La clef – Hanadi Zahlout

Article  •  Publié sur Souria Houria le 28 janvier 2013

 

La clef

Texte original, traduit de l’arabe par l’équipe d’ASML


Il faisait nuit. Je ne me rappelais plus de l’heure exacte. Je prenais mon diner, c’était le troisième jour de la fête de la fin du mois de jeûne et je me préparais à aller me coucher. C’était la fin de la fête, les enfants dormaient. Il était temps que je dorme moi aussi, car mon rêve s’était perdu sur les balançoires de cette fête !

J’ai entendu le bruit d’un corps que l’on tirait dans le couloir, d’un corps qui prenait des coups de pieds. Je me suis penchée, et je me suis allongée à terre pour découvrir à travers les trous de la serrure de ma porte de cellule trois gardes en train de tirer un homme bien charpenté qui saignait encore des mains et de la tête. Ils ont ouvert la porte de la cellule numéro 12, en face de la mienne, l’y ont poussé dedans et ils sont partis. Son corps semblait épuisé d’avoir résisté à son arrestation. Je surveille sa cellule, mais il n’apparaît pas à travers les trous. Je n’entendais ni gémissements ni cris. Il était inconscient.

L’ont-ils ramené d’une manifestation ? Ou bien d’un autre service de renseignement ? A-t-il des enfants ? Que va-t-il se passer si sa famille l’apprend ? Les manifestants sont ils toujours ainsi tabassés ? Va-t-il mourir ici ?

Un millier de questions élémentaires tourmentaient mon esprit  naïf. Des questions qui ne veulent rien dire pour ces gens-là, de même que son sang qui avait maculé son trajet ne voulait rien dire pour eux non plus !

Le matin a annoncé le début du mois du nouvel Hégire, un nouveau jour de détention. J’ai regardé la cellule 12, toujours calme. Un nouveau matin, le troisième, des plats ont été posés pour le détenu. Des détenus partaient, d’autres arrivaient, ici, dans ce petit enfer, sans que je n’entende sa voix ou que je ne perçoive ses mouvements. Je m’étais presque faite à l’idée qu’il était mort.

Je parlais avec le prisonnier de la cellule 13, mon camarade du procès Ghofar ; j’élevais un peu la voix pour lui raconter comment s’était passé mon interrogatoire. J’ai vu une ombre s’approcher du trou de la serrure de la porte de la cellule n°12. Je l’ai observée et j’ai souri, pour lui d’être resté en vie et pour moi d’en avoir gardé l’espoir!

Je lui fais signe, il m’aperçoit et il voit mon visage à travers la lucarne  de la cellule. Il s’étonne d’y voir une femme.

Je dessine des lettres avec mon doigt pour qu’il les lise, lettre après lettre, à travers les trous de la lucarne :

– Q.u.e.l … (j’essuie vite de ma main pour lui dire que j’ai terminé le mot) … e.s.t … t.o.n… n.o.m ?

– L.u.’.a.y

– M.o.i… c.’.e.s.t… H.i.a.m

– D.’.o.ù ?

– D.e… L.a.t.t.a.q.u.i.é

– A.l.a.o.u.i.t.e ?

– O.u.i

– A.l.o.u.i.t.e ?!

Je souris. Il a raison de ne pas y croire. Quarante ans d’incompréhension et de non écoute de l’autre. Quarante ans durant lesquels on a semé des pièges sur les chemins de nos maisons dans le même quartier. Oh, que ne sommes-nous devenus des étrangers entre nous dans ce pays !

Nous conversons ainsi pendant des heures. Il me dit qu’il est père d’une petite fille qu’il avait emmenée jouer sur les balançoires, le dernier jour de la fête, quelques heures avant son arrestation. Les trous sombres absorbent son sourire lorsqu’il dessine  de l’index de sa main droite les cheveux ondulés de sa fille.

Le lendemain, la lucarne de sa cellule était ouverte !

Le garde qui distribue la nourriture lui demande :

– Qui t’a ouvert la lucarne, connard ?

– Celui qui distribue les médicaments…

Il s’en va, gêné.

Le garde qui distribue les médicaments lui demande :

– Enfin ! Qui t’a ouvert la lucarne ?

– Celui qui distribue la nourriture…

Il s’en va, énervé.

Je jette un coup d’œil par la lucarne. Désormais, nous allons pouvoir nous parler en lisant sur nos lèvres. Il sourit et je luis dis :

– Comment l’as-tu ouverte ?

Il sort un bout de fer plié et dit fièrement :

– Je l’ai fait avec mes dents. Je l’ai insérée et j’ai poussé le verrou vers le haut… petit à petit, il s’est ouvert.

Qui pourra te barrer la route de la liberté, cher compagnon de prison ? Tu détiens la clef de ta cellule !

