Jean-Pierre Filiu :  » Les dictatures arabes sont condamnées  » – Propos recueillis par Chloé Bossard

Article  •  Publié sur Souria Houria le 22 mai 2016

Malgré le chaos actuel, l’éminent spécialiste du monde arabe assure que la soif de liberté des peuples finira par l’emporter sur des régimes répressifs voués à disparaître, et sur le djihadisme.25

 Il a parcouru le monde arabe durant vingt ans en tant que diplomate, avant d’en devenir l’un des plus éminents spécialistes. Arabophone, très engagé aux côtés des réfugiés syriens, Jean-Pierre Filiu est désormais persuadé que la soif d’émancipation des peuples arabes finira par l’emporter sur l’horreur des dictatures et du djihadisme. Entretien.

Quand on observe le monde arabe, on voit peu de raisons d’espérer. Pourquoi êtes-vous si optimiste ?

« Les régimes en place sont condamnés, car ils ne peuvent se maintenir qu’au prix d’une violence sans précédent. En Égypte, il faut remonter à l’époque de Bonaparte en 1798 pour retrouver un tel niveau de violence, et en Syrie il faut remonter à Tamerlan en 1400. De plus, la récente transition démographique a totalement changé le modèle de société : on a des familles à deux enfants, parfois trois, où on a surinvesti sur l’éducation. Donc on a une jeunesse critique, qui nourrit des aspirations légitimes au changement. Cette génération a bien sûr appris qu’il ne suffit pas d’avoir une page Facebook et d’occuper une place pour obtenir sa liberté. Mais elle ne reviendra jamais en arrière. »

La baisse des cours du pétrole est-elle un espoir ?

« Si la Tunisie a pu vivre sa transition démocratique, c’est parce qu’elle était débarrassée de ce parasite. Je pense que le pétrole est une malédiction : au mieux il encourage corruption et clientélisme, au pire il finance terroristes et milices. Aujourd’hui, cette dégringolade des cours met les systèmes répressifs en grande fragilité. C’est une bonne nouvelle pour les peuples. »

Cinq ans après, que reste-t-il des printemps arabes ?

« Partout, la contre-révolution a été d’une férocité inouïe. Il ne s’agissait pas de restaurer le régime antérieur, mais de plonger les femmes et les hommes de ces pays dans une telle horreur, que plus jamais ils n’oseraient demander leurs droits. Avec partout une convergence entre les contre-révolutionnaires et les djihadistes, directe comme en Libye et en Syrie, ou indirecte comme en Égypte. Cette nouvelle réalité est, à mon sens, intenable. On est partout près du point de bascule. »

L’Occident est-il en partie responsable de cette situation ?

« Après la Première Guerre mondiale, au lieu d’avoir une relation d’égalité, les Européens se sont lancés dans des cycles d’occupation. Cette erreur a été renouvelée en 2003, lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Ce faisant, ils ont ouvert le Moyen-Orient aux djihadistes qui constituent désormais Daech. C’est pour ça que je rappelle que nous avons un destin partagé avec les Arabes : aujourd’hui, les assassins de la liberté sont les mêmes à Paris et à Tunis. Mais quand il y a cinq ans le mur de la peur s’est effondré dans le monde arabe, les Européens se sont convaincus que cette histoire ne les concernait pas. Nous n’avons pas pris la mesure du défi. »

Comme lorsque Nicolas Sarkozy a refusé de reconnaître le Conseil national syrien en 2011…

« C’est capital. En Libye, la décision de reconnaître l’opposition avait été prise en 48 heures, il faut d’ailleurs le saluer. Si on l’avait fait pour la Syrie alors que les violences étaient encore très limitées, on aurait consolidé cette alternative politique. Mais on ne l’a pas fait, et aujourd’hui, c’est toujours le régime d’Assad qui siège à l’ONU au nom de la Syrie. Comment voulez-vous qu’il accepte des décisions qui lui sont défavorables ? On est dans des impasses. »

La réponse militaire est-elle la bonne contre Daech ?

« Il faut une réponse militaire face à cette menace sécuritaire sans précédent. Mais les bombardements seuls ne pourront jamais mettre à terre Daech. Il faut une action au sol, menée par des alliés sur le terrain. Or, on continue de ne pas faire confiance aux opposants syriens, malgré le prix exorbitant qu’ils paient pour leur liberté. Les Russes les bombardaient quotidiennement jusqu’au 15 mars, et les Américains leur ont coupé les vivres. La France reste donc très seule face à Daech. »

La solution passera donc forcément par le peuple ?

