La longue ombre de Damas : les réfugiés syriens craignent les ravisseurs, par Rania Abouzeid

Article  •  Publié sur Souria Houria le 25 octobre 2011

Traduit de l’anglais par SouriaHouria

Source : http://www.time.com/time/world/article/0,8599,2097528,00.html#ixzz1biNuFdsk

Ramy al-Dow, 21 ans, remonte son pull-over finement rayé à col en V jusqu’à son cou et croise les bras sur sa poitrine, dans une vaine tentative pour se protéger du froid perçant régnant dans ce village turc montagneux du sud, dominant la frontière syrienne. Il est sensiblement sur les nerfs, malgré le fait que cette nuit-là il se trouve dans une maison sûre. Trois générations de femmes sont assises dans la cour à l’extérieur, égrenant des sceaux de grenades récoltées dans leurs champs voisins. Le cousin de Ramy, Mahmoud al-Dow, 16 ans, surveille la rue. « Juste au cas où », dit Ramy.

Les jeunes réfugiés syriens ont passé les deux dernières semaines à dormir à la belle étoile, dans des mosquées, dans les cours des gens, dans les champs le long de la frontière. Ils craignent d’être kidnappés par des espions et des sympathisants travaillant pour le régime impitoyable du président syrien Bashar al-Assad et d’être emmenés de force de l’autre côté de la frontière. Ils veulent que leurs vrais noms soient publiés afin que, s’ils étaient capturés, ils ne disparaissent pas dans l’anonymat, fosse anonyme de victimes, mais que quelqu’un puisse demander après eux. Leurs craintes ne sont pas totalement injustifiées.

Il y a un changement palpable dans la zone frontalière depuis les jours impétueux, agités de cet été où le village somnolent de Guvecci a été submergé de réfugiés. Les militants qui fanfaronnaient autour de la ville se sont maintenant enfoncés plus profondément en Turquie, dans la ville d’Antakya, où ils gardent profil bas. Les jours de traversées illégales de la frontière turque jusqu’en Syrie, sans qu’interviennent les forces de sécurité des deux pays, sont révolus, et ceux de l’optimisme plein d’espoir que le régime de Damas tomberait bientôt le sont aussi. Tout cela a été remplacé par la crainte aiguë que l’influence d’Assad s’étende bien au-delà de ses frontières. Bien que la Turquie poursuive une politique étrangère hostile à la Syrie, ait ouvert les bras à des milliers de réfugiés syriens et les ait hébergés dans un réseau de camps bien entretenus, nombre des fugitifs estime toujours que ce n’est pas un abri sûr.

Des groupes de défense des droits de l’homme travaillent pour réunir des preuves sur les cas de réfugiés syriens qui, dans les pays bordant la Syrie, y compris la Turquie, le Liban et la Jordanie, sont enlevés et contraints à retourner de l’autre côté de la frontière. Certains auraient été vendus par des mercenaires, selon des activistes syriens, d’autres ont été enlevés par des agents syriens mukhabarat itinérants (services secrets syriens de renseignements et de police). Au Liban – qui s’est débarrassé de l’occupation syrienne en 2005 mais est à présent fortement de retour dans la sphère d’influence syrienne – le grand chef de la police du pays, Ashraf Rifi (un farouche anti-syrien), a récemment affirmé que l’ambassade de Syrie au Liban était derrière l’enlèvement de trois activistes syriens, les frères Jassem, à Beyrouth, et que du personnel des propres Forces de Sécurité Intérieures de Rifi ont prêté leur concours à cet enlèvement présumé. L’ambassade syrienne à Beyrouth a démenti toute implication.

Neil Sammonds, le chercheur sur la Syrie à Amnesty International, affirme que plusieurs cas ont été rapportés aux groupes de défense des droits de l’homme en Turquie. « Nous ne pouvons pas les vérifier, dit-il, mais il y en a un – le cas de Hussein Harmoush – au sujet duquel nous avons écrit au gourvernement syrien. Mais c’était seulement l’avant-dernière semaine, alors nous n’avons pas encore de réponse. Et nous avons également soulevé le cas de trois autres personnes. »

Le colonel Hussein Harmoush a été un des premiers officiers supérieurs à déserter l’armée syrienne. Il a disparu dans des circonstances mystérieuses le 29 août, avant de refaire surface à la télévision d’Etat syrienne deux semaines plus tard, se rétractant sur sa prétention à mener le mouvement des officiers libres syriens et insistant sur le fait d’être revenu en Syrie de son plein gré. Il était resté dans un camp de réfugiés turc avec sa femme Gofran Hejazi et leurs quatre enfants. On ignore s’il a été pris en Turquie ou en Syrie (où il se serait rendu selon des personnes qui parlaient avec lui quotidiennement). Enfin, sa femme fait reposer pleinement la responsabilité de l’enlèvement de son mari sur la Turquie.

