Kurdes de Syrie : « Nous ne voulons pas dresser de nouvelles frontières ». Entretien avec Salih Muslim, président du PYD

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 mars 2014

Salih Muslim

Salih Muslim partage la présidence du Parti de l’Union démocratique (Partiya Yekitîya Demokrat, PYD) avec Asya Abdullah. Le PYD est un parti frère du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) au Kurdistan de Syrie avec lequel il partage le même fond idéologique. Ce parti est la principale force au pouvoir dans les régions kurdes de Syrie et contrôle trois enclaves à majorité kurde depuis 2012. Dans cet entretien avec le politologue autrichien Thomas Schmidinger, Salih Muslim explique le projet actuel et futur d’autonomie des Kurdes de Syrie. (Avanti4.be)

Je veux d’abord vous exprimer mes plus sincères condoléances pour la mort de votre fils Sherwan, qui a récemment été tué à l’âge de 17 ans en luttant contre les groupes djihadistes.

Salih Muslim : Merci. Si nous nous battons pour la liberté, alors nous devons payer un prix. C’était mon prix, je devais le payer.

Quel est le projet politique pour lequel votre fils est mort ? Quel est le combat de votre parti ?

Nous luttons pour une autodétermination démocratique du peuple kurde au sein de la Syrie, qui est un type particulier d’autonomie. Nous voulons des droits démocratiques et une reconnaissance constitutionnelle des Kurdes. Nous ne voulons pas diviser la Syrie et nous ne voulons pas un Etat national kurde indépendant. Nous avons également présenté ce concept à l’Organe National de Coordination pour le Changement Démocratique (NBC) [1] et les partis arabes sont d’accord avec nous sur ce point.

Mais vous savez, rien n’est réglé maintenant et si vous parlez de l’autonomie chaque pays a différentes formes d’autonomies et de systèmes fédéraux. Elle est différente en Allemagne, en Suisse ou aux États-Unis. Il existe différents modèles et nous allons voir quel modèle serait le meilleur pour la Syrie. Nous voulons nous autogouverner. Le nom n’est pas important, mais il doit être conforme aux droits de l’Homme et à la démocratie.

Mais nous sommes sûrs d’une chose. Nous ne voulons pas dresser de nouvelles frontières. Nous ne sommes pas des séparatistes. Nous ne voulons pas séparer le Kurdistan de la Syrie.

Et les détails peuvent être négociés ?

Tout le reste peut être négocié. Nous avons réussi à instaurer notre autonomie depuis un peu plus d’un an maintenant et nous avons encore beaucoup de difficultés. Nous sommes sous la pression de beaucoup de forces différentes. Il y a également le problème que tout le monde dit que le PYD fait ceci et cela, mais nous ne gouvernons pas seuls.

Ces problèmes sont très compréhensibles, mais, jusqu’à présent, il n’existe pas de structures démocratiquement légitimées dans la région kurde autonome. Il y aura-t-il des élections bientôt ?

Le PYD a seulement avancé une proposition d’autonomie. Nous ne voulons vraiment pas gouverner seuls et nous préparons des élections dans les zones qui sont sous notre contrôle. Nous voulons que les autres partis s’y joignent. En fait, les deux conseils kurdes, le Conseil national kurde [2] et le Conseil populaire du Kurdistan Occidental [3] sont d’accord de faire de cette façon. Il ya un comité pour la préparation des élections et il a décidé de créer trois cantons électoraux et la loi électorale devrait être prête bientôt. Donc, nous espérons que nous pourrons bientôt voter.

Ces derniers mois, il y a eu de lourds conflits entre votre parti et d’autres partis kurdes, en particulier le Parti Azadi et le Parti démocratique du Kurdistan de Syrie, le parti frère du parti au pouvoir au Kurdistan irakien. Est-ce que ces partis participent également à ces élections ?

Certains partis coopèrent avec nous, mais ce n’est pas le cas de ces deux partis, le Parti Azadi et le Parti démocratique du Kurdistan en Syrie. Ils sont invités à se présenter aux élections mais, jusqu’à présent, ils refusent de le faire. Ils nous attaquent et nous critiquent toujours. Ils disent que les milices du PYD font ceci et cela, mais ils ne comprennent pas que ce ne sont pas nos milices privées, ce sont des milices du peuple kurde.

Vous ne pouvez pas nier le fait que votre parti a fondé le Asiash, les forces de sécurité, et les Forces de défense du peuple (GPJ), qui sont une armée…

Non, je ne le nie pas. Bien sûr, notre parti a fondé le Asiash et les GPJ car nous nous sommes rendus compte qu’elles sont nécessaires. Mais cela ne signifie pas que le Asiash et les GPJ sont les forces armées de notre parti politique. Nous voulons une force armée unique des Kurdes et nous refusons l’idée d’avoir des milices de partis.

