La crise syrienne au prisme de la variable religieuse (2011-2014) (1/4) – publié par François Burgat

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 octobre 2014

index

 

 

 

 

 

 

Comment la perception et, en partie, la réalité d’une mobilisation protestataire initialement laïque et démocratique a-t-elle pu être détournée, dévoyée, ou seulement masquée sous les oripeaux de la crispation radicale et sectaire attribuée à une seule des composantes du tissu national syrien ?  Comment  la confessionnalisation des fractures politiques internes de la société syrienne est-elle progressivement entrée en résonance avec de vieilles et profondes  lignes de tension,  sunnite – chiite à l’échelon régional, d’abord et surtout mais plus insidieusement encore, pas seulement à l’échelon des minorités nationales, entre  entre Islam et christianité ?

INTRODUCTION

Derrière la façade laïque du baasisme syrien, une citoyenneté inachevée.

Pour cerner à la fois le rôle des appartenances religieuses dans les stratégies individuelles ou collectives des différents acteurs de la crise  (Syriens, voisins proches ou lointains, “musulmans” ou non) et les itinéraires qui ont propulsé ces contingences religieuses au cœur de la sphère politique, il faut tout d’abord rappeler la double spécificité de la société syrienne et du tissu politique proche-oriental. Pour l’essentiel, les  clivages  ethniques et confessionnels sont au Proche Orient à la fois plus nombreux, plus affirmés et jusqu’à un certain point au moins, plus naturellement et plus systématiquement “transnationaux”  que leurs potentiels homologues dans la Tunisie de Ben Ali (le berbérisme) ou dans l’Égypte de Moubarak (la christianité copte).

Au sein de la société syrienne, tout au long de la période d’hégémonie du parti Baas, les clivages ethniques et confessionnels, si présents soient-ils demeurés, ont eu une visibilité  moindre qu’au Liban ou dans l’Irak voisins.  Au Liban d’abord, en Irak ensuite, les interactions  entre les différentes communautés, en l’absence d’un ciment autoritaire tel que celui du Baas où dès lors qu’il s’est fissuré, ont été en effet plus conflictuelles et donc, par la force des choses, plus visibles. Il en a été ainsi le plus souvent  pour le  pire, soit les épisodes de guerre sectaire de 1975-1992 au Liban et, à partir de 2006-2007 en Irak. Mais  le repoussoir de la violence expérimentée lors des affrontements inter confessionnels a sans doute contribué également à l’émergence, si fragile soit-elle, d’une culture citoyenne supra confessionnelle. Au Liban, une moitié de la communauté maronite libanaise a ainsi estimé possible de s’allier électoralement avec le Hezbollah chiite, et réciproquement.

En Syrie, avant  la poussée protestataire de 2011,  le rôle ou même seulement la reconnaissance de la diversité confessionnelle et ethnique592651-femmes-blessees-raid-aerien-pres n’était en fait que  “latents”. Si solidement ancrée ait-elle été dans les profondeurs de la société, une telle diversité n’était présente que de façon allusive dans l’iconographie et la rhétorique unitaires du régime. Les acteurs de cette diversité et les clivages qui en résultaient n’avaient  à peu près aucune  légitimité dans l’espace public.  Si ce n’est pour célébrer sur un mode totalement unanimiste le soutien consensuel qu’elles apportaient au pouvoir, les diverses composantes de la  nation  n’étaient jamais évoquées explicitement comme de possibles acteurs, aussi bien par les intéressés que par le pouvoir.  Mais elles n’en étaient pas moins étroitement intégrées à sa  stratégie de domination.

Sans craindre d’infirmer ses affirmations laïques, le pouvoir s’autorisait toutefois quelques expressions d’un discret “fondamentalisme d’État”  destiné surtout à prévenir toute velléité de la majorité démographique sunnite de s’approprier un éventuel monopole de  légitimité dans le champ religieux. Ainsi avait-il notamment adopté un slogan affirmant sa conviction que, toute laïque qu’elle fût, “Dieu protége(ait) la Syrie”, et bien sûr son président. Le statut politique des appartenances religieuses ou ethniques pouvait en fait se résumer à une double  vocation soigneusement respectée. La religion du groupe Alaouite dominant n’était jamais évoquée, sans doute parce qu’elle aurait souligné l’isolement du pouvoir dans le champ religieux. Pour le reste,   la référence à la multiplicité des appartenances était la bienvenue dès lors qu’il s’agissait de célébrer la capacité du régime à les transcender. (Illustration “La diversité célébrée”). Chaque fois en revanche que les  liens communautaires risquaient d’entrer en concurrence avec la loyauté due au parti unique, ou qu’ils  risquaient de fournir aux individus une protection limitant l’emprise de l’État, ils devaient être occultées, voire niées et/ou combattus. L’appartenance kurde était celle qui avait donné lieu aux répressions les plus récentes, notamment en 2004 au lendemain de l’intervention américaine en Irak, la  poussée autonomiste du Kurdistan irakien ayant alerté  Damas sur une possible  contagion irrédentiste. Mais pas plus les Chrétiens ou les Druzes que bien sur la majorité sunnite (depuis 1982) ne se savaient à l’abri d’une violence d’État spécifiquement dirigée contre leur communauté  .

