Jean-Pierre Filiu : « Il est nécessaire de comprendre la révolution syrienne” – par Ségolène Houdaille-Hoc

Article  •  Publié sur Souria Houria le 24 mai 2016

À l’occasion de la sortie du livre Le nouveau Moyen-Orient, de Jean-Pierre Filiu, l’historien et enseignant à Sciences-Po Paris a répondu aux questions du journaliste Ruşen Çakır, à l’Institut français ce mercredi 4 mai. Cette conférence a permis de revenir sur le devenir de la révolution syrienne, mais aussi sur la complexité de cette crise aux multiples facettes.

 

 

 

 

 

Jean-Pierre Filiu a consacré sa carrière au Moyen-Orient. De 1988 à 2006, il a été conseiller des Affaires étrangères de France en Syrie, Tunisie et Jordanie. Il connaît très bien la Syrie puisqu’il y a séjourné de nombreuses fois depuis 1980. Ses travaux sur le Moyen-Orient ont été traduits dans une dizaine de langues. Il a récemment publié chez Fayard La Révolution arabe et Histoire de Gaza, qui viennent d’être également publiés en turc aux éditions Bilge Kültür Sanat.

Le nouveau Moyen-Orient est son dernier ouvrage, et le premier à être consacré à la révolution syrienne. Ce livre retrace l’histoire politique et sociale de ce pays tout en développant une analyse sur les perspectives d’évolutions du mouvement. A l’Institut français, Jean-Pierre Filiu a apporté plusieurs précisions sur la complexité de ce conflit.

« Le Moyen-Orient est une construction géopolitique« 

Jean-Pierre Filiu n’assimile pas le terme Moyen-Orient à un concept nouveau. Cette expression a été employée pour la première fois par le théoricien militaire américain Alfred Mahan en 1902: « qui contrôle le Moyen-Orient contrôle le monde. À cette époque, le Moyen-Orient correspond à la croisée entre la route de Suez et la route des Indes« Cela correspond donc à un « concept géopolitique. » La chute de l’Empire ottoman a conduit à la montée des aspirations nationalistes et à la création d’un royaume arabe avec pour capitale Damas. Le problème est qu’à l’époque, la zone a été partagée entre des mandats français et britanniques, avec comme zone tampon la Cisjordanie. Les ex-puissances coloniales vont nier cette aspiration des peuples arabes et découper la Syrie, souligne l’historien. Jean-Pierre Filiu considère que la famille des alaouites (minorité au pouvoir en Syrie) est « plus une invention politique » qu’un hasard historique. Ce pays clé est l’héritier de cette emprise coloniale. C’est pourquoi, depuis plusieurs décennies, cet État est en même temps « trop faible mais aussi trop fort pour renoncer à un royaume arabe. »

Redevenir la dynamique de la région en niant le peuple 

Le premier coup d’État en Syrie, qui se produit le 30 mars 1949, met fin au régime parlementaire. Depuis, le système est concentré entre les mains des Al Assad et du parti Baas. Le pouvoir « a toujours nié sa population en revenant sur le fait qu’il faut contrôler le Moyen-Orient.« En observant de quelle manière le pouvoir a réprimé violemment le mouvement et continue de massacrer sa propre population, Ruşen Çakır s’interroge : « la révolution syrienne existe-t-elle encore? » Jean-Pierre Filiu répond que la transformation de la protestation pacifique en lutte armée a été subie par la population. C’est un élément important qui a contribué à étouffer le mouvement originel. Mais oui, la révolution continue. Ces derniers mois, lors des cessez-le -feu, plusieurs villes ont décidé de reprendre le rituel de manifester le vendredi en scandant « la révolution continue!  » « À Idlib par exemple, la population sort dans les rues et défie les djihadistes« , observe Jean-Pierre Filiu. Les manifestants agitent fièrement le drapeau tricolore noir-blanc-vert avec trois étoiles rouges. Ils renouent ainsi avec le soulèvement initié en 2011.

