La coercition et la Syrie : une aventure très risquée – Charles-Philippe David

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 octobre 2013

Frédéric le Grand disait que la diplomatie sans la force ressemblait à de la musique sans instruments. Ainsi, pour être efficace et accomplir ses objectifs, la diplomatie doit pouvoir compter sur la perspective du recours à la contrainte. Instrument de la négociation, celle-ci veut influencer la volonté de l’adversaire, pas l’annihiler. Ainsi, la diplomatie coercitive équivaut à une épreuve de volonté.

Son application permet aux Etats d’éviter – en principe – une guerre dont ils ne veulent pas et des pertes en vies humaines qu’ils redoutent trop. La stratégie de la coercition est en outre idéale pour les démocraties, où la vie des soldats est épargnée et les combats sont évités. Elle procure l’avantage du gain diplomatique, sans les inconvénients de devoir risquer ou d’évoquer l’éventualité d’une guerre. Idéalement, la perspective du recours à la force, sans son emploi, contraindrait l’adversaire à obéir aux volontés qui lui sont dictées. En réalité, il y a peu de crises où la stratégie de la coercition peut être exercée avec une bonne dose de confiance.
Le cas de la Syrie, comme bien d’autres exemples auparavant (celui de l’Irak n’est pas le moindre) confirme toutes les difficultés de pratiquer cette coercition. Non seulement faut-il négocier avec le régime en place, il faut également renoncer à lechanger. Dans ce cas précis, l’ironie est forte : l’emploi des armes chimiques aura-t-il permis, en fait, à Bachar Al-Assad de sauver son régime, et non d’être puni, en obtenant qu’en contrepartie de son désarmement les grandes puissances lui permettent en premier lieu de rester au pouvoir pour garantir la stabilité du pays et ensuite de justifier que les rebelles mettent fin à leurs offensives et ce pourgarantir la protection du travail des inspecteurs de l’ONU ?

LA POSSIBILITÉ DU MENSONGE

Cette situation et ce résultat ne manquent pas de soulever maintes interrogations sur l’éthique et la frilosité diplomatiques d’une position américaine (et française) au départ belliqueuse et révoltée devant le massacre des civils syriens. La crainte de la guerre et la perspective d’obtenir ce désarmement ont fait en sorte que la coercition semble ici préférable à toute autre option.
Mais que surviendra-t-il si le président Assad ne respecte pas les termes de la solution diplomatique concoctée à Genève entre Américains et Russes ? Si des inspecteurs sont pris à parti, si le calendrier des inspections n’est pas honoré, si les combats entre le gouvernement et les rebelles entraînent des massacres et des tueries de masse, si certaines armes chimiques sont soupçonnés avoir été cachées mais ne sont pas trouvées, que diront et que feront les grandes puissances du conseil de sécurité ? Que surviendra-t-il si la Russie notamment exclut tout recours à la force pour faire appliquer scrupuleusement les conditions du désarmement ?
Bref, si Assad triche – une possibilité vraisemblable étant donné les mensonges accumulés – qu’arrive-t-il ? Le président Obama réaffirmera-t-il sa volonté timide de va-t’en guerre ? Poussera-t-il l’ironie jusqu’à armer encore plus les rebelles tandis qu’il désarme encore plus le régime ? L’expérience passée permet d’endouter.

À bien des égards, la coercition provoque une tendance contraire et imprévue qui renverse les calculs stratégiques lui étant normalement associés : ce n’est pas l’État visé qui parfois semble craindre les conséquences de la coercition mais bien l’État qui la brandit ou l’exerce. La pratique de cette stratégie s’avère alors une affaire complexe, surtout pour la diplomatie américaine qui, paradoxalement, redoute bien plus qu’elle n’agite le spectre du recours à la force (les atermoiements du chef de la Maison Blanche ont bien illustré cette crainte). Au bout du compte, une situation asymétrique se produit, tandis que la coercition contraint davantage l’État fort que l’État faible (surtout si celui-ci accepte des pertes que celui-là ne tolérerait guère).

LA PERSPECTIVE D’UN ENGAGEMENT MILITAIRE DANGEREUX

Le but est d’arracher ou de dicter des concessions sans devoir payer le prix d’une victoire militaire, tout en faisant miroiter la gravité d’une telle possibilité. Là résident tout l’art et le dilemme de la coercition : parfois celle-ci réussit (la Corée du Nordou Haïti ont plié en 1994 devant les pressions américaines, la Libye s’est désarmée après 2003), parfois elle échoue (l’Irak a défié les Etats-Unis et le Conseil de sécurité durant toute la décennie des années 1990 ; l’Iran et la Corée du Nord, de nouveau, ont également bravé les États-Unis sur la question nucléairetout au long des années 2000).

Dans le premier cas, la guerre est évitée ; dans le second, elle peut entraîner des risques et des coûts jugés excessifs et, au pis, un bourbier duquel il est difficile pour le contraignant de s’extraire (l’intervention américaine en Irak). En outre, l’adversaire contraint est rarement à court d’options.
Trois stratégies de réplique à la contrainte s’offrent à lui et ont été utilisées récemment avec succès, et le seront sans doute encore par le régime de Bachar Al-Assad : impliquer et mettre en danger ses populations civiles afin d’exploiterl’aversion des sociétés développées pour les pertes de vies humaines innocentes ; saper la cohésion politique et la légitimité de la coercition en divisant la coalition qui la sanctionne et, ce faisant, affaiblir toute velléité d’escalade ; enfin, au besoin,laisser planer la perspective d’un engagement militaire dangereux et comportant un risque élevé de victimes.

Afin de pallier ces formes de  » contre-coercition « , la partie qui veut poursuivre la contrainte n’a alors comme choix que d’exercer une coercition encore plus douloureuse pour elle comme pour l’acteur contraint. Cette option est peu attrayante dans la mesure où les Etats contraignants (les Etats-Unis) sont particulièrement vulnérables aux solutions qui requièrent l’emploi décisif de la forcearmée, donc propices à causer un plus grand nombre de victimes. La prochaine année offrira assurément une démonstration des limites de la stratégie de la coercition.

Charles-Philippe David (professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal)

Charles-Philippe David est titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. Il est également l’auteur de l’ouvrage La Guerre et la Paix. Approches et enjeux de la sécurité et de la stratégie (Presses de Sciences Po)

Source: http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/09/26/la-coercition-et-la-syrie-une-aventure-tres-risquee_3485374_3232.html