Un soir, je parlais avec Lu’ay, alors qu’il revenait d’une séance d’interrogatoire, son corps marqué des traces des coups de poings et de pieds reçus. La distribution du dîner a interrompu notre discussion. Ce n’était  pas plus mal, car nous avions faim  après notre longue conversation.

Le diner : des pommes de terre pourries. Nous n’avons pas mangé. Nous avons refusé de manger mais nous avions faim.  Je lui dis alors, prise de colère :

– Rentre à l’intérieur. Il n’y a que les femmes qui savent y faire !

J’ai frappé de ma main faible à la porte de fer de ma cellule. Un garde élégant  arrive avec le sourire :

– Que veux-tu ?

– Je veux juste te demander, si tu me le permets, le diner de ce soir, c’était seulement des pommes de terre, n’est-ce pas ?

– Pourquoi tu me le demandes ?

– Pour savoir ce que je vais manger. Parce que je les mange cuites, grillées ou alors je ne sais comment… sauf que les pommes de terre sont pourries et que nous avons faim.

– Mais pourquoi, ils ne vous ont pas distribué du fromage ?

– Non, ils ne l’ont distribué à personne dans les mitards.

– Attend quelques secondes, s’il te plaît.

Il s’absente pendant  près d’un quart d’heure. Je parle à Lu’ay du fromage et nous nous réjouissons du fromage promis en tapotant sur nos ventres qui crient famine pour qu’ils se calment.

Le gardien arrive, me jette trois portions de fromage « Abou Al-walad » et s’en va.

Que dire à Lu’ay ? « Ils n’ont ramené du fromage que pour moi ?! »

Lu’ay ne veut  pas que je lui lance une part de fromage. Il me dit : « Tu es une femme, mange-les. Moi, je suis un homme, je peux supporter… »

Il ne tient pas longtemps et me dit en colère :

– Rentre à l’intérieur. Maintenant, c’est à mon tour !

Il frappe la porte de sa cellule de son poing

– Qui est-ce ?

– C’est moi !

– Qui es-tu ?

– Je suis un citoyen.

– Et que veux-tu, citoyen ?

– J’ai faim !

Le gardien souriant s’absente et revient au bout de quelques minutes :

– Tiens, citoyen. Pour que tu vois combien nous sommes généreux. Voici du pain et  même du halva.

Lu’ay me regarde victorieux et dit :

– Tu as vu ! Tu as entendu ! Je suis un citoyen !

Puis, Il mange tout le halva et moi, je peux manger mes parts de fromage sans le moindre sentiment de culpabilité !

On a changé les détenus dans la cellule 11, en face de moi, beaucoup de détenus. Un soir, j’y ai vu le visage d’un nouveau détenu. On a ouvert la lucarne de sa cellule parce qu’il était malade. Comme d’habitude, Lu’ay m’a demandé de me renseigner sur son nom, peut-être que nous pourrions récupérer quelques informations sur ce qui se passait à l’extérieur.

Il était sidéré lorsque je l’ai informé du nom de l’identité du nouvel occupant de la cellule 11, son ami, de son quartier : Mazen !

Mazen me dit qu’il y a eu quatre martyrs… à S…

– Sayyideh Zaynab ?

– Non, en S…

– Salhiyyeh ?

– Non, en S…

Je passe une heure entière à l’interroger pour enfin comprendre qu’il y a eu quatre martyrs ce vendredi-là, avant son arrestation, sur toute la Syrie !

Je prends une pause avant de continuer ma discussion laborieuse avec lui. Je remue mon assiette comme un éventail pour agiter l’air et avoir un peu de fraîcheur, puis je reprends ma discussion. Lu’ay rit s’amusant de mes difficultés à communiquer avec Mazen.

– Dis à Lu’ay que Fida’ est mort en martyr. Ils lui ont tiré dessus !

Je transmets naïvement l’information à Lu’ay :

– Mazen te dit  que que Fida’ est mort.

Il pose sa main droite sur sa bouche, il est sur le point de crier, des larmes coulent de ses yeux comme un enfant.

– Fida’ est mort ?  Mon ami Fida’ ? Il est mort !

Je ne savais plus quoi lui dire ! Je t’en supplie, ne pleure pas. Je déteste ces portes de fer, je déteste ces menottes. Si toi tu pleures, qui va me faire rire après ?

Il rentre au fond de sa cellule en pleurant et moi, je vais me coucher.

Les voies du monde des rêves restent closes devant nous, comme devant tous les Syriens, même si j’ai la certitude que nous en possédons les clefs.

 

Hanadi Zahlout

Paris

http://blogs.mediapart.fr/edition/paroles-syriennes/article/140113/la-clef