« Oui. La contre-révolution est dans une fuite en avant dont le monde entier paie le prix. La seule alternative est dans la population. Il faut donc absolument rouvrir l’espace de dialogue, pour qu’elle ne se sente pas abandonnée comme ça a trop souvent été le cas. »

Peut-on lutter contre le djihadisme d’ici ?

« Tout ce qu’on pourra faire ici aura un impact limité s’il ne s’accompagne pas d’une offensive à la source. C’est là-bas que la tête du serpent doit être coupée. Dans le monde entier, on a chaque jour une centaine de djihadistes qui rejoignent Daech, dont le pouvoir d’attraction est inentamé. Ce n’est pas un problème franco-belge. Et tant qu’on n’aura pas prouvé dans une défaite importante que, non, ils ne sont pas fatalement appelés à s’étendre, et que oui, ils peuvent être vaincus, le recrutement se poursuivra. »

Vous êtes persuadé que Daech peut être vaincu ?

« Oui, et ce qui m’attriste c’est qu’on aurait pu défaire Daech beaucoup plus tôt, à moindre coût. Mais ça reste possible, et de toute façon nous avons peu de choix. Il faut qu’on leur inflige une défaite rapidement avant qu’ils nous frappent de nouveau. On est dans une course contre la montre. »

Vous avez enseigné à des réfugiés syriens en Jordanie l’été dernier. Que vous a apporté cette expérience ?

« Ce qui m’a beaucoup impressionné c’est le sérieux de ces jeunes adultes. Leur rêve, ce n’est pas l’Europe. C’est de rentrer en Syrie. Il ne faut jamais oublier que quand un réfugié prend les risques qu’il prend, pour lui et pour ses enfants, c’est parce qu’il a l’impression qu’il n’y a plus d’espoir. »

Les Arabes, leur destin et le nôtre, Histoire d’une libération, éd. La Découverte, 262 pages, 14,50 euros.

en savoir plus

Une lutte acharnée pour l’émancipation

Dans «  Les Arabes, leur destin et le nôtre  », Jean-Pierre Filiu retrace deux siècles de lutte constante des peuples arabes pour leur émancipation. Autant de tentatives réduites à néant par la conquête coloniale, puis par des régimes dictatoriaux. « S’il y a une spécificité arabe, elle est dans le nombre impressionnant d’interventions, d’invasions, de manœuvres internationales qui se sont succédé pour écraser ces mouvements de libération », insiste l’historien. Avec cet essai, il tente donc de casser certains clichés très ancrés. « On associe trop souvent cette partie du monde à l’obscurantisme, au fanatisme, et à la violence », regrette Jean-Pierre Filiu qui rappelle que le monde arabe a pourtant connu au XIXe son siècle des Lumières.

bio express

> Jean-Pierre Filiu est né à Paris en 1961.
> Diplômé en 1981 de Sciences-Po Paris, il y soutient en 1985 une thèse d’histoire consacrée à Mai 1968.
> Pour la Fédération internationale des droits de l’homme, il rédige en 1984 le premier rapport sur la tragédie des civils « disparus » au Liban.
Diplomate en Jordanie, en Syrie, en Tunisie et aux États-Unis, il a aussi été membre des cabinets de Pierre Joxe (1990-1993) et de Lionel Jospin (2000-2002).
> Il est depuis 2006 professeur à Sciences-Po Paris.
> Jean-Pierre Filiu a publié une dizaine d’ouvrages, dont « Les Frontières du djihad » (Fayard, 2006), « L’Apocalypse dans l’Islam » (Fayard, 2008, prix des Rendez-Vous de l’histoire de Blois), et « Je vous écris d’Alep » (Denoël, 2013).
> Son dernier essai, « Les Arabes, leur destin et le nôtre » (La Découverte), est paru en août 2015.

Jean-Pierre Filiu, professeur en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po, a été reçu à La Nouvelle République. - Jean-Pierre Filiu, professeur en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po, a été reçu à La Nouvelle République. - (Photo NR, Patrice Deschamps)

Jean-Pierre Filiu, professeur en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po, a été reçu à La Nouvelle République. – (Photo NR, Patrice Deschamps)