Je comprends l’idée que les partis ne devraient pas avoir des milices, mais le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) a aussi une armée de guérilla…

Oui, mais nous ne sommes pas le PKK. C’est aussi l’un des malentendus au sujet de la PYD. Nous sommes un parti indépendant.

Je sais que vous n’êtes pas le PKK, mais vous êtes un parti frère du PKK, vous suivez la même idéologie et le même chef, Abdullah Öcalan.

Oui, vous pouvez nous appeler un parti frère du PKK, mais nous avons nos propres structures en Syrie qui ne sont pas les structures du PKK.

En novembre dernier, vous avez officiellement déclaré l’autonomie des Kurdes en Syrie. Comment le régime as-t-il réagi à ce sujet ?

Il y a eu des réactions différentes du côté du régime. Mais permettez-moi de parler aussi de l’opposition. Le régime et de nombreux secteurs de la prétendue opposition nous accusent tous à la fois d’être des séparatistes. Ils ne veulent pas de nous et refusent de nous donner notre droit à l’autonomie. Nous devons donc nous battre pour elle à la fois contre le régime et contre l’opposition armée.

Tant que vous ne voulez pas vous séparer de la Syrie, vous aurez à traiter avec ceux qui règnent à Damas, que ce soit avec Assad ou avec quelqu’un de l’opposition qui pourrait gagner la guerre. Comment voulez-vous interagir avec eux ?

Dès le début de la révolution nous avons coordonné nos actions avec l’opposition laïque de gauche syrienne. Nous avons participé à l’Organe national de coordination pour le changement démocratique (NBC) et nous voulons vraiment à coopérer avec ces forces de l’opposition qui acceptent nos demandes, mais pas avec les islamistes et les autres forces anti-démocratiques.

Pourriez-vous imaginer qu’Assad reste au pouvoir ? Avec ses récents succès militaires et les derniers revirements occidentaux, cela pourrait survenir.

Nous avons toujours dit qu’Assad doit partir. C’est toujours notre position. Nous voulons une paix négociée, mais nous ne pouvons pas imaginer qu’il reste au pouvoir. Nous avons vraiment besoin d’une fin du régime et d’un nouveau départ démocratique. Mais ce n’est pas seulement la question individuelle d’Assad. Le problème n’est pas seulement la personne, mais surtout le régime. Il y a maintenant beaucoup d’Alaouites qui craignent qu’ils pourraient devenir les victimes d’une vengeance si Assad quitte le pouvoir. C’est donc un problème beaucoup plus important désormais. Nous devons donc négocier pour arrêter l’effusion de sang et changer le système.

L’idée d’une autonomie régionale kurde pourrait-elle être également un modèle pour les autres minorités en Syrie, par exemple pour les Alaouites ?

Les Alaouites sont un cas à part parce qu’ils sont religieux, ce n’est pas un groupe ethnique. Mais le modèle de l’autonomie kurde pourrait être un modèle pour l’ensemble du Moyen-Orient. Un autonomie décentralisée pourrait être un modèle pour nous tous.

Il y a environ 500.000 personnes déplacées internes venant de toute la Syrie en ce moment en Rojava (le Kurdistan de Syrie). Quand je suis allé à Rojava l’hiver dernier la situation de ces personnes déplacées était vraiment mauvaise parce qu’elles ne recevaient pas l’aide des ONG internationales. Quelle est la situation actuelle de ces personnes déplacées des régions détruites par la guerre civile ?

Au moins, le manque combustible de chauffage a été résolu. Les gens se réchauffent avec le diesel alors qu’il n’y en n’avait pas l’hiver dernier. Mais concernant la nourriture et d’autres fournitures importantes, la situation est encore très problématique. Elle est déjà difficile pour les personnes qui vivent dans nos régions et elle est encore plus difficile pour les réfugiés. Il n’y a toujours pas d’aide internationale pour tout le monde. Les grandes ONG ne sont pas présentes du tout et la Croix-Rouge internationale est en coopération avec le Croissant-Rouge syrien. Mais ce dernier est une organisation arabe qui collabore avec le régime et pas avec nous. Comme vous le savez, le régime ne s’est pas complètement retiré de Rojava. Il contrôle encore l’aéroport de Qamishli et si le Croissant-Rouge syrien a quelque chose à offrir, ils travaillent avec les responsables du régime et pas avec nous.

