La crise syrienne au prisme de la variable religieuse (2011-2014) (3/4) – publié par François Burgat

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 octobre 2014

II Une internationalisation asymétrique,  étatique d’abord, infra étatique ensuite,nourrit une triple source de radicalisation  

 Il est essentiel de comprendre que la crise syrienne a donné lieu conjointement non pas à une mais bien à deux dynamiques d’internationalisation (1). La première, qui a été la plus immédiatement explicite,a mobilisé des acteurs à la fois régionaux (la Turquie, le Qatar, l’Arabie Saoudite d’une part, l’Iran d’autre part, le Liban étant pour sa part entré dans le conflit sur une base infra étatique) et internationaux (France, GB, Etats Unis, Russie notamment). La dynamique d’internationalisation étatique a eu pour première caractéristique d’être particulièrement “asymétrique”. Le déséquilibre entre les moyens mis au service du régime et de l’opposition par leurs sponsors respectifs est vite apparu comme particulièrement évident. Motivée d’abord par des considérations à la fois éthiques et stratégiques fort diverses, les acteurs étrangers,« musulmans » ou autres sont  progressivement apparus, comme étant perméable à un registre de motivations – moins avouables – de nature trivialement confessionnelles, voire sectaires. L’’asymétrie croissante de l’engagement des acteurs internationaux  a en effet tenu sans doute à la« religiosité » de l’engagement iranien, directement ou par Hezbollah interposé. Mais il a également tenu à ce que, dans l’agenda des soutiens occidentaux de  l’opposition,  la variable religieuse a progressivement pris le pas sur les considérations initiales,  stratégiques (opposition à l’Iran) ou a fortiori éthiques (soutien aux ouvertures démocratiques), débouchant (vis à vis de l’Egypte de Sissi  comme de la  Syrie de Bachar) sur un quasi retour au soutien à la norme autoritaire.

La seconde logique d’internationalisation a été  infraétatique. Elle a mobilisé les solidarités ethniques (dans le cas des Kurdes) et confessionnelles, s’agissant principalement des Sunnites et bien sûr des Chiites  (en Iran, au Liban et enIrak)  mais également des Chrétiens, en Syrie, au Proche Orient ainsi qu’un peu partout dans le reste du monde.

II.1 Une internationalisation étatique à la fois asymétrique et partiellement confessionnelle

L’asymétrie de l’internationalisation étatique s’est manifestée de plusieurs façons. La Russie et l’Iran, ainsi que son allié libanais le Hizbollah,  tous deux engagés aux côtés du régime et,tout aussi efficacement, dans l’opposition diplomatique et médiatique à ceux qui le combattaient,  ont avant tout, à la différence de ceux-ci, réussi à coordonner leurs efforts. Ils sont parvenus à la fois à protéger le gouvernement de Bachar al-Assad de toute intervention onusienne de type libyen, et à préserver ensuite non point son assise sociale ou sa popularité interne comme ont souvent voulu le faire accroire ses partisans, que son  écrasante supériorité militaire. Aux  approvisionnements en armes lourdes et aériennes d’abord,  au soutien logistique et technique ensuite est venue s’adjoindre l’appui plus décisif encore, au cours de l’été 2013, des milliers de combattants du Hezbollah.  A l’inverse, les “amis” autoproclamés “de la Syrie” ont immédiatement divergé sur la couleur du leadership de l’opposition politique en exil. Dès la phase de constitution du Conseil National Syrien, les Occidentaux, et notamment la France, refusant de tirer réalistement les enseignements des premiers scrutins post-révolutionnaires en Tunisie et en Egypte, ont exprimé des objections à la présence jugée excessive des Frères musulmans. Ils ont également énoncé des conditions particulièrement tatillonnes en matière de représentation des minorités. S’imposant aux émissaires d’une société systématiquement atomisée, déconnectées de la réalité du terrain et de l’heure, les exigences  occidentales ont freiné la constitution d’un leadership en exil pouvant être  politiquement crédible, et donc fonctionnel,à l’intérieur. Cette distance entre l’opposition politique en exil et son, ou plutôt, très vite, ses  multiples bras armés internes s’est creusée de façon d’autant plus préjudiciable que les Occidentaux n’ont jamais donné aux forces “modérées” qu’ils disaient vouloir soutenir les moyens financiers et surtout militaires qui leur auraient permis de se crédibiliser à l’intérieur. Les deux alliés arabes (Qatar et Arabie Saoudite) ont pour leur part divergé dans leur stratégie de constitution des groupes combattants. Ils devaient, pour l’Arabie Saoudite, être composés de façon privilégiée de militaires déserteurs, qui se revendiquaient le plus souvent d’un héritage laïcisant alors que le Qatar accompagnait la création de nouvelles brigades allant du registre des “salafis inclusifs” jusqu’aux proches du réseau renaissant des Frères musulmans (2)Les Etats-Unis et l’Europe, redoutant de possibles détournements,ont très vite posé des limites drastiques à leur soutien militaire, imposant un  embargo  à peu près total en matière d’armes de longue portée, anti chars et plus encore anti-aériennes. Les “amis de la Syrie” (et notamment les Etats Unis,maîtres absolus en matière d’approvisionnement en armes autres que légères) ont ainsi empêché l’opposition d’acquérir le niveau d’armement qui lui  aurait permis de traduire sur le terrain l’ampleur réelle du rejet populaire du régime et de ses premières conquêtes parles armes (60% du territoire entre mars 2012 et juillet 2012). Cette suspicion précoce vis-à-vis de combattants immédiatement soupçonnés de radicalisme religieux a eu paradoxalement des conséquences très contreproductives sur les équilibres idéologiques internes de l’opposition armée. Les labels «modérés »,en manque de financement, ont rapidement perdu de leur crédibilité au profit de ceux dont les financiers, dans le Golfe, en Arabie et plus encore en Irak, sans pour autant soutenir (pour l’AS et le Qatar) les groupes plus radicaux,n’énonçaient pas les mêmes exigences. Cette fracture a logiquement abouti à la rupture, le 24 septembre 2013, entre la coalition et onze des principales formations de l’opposition armée, fracture que n’a pas résorbé la seconde scission, souhaitée par la coalition et ses soutiens occidentaux et arabes,intervenue cette fois, en janvier 2014, entre une large majorité des groupes armés, liés ou non à la coalition, et le clan jihadiste de l’Etat islamique d’Irak et du Levant.

(1) Cf l’éclairante illustration cartographique proposée par Adam Baczko, RobinBeaumont et Arthur Quesnay

http://www.noria-research.com/2014/07/16/sectarian-strategies-national-settings-and-the-war-economy-in-syria-and-iraq/

(2)Le soutien des Etats de la Péninsule aux Jihadistes de l’Etat islamique, trop régulièrement considéré comme le fondement de leur développement, n’a jamais été démontré. Une  “exception” relative confirme  la réalité de cette  crainte des Etats du Golfe vis à vis de l’EI  : le Koweit est réputé avoir soutenu la  formation (jihadiste) du Jabhat al-Nusra dès lors qu’elle s’est alliée aux autres groupes rebelles pour combattre l’EI.

 

source : http://www.tunivers.com/2014/09/12964/

date : 27/09/2014