Journal de Maya (1) – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 janvier 2013

Qui "terrorise" le peuple syrien ? Qui "terrorise" le président américain ? (Kafr Nubul, 07.12.2012)

Jeune syrienne résidant et travaillant à Damas, Maya s’est impliquée dès le début dans la révolution. En juillet 2011, elle a été emprisonnée durant 5 jours, avant d’être contrainte, en septembre 2012, de quitter la Syrie où elle risquait à tout moment de se faire arrêter. Elle s’est installée en Europe où elle a continué des études.
Avec l’aggravation de la situation, elle a éprouvé le sentiment d’avoir trahi son pays et abandonné ses compatriotes. Elle a donc décidé de retourner clandestinement dans le nord de la Syrie, afin d’apporter son aide à la population et de témoigner, en tenant ce journal, de la réalité de la révolution. Elle tente d’y montrer comment celle-ci est vécue à l’intérieur, par des Syriens.

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27 Décembre 2012

JE RENTRE CHEZ MOI

Aujourd’hui, ce sera la première fois que je retourne en Syrie depuis des mois. J’ai dû sortir discrètement car mon nom était recherché par plusieurs branches des forces de sécurité.

En quittant la Syrie en pleine révolution, j’ai pensé que je trahissais, laissant derrière moi mes amis et mon peuple. Je suis de retour, je veux la fin de ce régime. Je vous montrerai qu’il y a un nouveau pouvoir qui émerge en Syrie et qu’il y a quelqu’un comme moi qui se bat à sa manière à côté d’eux. J’ai un peu peur, mais ça va. Si vous voulez être vraiment un révolutionnaire, vous devez rentrer au pays.

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1er janvier 2013

FOUTUS MEDIAS OCCIDENTAUX

Je suis chez moi, ça c’est sûr.

Je suis chez moi et ces gens sont mon peuple, le beau et merveilleux peuple syrien. Je n’arrive pas à dire ce que je ressens. Je ne comprends pas comment les journalistes occidentaux peuvent écrire comme ils le font à propos du nord de la Syrie. Je suis allée dans les montagnes de Lattaquié et je suis maintenant dans la région d’Idlib, à Kafranbel, où je vais rester quelques jours avant de rejoindre Alep.

Toutes les personnes que je rencontre – et Dieu sait que j’en ai rencontré beaucoup, parmi lesquelles un grand nombre de soldats des unités de l’Armée Syrienne Libre – sont des héros, même si certains ont une foutue mentalité. Bon. Certains veulent se conduire comme des machos devant moi parce que je suis une femme, mais ce sont de braves gens. Ces révolutionnaires armés, ils ne souhaitent que retrouver leur terre, leurs vaches et leurs oliviers. Ce sont de braves gens.

Je suis bouleversée. Je suis chez moi au milieu de gens formidables qui partagent avec vous des histoires inspirées, avec un grand sourire sur le visage. Tout ce que je peux faire, c’est regarder profondément dans leurs yeux et espérer un jour être aussi forte qu’eux.

Ma question aux médias occidentaux, qui décrivent cette région comme un foyer de salafistes, d’islamistes et de combattants d’Al Qaida : d’où tenez vous ces informations ? Pourquoi oubliez-vous délibérément le peuple de Syrie qui, depuis le premier jour, est en tête de cette révolution au milieu des bombes, assiégé, en détention… Probablement ne savez-vous même pas ce que ces mots signifient ! Savez-vous ce que signifient les mots détention et bombardement ? Ce que représente le bruit des avions quand ils passent au dessus de votre village, au dessus de la tête des enfants ? Ici, dans certaines régions, il n’y a plus du tout d’électricité. J’ai la chance de pouvoir me déplacer dans des endroits où se trouvent des activistes pour lire mes mails et publier ce blog. Mais des familles passent des heures à la chandelle et elles se chauffent au bois au lieu du gaz : le gaz est très cher ici.

