La crise syrienne vue de Russie (1/2) – par Charles Weyer

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 juillet 2012

(Vladimir Poutine et Kofi Annan le 17 juillet - Mikhail Klimentyev/AP/SIPA)

La Russie et les informations russes occupent la place du roi dans l’échiquier syrien. La propagande pro-Assad bat son plein dans la presse russe et en particulier sur la chaîne d’information Russia Today. Cette guerre des images et du commentaire accompagne la répression sanglante qui s’abat sur le peuple syrien. Connaisseur de longue date de l’histoire de la Syrie, le chercheur en sciences sociales Charles Weyer poursuit pour Marianne son analyse de la situation en Syrie. Nous publions aujourd’hui le premier volet de son article.

Dans une situation de forte tension diplomatique (et a fortiori de guerre), il est toujours instructif d’étudier la manière dont différents médias nationaux relatent les événements, scénarisent leur restitution et fournissent à leur public des clés de lecture. A cet égard, l’observation régulière au cours de ces dernières semaines de la présentation des événements en Syrie par la chaîne d’information continue Russia Today est particulièrement éloquente.

Russia Today est une chaîne d’information qui a été lancée en 2005 par l’agence gouvernementale Novosti et qui diffuse ses émissions dans le monde entier en anglais, en espagnol et en arabe. Depuis sa création, sa ligne éditoriale consiste à offrir une perspective russe sur les événements internationaux. L’alignement deRussia Today sur les positions du Kremlin ne surprendra personne et c’est à travers ce prisme qu’il faut appréhender les informations et analyses qui y sont présentées. Or, Russia Todayconsacre actuellement à la Syrie une place majeure dans ses bulletins d’information quotidiens : c’est régulièrement l’un des deux premiers sujets mis en avant par la rédaction. Le format de présentation du newsflow en provenance de Syrie est largement emprunté à celui des grands networks occidentaux ou à Al Jazeera avec un triptyque bien rôdé : (1) un journaliste en studio qui lance le sujet, (2) un envoyé spécial sur le terrain qui dévoile plus de détails sur les derniers événements et apporte un éclairage sur leur retentissement local et enfin (3) un consultant réputé indépendant qui répond aux questions posées par le journaliste présent en studio (souvent en duplex depuis New York, Londres ou une capitale arabe) pour donner du sens à l’événement et tenter d’apprécier son impact et ses conséquences nationales ou internationales.

Dans le cas de Russia Today, une première chose frappe immédiatement l’observateur : la chaîne d’information russe dispose d’une journaliste à Damas, ce qui la distingue des médias occidentaux ou d’Al Jazeera dont les reporters sont interdits d’entrer sur le territoire syrien et travaillent donc depuis Beyrouth, Amman ou la frontière turque. Cette spécificité suscite naturellement l’intérêt puisque une présence sur place devrait permettre d’avoir un éclairage au plus proche de la réalité vécue aujourd’hui par les Syriens et notamment par les Damascènes.

Mais c’est le contenu de l’information qui présente le plus grand intérêt. La présentation des événements en Syrie dans une perspective russe est fascinante. L’ensemble des interventions et des reportages et plus encore les commentaires des différents consultants sélectionnés par la chaîne visent à accréditer une seule et même thèse : le régime de Bashar Al-Assad est confronté à un mouvement insurrectionnel de type terroriste qui ne résulte pas tant de la mobilisation d’une partie de la population syrienne contre la dictature en place depuis 40 ans mais de l’alliance de cellules terroristes et de combattants venus de pays étrangers, équipes et financés par l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, les Etats-Unis et l’Europe. Pour paraphraser un«analyste» interviewé sur Russia Today, la guerre civile en Syrie résulterait d’une vaste opération d’infiltration militaire de l’OTAN financée par les pétrodollars du Golfe arabo-persique et s’appuyant en cas de besoin sur des militants d’Al-Qaeda.

L’atrocité de la répression orchestrée par le régime, les crimes commis par celui-ci depuis 16 mois, la torture, les assassinats politiques d’opposants et de leurs familles, tout cela n’est jamais évoqué ; tout au plus certains commentateurs font-ils, occasionnellement, mention de la nécessité pour la Syrie de «poursuivre son chemin sur la voie de la démocratie», ce qui fournit l’opportunité de mettre en exergue la «bonne volonté» du président syrien, naturellement désireux d’engager un dialogue de réconciliation nationale ! La nécessité de poursuivre voire d’intensifier la répression est implicitement légitimée par les interviews de Damascènes ordinaires qui témoignent de leurs inquiétudes et clament haut et fort la nécessité«d’éradiquer ces terroristes et ces criminels». Quant à la solution à la fin du conflit syrien, elle est ressassée à longueur d’émission par les commentateurs : l’Occident et les Pays du Golfe doivent cesser leur appui à l’Armée Syrienne Libre, amener le Conseil National Syrien à résipiscence et «laisser le peuple syrien décider seul de son futur». Il appartient à la Russie (dont il est régulièrement rappelé qu’elle ne prend pas parti dans ce conflit, car elle est soucieuse du respect de l’indépendance des Etats), à la Chine et à l’Iran de s’allier contre ces tentatives de «déstabilisation criminelle d’un état souverain», fondamentalement «contraires au droit international».

Source : http://www.marianne2.fr/La-crise-syrienne-vue-de-Russie-1-2_a220844.html