouveau bombardement.

J’ai été témoin des obsèques d’un martyr une heure à peine après sa mort sans même que sa femme et ses enfants n’aient pu lui faire leurs adieux. Son corps était mutilé, les doyens de la famille ont décidé que sa femme et ses enfants ne devaient pas garder du défunt cette dernière image.

Moi et certains amis et amies, sommes encore en vie. A Damas nous nous risquons d’être arrêtés puis torturés, une captivité à coup sûr fatale. Ici nous sommes loin de cette menace, mais pas à l’abri d’une roquette susceptible de nous déchiqueter à tout moment.
Nous partageons ce sort avec tous les habitants de Ghouta. Notre sort nous échappe totalement et le pire est toujours possible.

A chaque fois que je rentre là où je réside actuellement, j’ai le sentiment d’avoir une fois de plus échappé à la mort. Il reste que cette dernière peut brusquement s’inviter.

Aujourd’hui, vendredi 28 juin, trois roquettes se sont abattues près d’ici entre 12 heures et 12h30 peu avant la prière du vendredi. Au début de mon séjour, j’ai été intrigué par le fait que son appel commençait dès 9 heures et passait toutes les demi-heures d’une mosquée à l’autre.

On m’en expliqua plus tard qu’il fallait éviter un trop grand rassemblement de pratiquants dans un même lieu, à la même heure, pour ne pas donner au régime une occasion de fairede nombreuses  victimes. Rappelons que précédemment cinq mosquées ont déjà été bombardées et détruites.

ÉCOLES EN SOUS-SOL

Voir plus des deux tiers des enfants ne pas aller à l’école parce que leurs parents ont peur ou parce qu’il n’y a tout simplement pas d’école à proximité est encore plus douloureux àvivre. Le peu d’écoles qui fonctionnent encore sont en sous-sol, ce qui prive les enfants dejouer et courir à l’air libre. Les hopitaux clandestins sont aussi sous terre.

Les gens frémissent et je frémis de tout mon être à l’idée que ce régime nous gouverne à nouveau. Les gens ici luttent avec la conscience d’être potentiellement massacrés si jamais Bachar reprenait le contrôle de la région.

Celui qui ne sera pas tué sur le coup, périra sous une torture dont la cruauté n’a pas d’égal. Le choix des habitants revient donc à mourir en combattant un régime fasciste et criminel ou à mourir entre les mains barbares de ce même régime s’ils arrêtent la résistance.

Cela fait plus de deux ans que la révolution a commencé, dont six mois de  protestations pacifiques, et les politiques permissives des puissances mondiales ont laissé les Syriens se faire tuer et le régime de Bachar agir en toute impunité. Cela rappelle l’attitude des démocraties occidentales vis-à-vis d’Hitler à la veille de la seconde guerre mondiale.

La situation actuelle est la conséquence directe du refus de ces démocraties de soutenir les révolutionnaires syriens, tandis que d’autres forces continuent d’alimenter ouvertement le régime et d’acheminer du renfort militaire, humain et financier.

UTILISATION DE L’ARME CHINMIQUE

Finalement, après que le monde entier ait eu connaissance de l’utilisation de l’arme chinmique Bachar Al-Assad, les Occidentaux ont décidé d’armer les révolutionnaires syriens afin qu’il au moins un équilibre du rapport de force. Tout cela après que ce dernier n’eut pas lésiné sur l’utilisation intensive de moyens de destruction tels que l’aviation et les missiles balistiques de longue portée sur les quartiers résidentiels.

Restaurer cet équilibre fera, à terme,  perdre les deux camps. Ce que nous demandons, c’est une pression capable de faire tomber le régime ou du moins qui forcerait ses alliés àcesser de l’appuyer.

Le soutien minimum offert aux révolutionnaires contribue à prolonger le conflit, ce qui est extraordinairement inhumaine. Il n’y a pas en Syrie deux « méchants » sur un pied d’égalité, comme l’insinuent hélas de nombreux médias et contrairement à ce que prétendent certains rapports d’organisations internationales. Cela ne se réduit pas non plus à un conflit entre des anges et des démons.