Il n’y a personne dans le village qui n’ait pas eu l’expérience de la mort d’un proche. C’est en soi incroyable !

Je disais que j’étais bouleversée par la population d’ici et par leurs histoires. Je ne peux pas oublier les journalistes qui viennent ici et qui oublient de parler de la vie, de l’amour, de l’espoir, de l’inspiration. Ils repartent pour rédiger rapidement leurs reportages sur les « drapeaux noirs ». Pour avancer dans leurs carrières ? Vos carrières ruinent notre révolution, nos maisons et notre avenir. Foutus journalistes.

Je vais essayer dans ce blog autant que faire se peut de parler de la manière dont nous, Syriens, nous voyons notre propre révolution.

Et vous verrez.

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3 janvier 2013

PINK PANTHER SOUS LES BOMBES

Hier, après un déjeuner avec des activistes des médias de Kafranbel, avec Read Fares, Hammoud Jneid et Khaled Issa, mes amis et moi-même avons suggéré de passer des dessins animés aux enfants réfugiés accueillis dans le village.

Les activistes m’ont semblé désabusés : “Les enfants ici ne sont plus des enfants. Ils se sont habitués aux événements et au langage de la guerre. Ils n’ont plus grand chose à voir avec l’idée que l’on se fait ailleurs des enfants”.

J’ai essayé de les convaincre : “Je regarde moi-même des dessins animés jusqu’à maintenant. Je suis sûre que les enfants, ou au moins certains d’entre eux, en cette période de guerre, vont les apprécier”.

Malgré le découragement des activistes de Kafranbel, nous avons fini par décider de projeter des dessins animés muets le 3 janvier (aujourd’hui). Nous avons donc téléchargé sur internet “Pink Panther”, « Pat and Mat » (connus dans les pays arabes sous les noms de Zingo et Ringo), et d’autres films muets.

Aujourd’hui, à 5 heures de l’après-midi, nous nous sommes rendus dans une école pleine d’enfants réfugiés. Nous avons installé des chaises dans la cour avec l’aide des jeunes. Des activistes ont installé avec des épingles un grand drap comme écran. Heureusement pour les enfants réfugiés, on a trouvé un projecteur et des hauts-parleurs. On a emprunté un générateur au Media-Center de Kafranbel. Et voilà ! Le sourire idiot des Pink Panthers est devant nous dans le noir, et les applaudissements des enfants couvrent le bruit des bombardements qui, derrière nous, frappent Maarra situé à 10 km du village.

Nous avons passé une vidéo après l’autre. Certains enfants, en particulier ceux qui avaient fui Maarra, nous ont demandé de leur montrer des vidéos de l’Armée Syrienne Libre. Ils se sont mis à applaudir en chantant : “Dieu sauve l’Armée Libre !”

J’étais désemparée. Je me suis dit : “Est-ce vraiment comme ça ? L’enfance n’existerait-elle plus en Syrie ? » Cette innocence de l’enfance qui me manque quand ça ne va pas…

Nous avons passé un court reportage que les activistes de Kafranbel avaient filmé pendant certaines batailles. Mais on a vite coupé pour continuer avec des dessins animés.

Au bout d’une heure, le froid nous a obligés à arrêter. Les enfants sont venus nous demander de leur passer la prochaine fois “Le chat et la souris”. “On va faire ça”, leur ai-je répondu, “mais pas de vidéos sur la révolution. OK ?” “C’est d’accord », ont-ils dit. « Mais alors pas non plus de Pink Panther la prochaine fois, s’il te plaît” !

Nous avons bien ri pendant qu’ils nous faisaient cette demande. J’ai pensé qu’il y avait encore de l’espoir, de l’espoir que notre humanité et l’enfance de nos enfants ne seraient pas trop détruites.

C’est la première fois qu’un tel spectacle a lieu à Kafranbel. Ce n’est sûrement pas la dernière non plus.

(A suivre)

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/01/07/journal-de-maya-1/

date : 07/01/2013