Il n’y a pas que l’aéroport de Qamishli qui est aux mains du régime. Au cours de ces derniers mois, la présence de régime dans la capitale de Rojava s’est renforcée. Le 14 novembre, les partisans du parti Baath d’Assad manifestaient à Qamishli et criaient leur slogan « Nous sacrifions notre sang et notre âme pour vous Bachar ». Les forces de sécurité du régime sont revenues. En novembre, elles ont arrêté le chanteur kurde Sharif Omari. Le 18 décembre cinq personnes et un chauffeur de taxi ont été arrêtés à Qamishli et le 26 décembre deux militants du mouvement de jeunesse kurde indépendant (TCK) ont également été arrêtés. Qui contrôle donc Rojava, les Kurdes ou le régime ?

Comme je vous l’ai dit, le régime n’a jamais complètement disparu. La situation à Qamishli est très complexe. Non seulement l’aéroport est sous contrôle du régime, mais aussi certains quartiers arabes de la ville. Il y a une tribu arabe à Qamishli appelé Tai avec environ 35.000 membres qui tous soutiennent encore le régime et dans leurs parties de la ville, le régime est donc toujours présent. Nous ne contrôlons pas leurs districts. Cette manifestation du parti Baath se déroulait dans leur quartier.

Notre principal objectif est de prévenir les conflits ethniques. Nous croyons en la fraternité entre les peuples et nous ne voulons pas avoir de combats entre Kurdes et Arabes. Et parce que nous voulons ne pas nous battre avec toute la tribu Tai, la situation à Qamishli est compliqué. Nous voulons éviter une situation comme dans Sère Kaniye, où nous avons eu un affrontement armé dans la ville. Pour éviter cela, nous devons trouver une forme de coexistence avec les tribus arabes.

La situation à Al-Hasaka est encore plus difficile. Nous contrôlons les quartiers kurdes tandis qu’une partie du quartier arabe est contrôlé par le régime et une autre partie par l’opposition islamiste. Dans une telle situation, nous ne pouvons que tenter d’empêcher la lutte à l’intérieur des villes.

À Qamishli et dans la plupart des villes de l’est du Kurdistan syrien, il y a aussi beaucoup de syro-araméens et chrétiens arméniens. Qui contrôle leurs quartiers ?

Les Chrétiens sont de notre côté. Leurs quartiers sont contrôlés et défendus par nos troupes. Il y a aussi des Chrétiens qui luttent avec nous. A Rojava, il n’y a certainement pas de conflit entre les Kurdes musulmans et les Chrétiens.

Chrétiens et Yézides – adeptes d’une religion kurde – ont peur de l’influence djihadiste. Ils préfèrent vivre sous contrôle kurde plutôt que sous celui les islamistes. Quels sont les autres partis kurdes ? Au cours des derniers mois d’autres groupes kurdes ont critiqué le PYD pour l’installation d’un régime autoritaire et l’ont accusé de coopérer avec Assad.

Ce sont les mêmes accusations qui viennent de Turquie et des groupes islamistes. Je veux insister sur le fait que le Asiash et les GPJ ne sont pas les forces armées de notre parti, mais bien celle de l’autonomie kurde. Nos ennemis font toujours circuler des histoires selon lesquelles c’est la faute de notre parti si quelqu’un se fait arrêter. Mais la Asiash est la police de notre autonomie kurde et les tribunaux sont indépendants. Si un criminel est arrêté, ils accusent toujours le PYD de l’avoir kidnappé. Ce sont souvent des bobards racontés par les partis kurdes qui coopèrent avec la Turquie ou avec Massoud Barzani [4].

Beaucoup de ces autres partis disent qu’ils n’osent plus manifester contre le PYD.

S’ils organisent une manifestation pacifique et s’ils donnent à l’Asiash l’information à l’avance où ils veulent manifester, nous vous assurons qu’ils ont certainement le droit à des manifestations pacifiques.

Source :
http://links.org.au/node/3686
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.

Notes :


[1] Alliance de groupes d’opposition de gauche pragmatiques, avec le PYD et 12 autres plus petites organisations politiques syriennes (surtout arabes) et des militants politiques indépendants. L’Organe de coordination nationale pour le changement démocratique (NBC) défend la position de négociation avec le pouvoir de Bachar Al-Assad et est donc fortement critiquée par d’autres secteurs de l’opposition syrienne, en particulier par les groupes d’opposition islamistes qui accusent la NBC d’être une « organisation paravent » du régime. Contrairement à l’Armée Syrienne libre (ASL) et les diverses organisations islamistes, le NBC s’oppose à la lutte armée contre le régime et favorise une résistance non-violente contre le régime. Il s’oppose également fermement à toute intervention militaire internationale contre le régime.

[2] Alliance de la plupart des partis kurdes de Syrie en dehors du PYD. Certains d’entre eux ont des relations étroites avec les partis kurdes d’Irak.

[3] Structures d’auto-détermination du PYD.

[4] Président de la région autonome du Kurdistan irakien

source : http://www.avanti4.be/analyses/article/kurdes-de-syrie-nous-ne-voulons-pas-dresser-de

date : 24/02/2014