Bien que les autorités turques aient refusé la demande du Time de rencontrer Hejazi, nous l’avons contactée par téléphone. Elle affirme que son mari était en contact régulier – par téléphone et en personne – avec un homme turc arabophone connu comme Abu Mohammad. Hejazi, 33 ans, a dit qu’elle avait rencontré le turc plusieurs fois. Abu Mohammad a appelé Harmoush avant sa disparition, promettant de fournir des armes aux révolutionnaires syriens et d’aider le colonel à les transporter de l’autre côté de la frontière. « J’ai l’ai entendu. J’étais près de mon mari pendant cet appel » dit-elle. Abu Mohammad aurait insisté pour qu’Harmoush garde ce projet pour lui, et insisté pour le rencontrer aussi vite que possible. Selon d’autres membres de la famille de Harmoush, le 29 août, le colonel a quitté le camp de réfugiés pour rencontrer le mystérieux turc. Ce fut la dernière fois qu’ils le virent dans le pays.

« A mon avis, les turcs ont joué un rôle, dit Hejazi, je pense qu’ils manifestent un intérêt de pure forme pour la révolution, mais sous la table ils font des affaires avec le régime Syrien ». Elle prétend qu’Harmoush « était sous surveillance [par les turcs] – même son téléphone, ses conversations Internet. C’est ce que des cyber-activistes d’Antakya et Ankara m’ont dit. Alors comment les turcs ne pourraient-ils rien savoir de sa disparition? »

La famille Harmoush a fourni des détails sur Mohammad, dont son numéro de téléphone, aux autorités turques, mais selon Hejazi les turcs lui ont dit qu’ils n’ont aucun suspect dans cette affaire. A présent elle craint que les mêmes personnes qui ont capturé son mari puissent les blesser, elle et ses enfants. « Je veux solliciter l’asile politique dans un pays arabe. S’il vous plaît, pouvez-vous faire sortir mon message d’ici? Je ne suis pas en sécurité ici. Je vis dans la peur, pas pour moi-même mais pour mes enfants. Une mère ne peut pas voir ses enfants blessés. Regardez ce qui est arrivé à mon mari. Il croyait être en sécurité ici. »

Beaucoup d’activistes syriens exilés vivent maintenant dans l’ombre. Mohammad Fezzo, 31 ans, n’a pas quitté son logement à peine meublé d’Antakya pendant plus de deux mois. Quand il s’aventure à l’extérieur, il est accompagné par plusieurs membres de sa famille, de crainte qu’il ne « disparaisse ». « Ziad », un autre militant, a vécu dans trois endroits différents à Antakya depuis août. Il cherche à bouger encore, d’une part parce qu’il est à court d’argent, et d’autre part parce que   ses colocataires activistes et lui ont récemment remarqué des syriens qu’ils ne connaissent pas qui les suivaient. « Ça nous a effrayés », dit Ziad, 26 ans, une cicatrice semi-circulaire ressortant sous son oeil gauche, comme le rappel permanent d’un accrochage avec les forces de sécurité syriennes durant une manifestion dans sa ville natale, la cité côtière de Lattaquié. « J’ai reçu des menaces, directes et indirectes, de syriens ici, en Turquie » dit Fezo. « Ça n’est pas sûr pour nous ici, ils peuvent nous atteindre partout. »

Les problèmes de Ramy al-Dow ont sérieusement commencé il y a deux semaines. En été, sa famille et lui ont fui leur ville natale de Jisr al-Shoughour, à environ 40 km au sud d’Antakya, après  que son père activiste a été arrêté dans un raid par la sécurité syrienne. Ils ont rejoint les miliers de syriens affluant pour se mettre à l’abri en Turquie, et se sont vite installés dans le camp de réfugiés de Yayladagi. Ramy continuait à traverser la frontière illégalement, transportant du bois, de l’eau et d’autres vivres aux groupes de syriens concentrés du côté syrien, dont plus de deux douzaines de militaires ayant fait défection dans le minuscule village de Ain al-Baida.