Dans cette phase prérévolutionnaire, les appartenances infra étatiques des Syriennes et des Syriens  interféraient d’autant moins avec leurs comportements individuels ou collectifs que l’autoritarisme du régime ne laissait  aucune place à l’expression de postures moindrement différenciées des siennes.  En d’autres termes : le maillage autoritaire établi par le Baas (ou en réalité par les cinq appareils de sécurité qui s’étaient assez rapidement substitués à lui) sans pour autant réussir à dissoudre les identités infra étatiques, avait radicalement entravé leur expression, au détriment de l’émergence d’une véritable culture citoyenne. Sous la fiction d’une culture nationale supra confessionnelle,  énoncée par l’État de façon volontariste et unilatérale, un autoritarisme sourcilleux  avait gelé les interactions entre les communautés : jusqu’en mars 2011, en Syrie, la question des différences communautaires n’était pas seulement de l’ordre du non-dit mais bien de l’indicible, sauf à prendre le risque d’une implacable répression .

Le plus  souvent, les communautés se côtoyaient donc sans vraiment se fréquenter. L’un des paradoxes de la séquence révolutionnaire voulut que ce fut   la mobilisation protestataire qui fit s’abaisser, au moins dans un premier temps,  les barrières communautaires, permettant aux communautés de s’entrouvrir, qu’elles vont   avoir l’occasion de connaitre et de se reconnaitre . Les premières manifestations ont ainsi pour beaucoup de participants une saveur inconnue : celle d’une mixité intercommunautaire qui, derrière le discours unanimiste du pouvoir, n’était en fait jamais vraiment passée dans les mœurs. On peut ainsi énoncer l’hypothèse que les premiers mois de la  mobilisation protestataire ont fait plus en Syrie pour la mise en œuvre des prétentions laïques et supraconfessionnelles du régime baasiste que toute son action au cours de 40 années de pouvoir.

  Au Liban,de 1975 à 1990,  la guerre civile, à la fois régionale et sectaire d’abord, la stratégie électorale du général Aoun et du Hizbollah ensuite, étaient à l’inverse passées par là .  Si le ciment  national libanais a résisté aux sollicitations directes des quatre premières années de la crise syrienne, on peut penser que c’est en partie parce que les conséquences dramatiques de sa rupture ont été longuement expérimentées par les principaux intéressés.

Avec la crise, les appartenances infra étatiques  des acteurs vont faire  l’objet  d’instrumentalisations diverses, voire contradictoires. Cette confessionnalisation va résulter d’abord d’une stratégie volontariste du régime, interne d’abord, puis très vite également régionale. Mais en parallèle, les appartenances communautaires vont  progressivement devenir parties intégrantes des registres de communication et  d’action d’une partie au moins des membres syriens de l’opposition. Irrésistiblement,  dans les rangs de l’opposition  comme dans ceux du pouvoir et de ses alliés,  des acteurs aussi bien locaux, étatiques ou infra étatiques que régionaux ou internationaux, vont plus ou moins abandonner leurs  agendas éthiques ou stratégiques pour, de façon plus ou moins avouée, les adopter pour références ou pour cadres de leur mobilisation.  (…/…)

François Burgat CNRS – Iremam (à paraitre)

 

(1) Thomas Pierret Baas et Islam en Syrie : la dynastie des Assad face aux Oulémas, Puf Proche Orient, 2012. L’ étude approfondie de Thomas Pierret a entre autres intérêts celui de dévoiler le subtil jeu de “cache cache” à laquelle, dans ses diverses expressions, organisationnelles ou autres, se livre la religiosité sunnite avec le pouvoir dans un champ miné par les strictes interdits opposés à toute mobilisation oppositionnelle.

(2) Les Kurdes de Syrie auraient ainsi connu un cycle de trois statuts politiques différents: un temps obstacle à l’hégémonie symbolique de la référence nationaliste arabe, ils sont ensuite apparus au régime comme une minorité utile car potentiellement mobilisable, avec ses homologues chrétienne, druze ou ismaélienne, contre la majorité arabe sunnite avant de redevenir, avec l’affirmation autonomiste du kurdistan irakien consécutive à la chute de Saddam Hussein, un exemple potentiellement dangereux d’irrédentisme.

(3)Lorsqu’en 1969, l’administration refusa d’agréer l’évêque choisi par les chrétiens de Homs, leurs protestations furent réprimées brutalement, au prix d’un mort.

(4) Cf notamment Wladimir Glasman in “Les ressources sécuritaires du régime” Pas de printemps pour la Syrie, Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013) François Burgat et Bruno Paoli (dir) page 33. Dans le même ouvrage, cf également, plus particulièrement, les contributions de Matthieu Rey, Thomas Pierret, Laura Ruiz de Elvira Carrascal, Cécile Boex, Bernard Hourcade, Claire Beaugrand.

(5)“En Syrie, on ne parle pas de ces choses-là” nous avait fermement interrompu un passant anonyme quand, un soir de 2010, dans une ruelle déserte de la vieille ville, il avait saisi les bribes du commentaire d’un collègue syrien sur les relations intercommunautaires dans le  pays.

(6) Je me souviens tout particulièrement de l’une (de ces manifestations de condoléances)  (…)  dans la cité de Qabun, un quartier de Damas où je n’avais jamais mis les pieds. (…)  Nous défilions (…)  devant les proches et les parents. Des délégations de tous les quartiers, mais également de nombreuses villes du pays, se présentaient fièrement à voix haute. Comme j’étais accompagnée d’amis venant d’un quartier pouvant faire penser qu’ils étaient chrétiens, lorsque nous sommes entrés, le slogan de nos hôtes alignés dans le couloir est devenu : « Un, un, un, le peuple syrien est un ! » C’était une façon de bien signifier le rejet des manœuvres sectaires du régime. in François Burgat “La stratégie al-Assad: diviser pour survivre” Pas de printemps pour la Syrie op cit page 23.

(7) Cf Vincent Geisser in “Le Liban, au coeur de la crise syrienne, en marge des révolutions arabes?” Pas de printemps pour la Syrie op cit page 221 à 237.

 

source : http://www.tunivers.com/2014/09/12488/

date : 18/09/2014