La Ghouta, autopsie d’un massacre

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 septembre 2013
A la Ghouta, dans la banlieue est de Damas, jeudi. L’attaque aux armes chimiques présumées a tué plus de 1300 Syriens la veille, surtout des civils, dont 75% de femmes et d'enfants, selon l'opposition.

A la Ghouta, dans la banlieue est de Damas, jeudi. L’attaque aux armes chimiques présumées a tué plus de 1300 Syriens la veille, surtout des civils, dont 75% de femmes et d’enfants, selon l’opposition. (Photo Reuters)
Par CORINNE BENSIMON, JEAN-PIERRE PERRIN, CORDÉLIA BONAL, HALA KODMANI

La communauté internationale ainsi que les organisations de défense des droits de l’homme ont réclamé hier que les experts de l’ONU présents en Syrie vérifient sur place les accusations de l’opposition sur l’usage d’armes chimiques par le régime. Soucieux de ne pas s’engager dans le conflit, les Etats-Unis ont déclaré ne pas être «pour l’instant» en mesure de dire avec certitude si le régime y a eu recours.

Que sait-on de plus sur les attaques de la Ghouta ?

La question est davantage : «Que peut-on ou que veut-on savoir ?» Dès lors qu’aucune partie indépendante ne peut avoir accès aux lieux du drame, les seules informations disponibles sont celles diffusées par les Syriens de l’opposition et des équipes médicales locales, ou les dénégations du régime. Les inspecteurs de l’ONU, qui se trouvent à quelques kilomètres, ne peuvent quitter leur hôtel à Damas sans une escorte des services de sécurité du régime, qui ne les autoriseront jamais à mener l’enquête sans les surveiller. A l’inverse, la proposition de l’Armée syrienne libre de sécuriser la zone pour permettre aux inspecteurs d’aller recueillir les informations apparaît comme un geste de propagande.

Les derniers documents diffusés par l’opposition montrent le lancement de roquettes depuis le mont Qassioun, contrôlé par le régime, sur les localités de Zamalka et Aynn Tarma, et font état de plus de 1 300 morts et de 5 000 personnes soignées, dont 75% de femmes et d’enfants. De leur côté, les équipes médicales et les militants syriens ont recueilli des échantillons d’urine, de sang et de vêtements des victimes qui porteraient les traces de l’attaque chimique. Ils doivent tenter de les faire passer en Jordanie, mais encore faut-il qu’ils puissent traverser la frontière proche. La zone continue d’être encerclée et bombardée par l’armée et, même s’ils réussissent, les soupçons de manipulation sur l’origine et l’authenticité des échantillons ne pourront être écartés.

Le conditionnel sur l’usage des armes chimiques reste de rigueur dans toutes les réactions internationales, même par les experts médicaux et des armes chimiques, qui reconnaissent pourtant que tous les symptômes d’une attaque au gaz.

Les images sont-elles crédibles ?

Une fois encore, ce sont les images qui, les premières, ont dit l’horreur, mercredi, en Syrie. Sur YouTube, Facebook, Twitter, des photos et vidéos par dizaines, qui toutes montraient des corps suffoquer, convulser, quand ils ne paraissaient pas déjà morts. Pas de blessures apparentes, pas de sang. Quelle crédibilité donner à ces images ? Si toute guerre est aussi guerre de propagande, le cas syrien est exemplaire. Rares sont les cameramen et photojournalistes professionnels à avoir pu travailler sur le terrain. Aussi ne peut-on que s’en remettre à ces images envoyées par un camp ou l’autre, par définition sujettes à caution. Au fil des mois, leur circuit s’est structuré. Dans chaque ville, chaque camp, chaque groupe, des photographes et cameramen improvisés sont devenus les yeux et les oreilles du conflit pour l’extérieur. Beaucoup y ont perdu la vie. Ce sont souvent des hommes jeunes, téméraires, qui ont reçu matériel et formation expresse via des ONG ou des Syriens de l’étranger. On leur apprend à filmer, à placer dans le champ des «marqueurs» qui permettront ensuite d’authentifier plus facilement le lieu et la date : un bâtiment connu, un journal du jour… Postées sur le Web directement ou via des relais à l’étranger, ces photos et vidéos passent par différents filtres. La plupart transitent à un moment ou un autre par le réseau syrien Shaam News, devenu de facto l’agence de presse de l’opposition, le pendant de Sana, côté régime. Shaam filtre, légende, crédite, traduit, diffuse. Cest le cas pour les vidéos du massacre présumé de mercredi. Les grandes chaînes de télé et les agences photo reprennent souvent le contenu agrégé par Shaam, jugé fiable. Mais avec distance : avertissement aux clients, légendes au conditionnel et, surtout, travail de recoupement. «En trente ans de conflit, c’est la première fois que je me trouve à couvrir une guerre uniquement virtuellement. A force, je suis devenu enquêteur», note Patrick Baz, directeur photo à l’Agence France Presse pour le Moyen-Orient, basé à Chypre. L’AFP a encore un bureau à Damas. Pour la photo, elle travaille avec un salarié et des pigistes, tous syriens. «Le photojournalisme tel qu’on le comprend n’existe pas en Syrie, explique Patrick Baz. A force, on s’est rodé. On repère vite les sources, on a des contacts, on vérifie l’histoire, on croise, on remonte la chaîne. On sait qui est plutôt fiable, qui l’est moins. On travaille en arabe. En cas de doute, on ne diffuse pas. Bien sûr, aujourd’hui, tout est falsifiable. Mais les vidéos de mercredi montrent des dizaines d’enfants qui tremblent, qui étouffent. Une mise en scène à une telle échelle, j’ai du mal à y croire.»

