JEAN-PIERRE FILIU : « UNE ISSUE INÉLUCTABLE »

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 avril 2013

Historien, universitaire et spécialiste de l’islam, il a publié en janvier dernier chez Fayard Le nouveau Moyen-Orient, où il évoque le conflit syrien. Et l’universitaire, convaincu que le régime de Bachar El-Assad finira par s’écrouler, assure que la victoire sera politique.

La Chine fait preuve d’un cynisme absolu sur l’affaire syrienne

LA GAZETTE : La chute du régime syrien, souvent annoncée depuis le début du conflit, est-elle vraiment inéluctable ?
JEAN-PIERRE FILIU : Le régime Assad, selon l’expression du regretté chercheur Michel Seurat, est bel et bien un « État de barbarie », qui n’a plus d’autre rapport avec sa population que le bombardement par les airs et par l’artillerie. Face à une machine de terreur aussi impitoyable, le fait que la population soit descendue en masse dans la rue dès le printemps 2011 vaut condamnation sans appel. Ne pouvant plus réduire comme par le passé la population au silence, la dictature syrienne s’acharne contre celles et ceux qui ont osé la défier, réduisant des villes entières à l’état de ruines. Mais cela ne fait que repousser, dans le sang et l’horreur, une issue devenue inévitable : le renversement de cet « État de barbarie » et son démantèlement au profit d’une structure enfin représentative du peuple syrien dans sa diversité.
Vous avez rencontré Hafez El-Assad, ainsi que son fils. En quoi les deux hommes sont-ils comparables ?
Hafez El-Assad, le père de Bachar, était un comploteur opiniâtre qui avait intrigué durant des années, éliminant les uns, neutralisant les autres, avant d’atteindre le pouvoir absolu en 1970. Il n’a pas hésité en 1982 à noyer la ville de Hama dans le sang pour dissuader toute forme d’opposition. Bachar hérite littéralement de ce pouvoir suprême à la mort de son père en 2000. Il est convaincu, tout comme l’était Hafez, qu’un carnage peut endiguer la révolution. D’où les massacres à répétition, perpétrés par des soudards qui vénèrent le despote comme un dieu.
Et quelles sont leurs différences fondamentales ?
Le fait que Bachar ait étudié à Londres avait laissé croire qu’il pourrait « réformer » le système, ou au moins en amender les aspects les plus choquants. Il a au contraire poussé la machine de terreur encore plus loin que le fondateur du régime.
S’il y a victoire de la rébellion, sera-t-elle militaire ou politique ?
La victoire de la révolution sera en Syrie fondamentalement politique. Durant des mois, les contestataires, faisant preuve d’une extraordinaire maturité, ont en effet imposé une discipline non violente, alors même que leurs cortèges étaient mitraillés par les forces de sécurité. Ce n’est qu’en septembre 2011 que des noyaux de déserteurs ont constitué une Armée syrienne libre, à des fins d’autodéfense. Cette militarisation très progressive a naturellement fait le jeu de la propagande du régime. Les batailles pour Damas et Alep à l’été 2012 ont accentué cette logique très cruelle pour la population civile. Aujourd’hui, les escadrons de la mort du despote doivent être brisés, mais c’est bel et bien sur le plan politique que la Syrie débarrassée du dictateur jouera sa liberté.
Le rôle des alliés historiques de la Syrie (Chine, Russie, Iran) pourrait-il évoluer vers l’abandon de l’aide militaire et stratégique ?
La Chine fait preuve sur l’affaire syrienne d’un cynisme absolu, afin de valoriser sa capacité de nuisance auprès des États-Unis et de les contraindre à des concessions sur d’autres dossiers. La Russie et l’Iran se situent eux dans la perspective d’un bras de fer avec Washington au sujet du nucléaire iranien, sur fond de risque de frappe israélienne. On voit donc que ces trois alliés de Bachar El-Assad partagent avec lui son total mépris de la population syrienne. Moscou et Téhéran peuvent même être accusés de complicité de crimes contre l’humanité, au moins du fait de la participation active de leurs « conseillers » à des bombardements indiscriminés de civils syriens. La Russie et l’Iran paieront sans doute très cher leur soutien inconditionnel à un régime condamné.
Les pays occidentaux refusent de livrer des armes à la rébellion, où les islamistes seraient nombreux. Comment analysez-vous cette réticence ?
Je rentre d’une longue mission aux États-Unis, où j’ai pu constater l’extrême méfiance des responsables américains envers l’opposition syrienne. Ce n’est pas nouveau, car Washington se méfie toujours des forces qui ne sont pas sous son étroit contrôle. C’était déjà le cas en Libye, où il a fallu le volontarisme de Nicolas Sarkozy pour entraîner l’administration Obama dans le soutien à la révolution anti-Kadhafi. La passivité américaine en Syrie est plus qu’un crime, c’est une faute. En refusant d’armer l’insurrection nationaliste, on a ouvert un boulevard aux groupes jihadistes, soutenus par le Golfe. Quant à l’argument sur le risque de voir certains armements tomber dans de « mauvaises mains », le précédent du Mali devrait servir de leçon : plus de deux mois après le début de l’intervention française au Mali, on n’a pas trouvé trace d’une arme qui aurait été livrée aux insurgés libyens et détournée par les jihadistes.
Le conflit confessionnel n’a-t-il pas trop tendance à être réduit aux seuls sunnites et chiites, alors que, comme vous le laissez entendre dans votre livre, il opposerait plutôt les sunnites et les alaouites ?
Je crois surtout que la dimension confessionnelle n’explique que très partiellement le conflit et qu’elle est alimentée par le régime Assad de manière systématique. L’assimilation des alaouites aux chiites est en soi erronée, l’alliance entre les tortionnaires de Téhéran et de Damas est fondée sur des intérêts communs, non sur des convergences dogmatiques. Il se trouve que ma première visite en Syrie remonte à 1980, quand la guérilla jihadiste menait une campagne explicitement confessionnelle contre le père de Bachar al-Assad. Je peux donc mesurer la différence avec la situation actuelle, beaucoup plus marquée par une dynamique de libération nationale, d’où d’ailleurs le nom d’ « Armée syrienne libre » adopté par l’insurrection.
En cas de chute du régime syrien, quelles pourraient être les conséquences locales et régionales ?
Je m’attache à montrer dans mon livre comment la révolution syrienne est d’ores et déjà en train de façonner un nouveau Moyen-Orient, non pas du fait de la remise en cause des frontières existantes, mais du fait de la réappropriation par les peuples concernés des États-nations installés dans ces frontières. C’est littéralement une « révolution » dans le sens d’un renversement de la perspective politique du bas (les peuples) vers le haut (les régimes en place).
L’Arabie Saoudite et l’Iran pourraient-ils  étendre leur influence ?
L’Iran et l’Arabie suivent une stratégie contre-révolutionnaire active, qui les amène à mettre en avant le différend sunnite-chiite pour neutraliser le défi révolutionnaire. C’est plutôt la Syrie libre de demain qui aura une influence, au moins indirecte, dans ces deux pays, que l’inverse. .

Source : http://www.gazette-cotedor.fr/2013/03/27/jean-pierre-filiu-une-issue-ineluctable/

Date : 28/03/2013