Il y a deux semaines, Ramy a reçu un coup de téléphone de la part de l’associé d’un homme d’affaire turc alaouite, un homme qu’il connaît bien. Il l’avait vu autour de Guvecci pendant l’été, offrant de la nourriture, de l’eau et un abri aux réfugiés syriens. « Il a dit qu’il voulait aider à soutenir la révolution, mais qu’il ne pouvait pas parler de ce sujet au téléphone », dit Ramy. Son cousin et lui sont allés voir l’homme dans sa maison, dans un village voisin. « C’était un piège », dit Ramy. Il affirme que son cousin et lui ont été menottés et contraints de monter dans un camion pick-up. Ils ont résisté et une bagarre s’est ensuivie, durant laquelle ils ont réussi à s’échapper. Après plusieurs heures, ils sont revenus à Guvecci. Plus de 20 villageois ont vu les deux hommes effrayés et menottés. L’homme d’affaires turc aurait affirmé à la police que les jeunes cousins essayaient de lui vendre des armes de contrebande volées.

« Je suis très effrayé. Je ne peux pas aller en Syrie et maintenant je suis recherché en Turquie », dit Ramy. C’est ma parole contre celle d’un riche turc. Je ne sais pas ce qu’il va m’arriver. S’il y a un moyen d’obtenir la garantie que je ne serai pas renvoyé en Syrie, je me rendrai chez les autorités turques et je me livrerai moi-même. »

Un officiel turc qui connaît bien l’affaire affirme que les jeunes hommes n’ont pas été accusés de crime et n’ont rien à craindre des forces de l’ordre turques. « Nous avons des ordres fermes – des ordres très stricts – de ne pas maintenir en détention des hôtes syriens ni de les renvoyer en Syrie.  Ça n’est pas possible. Cela pourrait juste être parce que nous avons quelques questions à poser, c’est tout », a-t-il dit au Time, demandant l’anonymat parce qu’il n’était pas autorisé à s’exprimer sur cette question. « Les cousins devraient retourner dans les camps. »

Mais ils ne le feront pas. Qu’ils n’aient pas été officiellement accusés n’a aucune importance, leur crainte des hommes en uniformes a des racines profondes, telles que la terrible barrière psychologique de peur cultivée par Assad et son père et prédecesseur Hafez Assad, pendant les decennies où ils ont régné.

De toute façon, beaucoup des résidents de ces camps de réfugiés ne se sentent pas plus en sécurité que les syriens vivant hors du réseau. Il y a six camps en tout, accueillant quelques 7500 syriens. Environ 3800 sont à Yayladagi, à quelques kilomètres à peine de la frontière. C’est un camp propre et bien organisé avec des tentes blanches semées le long de sentiers pavés. « Nous ne quitterons plus le camp pour aller en ville seuls désormais »,dit Nihad Hashari, 45 ans, originaire de Jisr al-Shoughour et résidant à Yayladagi. « Nous organisons des groupes de quatre ou cinq. »

Hashari est assis en compagnie d’une douzaine d’hommes sur des chaises en plastique sous un auvent en toile blanche. Ils sont tout extrêmement reconnaissants pour l’aide du gouvernement turc et envers les attaques virulentes de Recep Tayyip Erdogan à l’encontre d’Assad, mais ils craignent qu’il n’y ait des espoins parmi eux. « Nous avons remarqué des voitures des services secrets syriens dans la ville », dit un autre réfugié, Mustafa. « Nous savons que ce sont les services secrets parce que soit leurs plaques d’immatriculation sont des séries de zéros, soit plusieurs voitures portent des numéros qui se suivent et des plaques damascènes. »

L’officiel turc souscrit à cette posibilité mais affirme que son gouvernement ne peut pas y faire grand chose. « Nous ne pouvons pas savoir qui est un mukhabarat », dit-il. « Les camps sont ouverts à tout le monde. Nous ne demandons pas pourquoi venez-vous ou pourquoi partez-vous. Si [les occupants du camp] disent « Cette personne est un mukhabarat », nous faisons davantage attention. Il y a quelques allégations sur des gens, mais nous ne pouvons pas le prouver. Que sommes-nous supposés faire? », dit-il, de plus en plus exaspéré. « S’il vous plaît, proposez-nous une solution, et nous l’appliquerons. Devrions-nous interroger tous les réfugiés? »

Les cousins Dow n’ont pas de solution à offrir. Ils savent juste qu’ils vont passer une autre nuit en plein air. « Parfois nous restons dans des maisons, mais nous ne voulons pas mettre en danger quelqu’un d’autre », dit Ramy, tandis que son cousin et lui descendent un chemin de graviers en direction de champs d’oliviers et de grenadiers. Ils ont une couverture pour deux. Ramy n’a même pas de veste. « Ne vous inquiétez pas pour nous » dit-il avec entrain. « Nous sommes habitués aux privations ici et là-bas » dit-il, en faisant un signe de la tête vers la frontière voisine. « Nous irons bien, aussi longtemps qu’ils ne nous trouveront pas. »