La plaine de la Ghouta gazée au sarin ?

Ces clichés médusants d’où suinte une mort sans sang disent-ils l’horreur d’une attaque au gaz, et notamment au sarin ? «On ne peut se prononcer d’après des photos de dépouilles, trop peu d’indices pour poser un diagnostic», relève Xavier Coumoul, toxicologue à l’Inserm. Impossible donc, en l’attente des expertises indépendantes tant attendues, d’affirmer que ces civils ont succombé à ce neurotoxique qui provoque hypersalivation, pupilles resserrées, perte de contrôle musculaire, convulsions, diarrhées, et une mort par détresse respiratoire ou coma. Organophosphoré capable de pénétrer par la peau et par ingestion, mais plus sûrement par inhalation, le sarin tue en un temps fulgurant, éventuellement un quart d’heure. «Dans l’arsenal des gaz chimiques, figurent deux sortes d’armes, précise le Pr Christian Moesch, toxicologue au CHU de Limoges. Il y a, d’une part, les produits incapacitants, destinés à affaiblir doublement les forces ennemies dans la mesure où les victimes mobilisent les soins de leurs alliés, mais qui laissent des signes visibles, notamment des lésions. Et, d’autre part, les toxiques, destinés à tuer au plus vite.» Le sarin, le tabun, le soman sont de ceux-là, qui ciblent le système nerveux. Le sarin est d’une redoutable efficacité : effets immédiats, faible rémanence. «Il persiste dans l’environnement trente minutes à 15° C, et moins longtemps au-delà», souligne le Pr Moesch, qui précise que nul ne peut être intoxiqué par simple contact cutané avec une victime. Le sarin disparaît sans laisser de traces. Ou presque, car il est possible, notamment pour les laboratoires de l’armée, d’en repérer d’infimes quantités dans l’environnement et dans le sang ou l’urine de personnes décédées il y a peu, ou exposées à des doses non léthales.

Quels enjeux pour les deux camps ?

«On pensait que les premières preuves reconnues de l’usage d’armes chimiques mettait à l’épreuve la ligne rouge tracée par Obama, on a découvert qu’il s’agissait d’un feu vert pour le régime, qu’il n’encourrait aucun risque» : ce commentaire, mercredi, de Khalid Saleh, porte-parole de la Coalition nationale syrienne, résume l’état d’esprit des deux belligérants syriens.

Depuis la révélation du massacre de la Ghouta, l’opposition s’emploie à dénoncer l’indifférence du monde et à réclamer une protection internationale, sans autre stratégie apparente. Au cours de réunions houleuses de la Coalition ces dernières vingt-quatre heures, les propositions extrêmes de rompre tout contact diplomatique et de lancer la guerre totale n’ont pas été retenues par la direction. Le manque de moyens de pression de l’opposition ne fait que confirmer son impuissance aux yeux de la population syrienne remontée contre les «révolutionnaires des grands hôtels».

Quant au régime, il se sent conforté dans sa position de force sur le terrain, et protégé par ses alliés indéfectibles, Moscou en particulier. Cette attaque chimique d’ampleur, si elle est confirmée, servirait donc sa stratégie militaire de reconquête des environs de Damas.

Pourquoi une attaque à l’arme chimique dans cette région ?

Cela fait des mois que le régime s’emploie à déloger les rebelles des faubourgs de Damas, où commence la plaine agricole de la Ghouta, et des villages alentour. Sans grand succès en dépit de pertes considérables des deux côtés. Gêné par la percée des rebelles dans la région alaouite de Lattaquié, qui l’a obligé à déployer des forces pour reconquérir le terrain perdu, et leur progression à Alep, où, beau succès, ils se sont emparés de la base aérienne de Mengh, l’état-major loyaliste manque désormais de troupes pour la bataille de la Ghouta, ce qui met un sérieux bémol à ses déclarations triomphalistes sur la victoire à venir.

Pour reprendre la Ghouta, il a tout utilisé : bombardements massifs à l’artillerie, avec l’aviation, missiles sol-sol… Dès lors, l’emploi de l’arme chimique apparaît comme un enchaînement logique pour un régime prêt à tout. Autre bonne raison d’une attaque au gaz sans commune mesure avec les douze précédentes : c’est aussi dans la Ghouta qu’opèrent les unités de l’Armée syrienne libre les plus combatives, les moins gangrenées par les jihadistes, et même les moins religieuses, certaines armées, équipées et entraînées par les Etats-Unis, via la Jordanie toute proche.

source: http://www.liberation.fr/monde/2013/08/22/la-ghouta-autopsie-d-un-massacre_926478