Nous sommes en présence d’un régime dictatorial fasciste qui a tué près de cent mille de ses citoyens. Ceux qui lui résistent sont de divers bords. La durée du conflit ainsi que sa violence ont mené certains groupes à se radicaliser et ont accru le prestige des radicaux. Aussi longtemps que les Syriens seront abandonnés à leur sort, il est à craindre une montée encore plus importante des groupes extrémistes au détriment de la logique modérée et rationnelle de bon nombre de Syriens.

Je le sais d’expérience. En effet, à chaque fois que de nouveaux martyrs tombaient, surtout les enfants, je subissais au centre de Protection civile les regards dubitatifs et furieux de ceux qui mettent de plus en plus en question la pertinence de l’attitude « rationnelle » et modérée que je préconise.

VENIR À BOUT DE LA DYNASTIE « ASSADIENNE »

La seule chose qui vaut aujourd’hui du point de vue de l’intérêt général de la Syrie et d’un point de vue humain, c’est d’aider les Syriens à venir à bout de la dynastie « assadienne » qui considère le pays comme sa propriété privée et les Syriens comme ses serfs.

Bien sûr, tout sera difficile dans la Syrie post-Assad. Mais se débarrasser du dictateur permettrait d’apaiser la société syrienne et  de mieux faire face aux plus radicaux.

Il n’y a rien de pire que de laisser perdurer le conflit car son coût humain et matériel est exorbitant. Comment peut-on regarder les Syriens se faire tuer avec des armes russes, par des criminels locaux, libanais, iraniens et autres ? Mais le pire encore est de se voirimposer une normalisation qui ne sanctionne pas les criminels et qui n’apporte aucune solution véritable.

On entend parfois des politiques américains et occidentaux dire que la solution au conflit syrien ne peut être militaire. Mais où est donc la solution politique ? A quel moment Bachar Al-Assad a-t-il décrété après vingt-huit mois de révolution et cent mille morts qu’il était disposé à négocier sérieusement avec l’opposition et partager le pouvoir ?

A-t-il au moins cessé de tuer ne serait-ce qu’un jour? La vérité c’est qu’il n’y aura pas de solution politique sans forcer le boucher et ses sbires à quitter le pouvoir avec lui. C’est ce que la révolution syrienne avait revendiqué depuis ses débuts pacifiques. Cela ne ferait querenforcer les rangs des modérés et marginaliser les extrémistes : une solution juste dont le monde et la région ont besoin.

RÉGNER PAR LE SANG ET LA TERREUR

Chers amis, nous ne nous serions pas adressés à vous si la cause syrienne n’avait pas été une des plus grandes de ces dernières décennies. Elle a engendré le déracinement du tiers de la population à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il y a des centaines de milliers de blessés et handicapés. Un quart de million sont emprisonnés et subissent d’atroces tortures. Les femmes et les enfants sont impunément violés selon les rapports d’AmnestyinternationalHuman Rights Watch et plusieurs organisations syriennes très bien documentées.

Les forces d’Al-Assad ont commis des massacres rapportés par les Nations unies. Tout cela pour que Bachar Al-Assad reste héritier d’un pouvoir qu’il ne mérite pas. Un héritage issu d’un père qui a pris le pouvoir par la force et qui a régné par le sang et la terreur.

Nous vous interpellons aujourd’hui en tant que leaders de l’opinion publique dans vos pays pour que vous fassiez pression sur vos gouvernements. Ils doivent prendre clairement position contre l’assassin et pour tourner la page de la dynastie assadienne.

C’est la seule voie du progrès et de l’humanisme. Il n’y a pas plus réactionnaire et fasciste qu’un Etat qui massacre son peuple, qui invite sur son sol des assassins de pays et d’organisations alliés et qui provoque une guerre confessionnelle.

S’il est facile de débuter une guerre, y mettre un terme se fera peut-être au prix de centaines de milliers de morts.
Nous attendons plus que jamais votre soutien aujourd’hui car demain il sera peut-être trop tard…

Yassin Al Haj Saleh Médecin et écrivain syrien. Ancien prisonnier politique (il a passé seize ans dans les geôles de Hafez Al-Assad, de 1980 à 1996, pour son appartenance à une des formations de gauche opposées au régime), il vit depuis mars 2011 en clandestinité à l’intérieur de son pays et publie régulièrement des analyses et des témoignages dans la presse arabe.

Texte traduit de l’arabe par Nadia Aissaoui et Ziad Majed

source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/07/05/intellectuels-aidez-les-syriens_3443196_3232.html

date : 05/07/2013