Kofi Annan : « Sur la Syrie, à l’évidence, nous n’avons pas réussi » Par Natalie Nougayrède

Article  •  Publié sur Souria Houria le 9 juillet 2012

Dans un entretien au Monde, Kofi Annan, émissaire des Nations unies et de la Ligue arabe pour la Syrie, dresse le bilan de son action.

Dans un entretien au "Monde", l'émissaire de l'ONU pour la Syrie tire un bilan lucide de sa mission de paix et critique à mots couverts l'attitude des Occidentaux. | AFP/Andrew Burton

Les violences durent depuis seize mois, et semblent s’aggraver. Les bilans parlent d’au moins 16 000 morts, 1,5 million de personnes ayant besoin d’aide humanitaire, 100 000 réfugiés dans les pays voisins. Etes-vous en train d’échouer dans votre mission ?

Cette crise se poursuit depuis seize mois, mais j’ai commencé à être impliqué il y a trois mois. Des efforts importants ont été déployés pour essayer de résoudre cette situation de manière pacifique et politique. A l’évidence, nous n’avons pas réussi. Et peut-être n’y a-t-il aucune garantie que nous allons réussir. Mais avons-nous étudié des alternatives ? Avons-nous mis les autres options sur la table ? J’ai dit cela au Conseil de sécurité de l’ONU, ajoutant que cette mission n’était pas indéfinie dans le temps, comme mon propre rôle.

Le texte sur une « transition politique » en Syrie adopté le 30 juin à Genève par les grandes puissances ne comporte pas de date butoir. N’est-ce pas une nouvelle occasion pour Bachar Al-Assad de gagner du temps ?

Nous n’avons pas inclus de calendrier dans le plan, car nous voulions souligner que le processus devait être mené par les Syriens eux-mêmes. Nous ne voulons rien imposer, rien d’irréaliste. Un calendrier ne peut résulter que de consultations. Un des objectifs de la réunion de Genève était que les participants [des pays occidentaux et arabes, la Turquie, la Russie et la Chine] se remobilisent pour une solution politique. Et que les gouvernements de la région utilisent leur influence sur les parties, en Syrie, pour les pousser à un résultat.

Vous semblez miser sur l’influence russe. Qu’est-ce qui vous fait penser que le régime russe a le moindre intérêt à « produire » une transition crédible en Syrie ? A être constructif ?

Y a-t-il une alternative ? La Russie, comme beaucoup d’autres pays impliqués dans ce dossier, a des intérêts en Syrie et dans la région. Une fois que l’on part du principe qu’il y existe aussi des intérêts communs, à moyen et long terme, la question devient : comment protéger ces intérêts ?

N’est-il pas souhaitable que ces pays trouvent le moyen de travailler ensemble, pour s’assurer que la Syrie n’éclate pas en morceaux, qu’elle ne répande pas les problèmes chez ses voisins, et éviter qu’elle crée une situation incontrôlable dans la région pour tout le monde ? Ou alors, ces pays vont-ils continuer sur la voie qu’ils ont empruntée, menant à une compétition destructrice dans laquelle chacun finit par être perdant ?

Plus que tout, il faut penser aux pauvres Syriens et aux habitants de la région. J’espère que la raison l’emportera, au moins s’agissant de la défense des intérêts bien compris des Etats. Dans ce cas, il est dans l’intérêt de la Russie comme des autres pays de trouver le moyen de travailler ensemble.

Les présidents Poutine et Obama, le 18 juin 2012, à Los Cabos, au Mexique. | AFP/JEWEL SAMAD

Le scénario le plus réaliste pourrait-il être que les Russes contribuent à changer la direction politique en Syrie, mais en faisant en sorte que l’appareil sécuritaire leur reste étroitement lié ?

Je ne suis pas certain de pouvoir répondre. Beaucoup de facteurs jouent. Les événements sont forgés par de nombreux acteurs. La Russie a de l’influence mais je ne suis pas certain que les événements seront déterminés par la Russie seule.

Vous faites allusion à l’Iran ?

L’Iran est un acteur. Il devrait faire partie de la solution. Il a de l’influence et nous ne pouvons pas l’ignorer [les Occidentaux avaient refusé la participation de l’Iran au Groupe d’action réuni le 30 juin].

Mais ce qui me frappe, c’est qu’autant de commentaires sont faits sur la Russie, tandis que l’Iran est moins mentionné, et que, surtout, peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envoient des armes, de l’argent et pèsent sur la situation sur le terrain. Tous ces pays prétendent vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité. La focalisation unique sur la Russie irrite beaucoup les Russes.

L’opposition syrienne considère que le texte de Genève comporte trop de concessions, faites à la Russie en particulier…

Il est regrettable que les opposants aient réagi de cette manière. Le communiqué de Genève a été élaboré par un groupe d’Etats dont 80 % sont membres du Groupe des amis de la Syrie [qui a appelé vendredi 6 juillet au départ de Bachar Al-Assad]. C’est pourquoi prétendre que l’opposition a été « trahie » ou « vendue » est assez bizarre. La réunion de Paris est une formidable occasion pour que les « amis » de la Syrie, dont la France, les Etats-Unis, le Qatar, le Koweït, la Turquie, expliquent cela à l’opposition et rétablissent les faits.

En l’absence de trêve, la présence de quelque 300 observateurs de l’ONU a-t-elle un sens ?

On entend parfois dire que les observateurs, qui sont non armés, n’ont pas réussi à faire cesser la violence. Mais cela n’a jamais été leur rôle ! Ils sont entrés en Syrie pour vérifier si les parties respectaient leurs engagements de cessation des hostilités.

Et pour un bref moment, le 12 avril, cela a été le cas, les deux côtés ont cessé les combats. Je n’arrivais pas à y croire. J’ai allumé la télévision et vu qu’Al-Jazira annonçait que tout est calme. Si cela a été possible un jour, pourquoi pas pendant un mois ? Pourquoi pas une nouvelle fois ? Il y a eu, au contraire, une escalade de la violence. Mais si la situation s’améliore, les observateurs seront prêts à reprendre leur travail.

Sur la Syrie, que reste-t-il de la « responsabilité de protéger », un principe que vous aviez contribué à élaborer, en tant que secrétaire général de l’ONU, après la Bosnie et le Rwanda ?

Je vais vous dire franchement : la manière dont la « responsabilité de protéger » a été utilisée sur la Libye a créé un problème pour ce concept. Les Russes et les Chinois considèrent qu’ils ont été dupés : ils avaient adopté une résolution à l’ONU, qui a été transformée en processus de changement de régime. Ce qui, du point de vue de ces pays, n’était pas l’intention initiale. Dès que l’on discute de la Syrie, c’est « l’éléphant dans la pièce ».

Les défections de militaires syriens, en particulier celle du général Tlass, peuvent-elles résulter de la diplomatie ? De pressions qu’exercerait la Russie en sous-main ? Elles semblent s’être multipliées après l’accord de Genève…

Nous lisons les rapports sur des défections, et ce dernier cas concerne une figure importante du régime, mais il m’est difficile de déterminer ce qui a conduit à ces décisions.

source : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/07/07/kofi-annan-sur-la-syrie-a-l-evidence-nous-n-avons-pas-reussi_1730658_3218.html

Date : 07/07/2012