 » Il y a une nécessité de comprendre la révolution si on souhaite penser à la suite.« Selon lui, le départ de Bachar Al Assad est indispensable, et le peuple qui continue de lutter doit être entendu. ll a en effet rappelé que la Syrie n’avait pas connu autant de violence depuis l’époque où Tamerlan est parti à la conquête de l’Orient, c’est-à-dire au XIVème siècle.

« La troisième voie reste le seul espoir »

Depuis le début du conflit, plus de la moitié de la population a fui les zones de combat. Mais Bachar Al Assad, bien qu’il ne contrôle plus son pays, est toujours au pouvoir. Combien de morts? Beaucoup plus que 270.000, avance Jean-Pierre Filiu, « sans compter le nombre de déplacés et de disparus, et les charniers qui vont sûrement être découverts. » Une solution semble pourtant envisageable selon l’auteur, qui pense que « l’espoir réside finalement dans les conseils locaux qui avaient été créés, ainsi que sur la réconciliation nationale. »

« Comment définissez-vous le nouveau Moyen-Orient? » La question posée par Ruşen Çakır ne porte pas seulement sur un concept géopolitique, mais également sur la manière dont il faut l’envisager. Ce conflit dépasse les frontières au-delà du Moyen-Orient, mais les changements les plus importants auront lieu dans cette région. En effet, « la Syrie actuelle, née sur les ruines de l’Empire ottoman, à la fin du premier conflit mondial, dont les frontières ont été dessinées par les puissances européennes en 1920, est le fruit du déni colonial du droit à l’autodétermination. Et c’est cette exigence d’autodétermination, par la voie civile et militaire, qui alimente le soulèvement populaire«  (extrait de résumé du livre). C’est pour cela que le peuple syrien doit mener sa révolution à terme, argumente Jean-Pierre Filiu, afin de se diriger vers une véritable transition démocratique.

« Bachar Al Assad est un pompier pyromane »

En juin 2011, trois mois après le début des manifestations, ce sont près de 100 djihadistes qui sont libérés alors qu’au même moment, la répression sur les opposants est sans pitié. Jean-Pierre Filiu a pu côtoyer le pouvoir syrien lors de sa carrière de conseiller des Affaires étrangères. Durant la conférence, il a partagé ses souvenirs d’entrevues avec le président syrien. « Bachar Al Assad a une capacité à rester de marbre dans n’importe quelle situation (…) La révolution a été « djihadisée« , Bachar a réussi à détourner le regard de la communauté internationale vers la lutte contre Daech.« 

Le régime syrien ne mène pas une guerre sans merci aux membres du groupe État islamique, comme il a pu être prétendu : « Je ne suis pas sûr que le régime lutte contre Daech. Il existe une entente cordiale pour combattre les révolutionnaires (…) Aujourd’hui, Daech a échappé au régime. Cependant, ce n’est pas une raison pour penser que le maintien de ce dernier est indispensable pour vaincre l’organisation terroriste. » En revenant notamment sur les revendications de certaines factions kurdes et sur l’attitude du pouvoir à cet égard, l’invité souligne que « le problème ne vient pas des frontières, mais de ce qui est mis à l’intérieur. » Au Moyen-Orient dit-il, « vous êtes toujours la minorité de quelqu’un d’autre. » La division entre minorités amène à de pires dysfonctionnements et non au règlement des conflits.

La Syrie, par son histoire et sa position géographique, se trouve au centre de plusieurs conflits sous-jacents. C’est pourquoi la crise a pris une forme aussi violente. Jean-Pierre Filiu souligne que ce ne sont pas les puissances occidentales qui détiennent la clé du conflit : « leurs interventions amènent à des conséquences complètement aléatoires.« Son dernier ouvrage, centré sur la révolution en Syrie, permet de mieux comprendre le soulèvement actuel, dans une situation de grande complexité : il affecte un pays clé du Moyen-Orient depuis près de cinq ans, et provoque des conséquences bien au-delà de ses frontières.

Ségolène Houdaille-Hoc (www.lepetitjournal.com/istanbul) lundi 9 mai 2016