Jours d’espoir sur le chemin de Damas – par Razan Zeithouneh

Article  •  Publié sur Souria Houria le 26 février 2014

Enfants syriens jouant au camp de Zaatari, Jordanie. (© Muhammad Hamed / Reuters)

TRIBUNE La Ghouta, dans les faubourgs de Damas.

La route est longue, elle est semée d’obstacles et de mines ; seule la chance permet au pied de se lever, d’avancer et de se poser sans embûches. La route est obscure, elle est éclairée uniquement par la détermination et par les miettes de rêve.

Depuis trois jours, les nouvelles de la route priment sur toutes les autres. La route nous ouvre les bras… Les cadavres des jeunes gens qui ont risqué leur vie en essayant de briser le blocage forment un pont qui permet aux vivants de parvenir jusqu’au bout du chemin.

Depuis trois jours, du haut des minarets, ce n’est pas seulement l’appel à la prière que nous entendons. En prêtant bien l’oreille, des voix confuses et entremêlées nous parviennent avant de se disperser dans le vent ; elles nous transmettent néanmoins les noms complets de ces jeunes gens. Chaque fois que nous entendons les haut-parleurs répercuter la prière du muezzin, nous apprenons que de nouveaux martyrs ont défié l’horrible route en s’empoignant avec elle.

Nous n’avons pas beaucoup de temps pour le chagrin ! Nous avons dû consentir à l’idée que le macadam de la route serait refait avec les cadavres des jeunes.

La tristesse régnait, mais la joie était présente aussi ! Nous célébrions la route, nous étions tous à l’affût des nouvelles et prétendions en faire partie. C’est comme si, munis de pioches, nous formions une longue chaîne humaine qui avançait, lentement mais sûrement, vers la fin de la route.

Au bout, il y avait du lait et des œufs pour les enfants affamés, il y avait des vêtements chauds, il y avait du blé doré qui attendait d’être pétri par les mains des femmes et cuit au four, il y avait des médicaments destinés à soulager les souffrances des malades et à sauver des vies. Au bout de la route, il y avait la promesse du paradis, la promesse d’une vie qui ressemblait un peu à la vie. Un peu de chaleur, de satiété, de guérison.

Les marchands de sang ont participé à leur manière au rituel qui célébrait la route. Leurs étals se sont soudain remplis des denrées qui étaient tenues dissimulées auparavant ; les habitants les ont sanctionnés en ne leur achetant rien. Demain, lorsque la route ouvrira ses bras, vous allez sombrer dans l’ignominie de vos marchandises jalousement gardées !

Ces trois derniers jours ont porté plus de rêves que les trois dernières années… Des projets d’avenir pour ceux qui veulent partir comme pour ceux qui veulent revenir. Les autres zones assiégées ont suivi la lutte comme s’il s’agissait d’une levée de siège dans leur région aussi ! L’«après» de la route ne ressemble pas à son «avant».

Soudain, les nouvelles se sont éteintes, on raconte que la route a englouti le sang des jeunes, qu’elle s’est refermée sur leurs corps. Les rêves du paradis entrevu pendant un court instant se sont pulvérisés. Pourtant, personne n’a oublié, personne n’oubliera ces moments d’espoir qui ont métamorphosé ceux qui se sentaient vieux et abattus en individus pourvus d’ailes, célébrant la joie à venir et la vie qui ressemble un tant soit peu à la vie.

La route qui se referme de nouveau sur l’expectative n’a pas altéré ces sensations. C’est l’occasion de rappeler nos attentes et d’affirmer, à l’heure de parvenir au bout de la route, notre aptitude à cohabiter avec toutes les souffrances.

Elle est encore longue la route, elle est semée d’obstacles et de mines. Au bout, elle est encore bloquée et, par-delà, c’est l’inconnu. Plus tard, après le siège, après la révolution, après la guerre, il y aura toujours ce rêve unique qui nous unit. C’est comme si, munis de pioches, nous formons une longue chaîne humaine qui avance lentement, qui avance sûrement, vers la fin de la route. Béni soit celui qui y parviendra !

Traduit de l’arabe par Rania Samara.

Razân  ZEITOUNEH a créé le Centre de documentation sur les violations des droits de l’homme par le régime syrien et les diverses factions de l’opposition. Elle a été enlevée le 10 décembre 2013, alors qu’elle vivait dans la clandestinité. Ce texte publié par «Libération» a été écrit la veille de son enlèvement.

source : http://www.liberation.fr/monde/2014/02/17/jours-d-espoir-sur-le-chemin-de-damas_980838

date : 17/02/2014