La révolution syrienne, entre piège de la violence… et manœuvres du régime – par igance Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 29 août 2012

De nombreux médias ont attiré l’attention, au cours des derniers jours, sur des agissements criminels dont la responsabilité était attribuée aux « rebelles », une catégorie aux contours imprécis qui emprunte sans discernement au vocabulaire du régime et qui rassemble aussi bien des opposants civils et militaires au pouvoir syrien que des combattants « islamistes » aux objectifs imprécis. Certains sites ont mis en ligne des images ou fourni le lien de vidéos présentant des scènes difficilement soutenables. Elles montrent des « révolutionnaires », des « terroristes », des « moujahidin » ou des « membres présumés de l’Armée Syrienne Libre » (ASL)  exécutant des chabbiha de sang-froid à la kalachnikov, assassinant à l’arme blanche des partisans du pouvoir, jetant des corps du haut d’édifices, etc.

« Massacre » du bureau de poste d’Al Bab

De tels agissements sont totalement inadmissibles. Ils doivent être et ils ont été unanimement condamnés. A commencer par le Conseil National Syrien, par les organisations de défense des Droits de l’Homme favorables à la contestation, par les sites Internet soutenant la révolution, par les partis de l’opposition syrienne, par les activistes engagés sur le terrain et par l’ASL.

Ils imposent toutefois en même temps, plus que jamais, une grande prudence de la part des observateurs. Non pas que les « résistants » syriens seraient impeccables, au sens propre du terme, et ne commettraient pas d’actions répréhensibles. Mais l’examen critique des documents censés confirmer la réalité des faits dénoncés conduit, dans un certain nombre de cas, à constater qu’ils s’inscrivent au contraire dans la campagne de discrédit de la contestation, lancée et poursuivie sans répit depuis les premiers jours de la « Révolution contre Bachar Al Assad ». On ne s’en étonnera pas.

On ne peut ignorer en effet que, instruits par des spécialistes de la manipulation ayant fait leurs classes dans l’Allemagne nazie ou au service des « démocraties populaires » de l’ex-bloc communiste, les chefs des services syriens de renseignements sont passés maîtres à leur tour dans l’art de la désinformation. Avant même le début de la contestation, de fauses informations, révélations, déclarations… avaient été diffusées par les autorités syriennes pour prévenir le déclenchement d’un mouvement qu’elles percevaient imminent. Les « islamistes », alors incarnés par les Frères Musulmans, y occupaient déjà une bonne place. On voudra bien se souvenir, par ailleurs, que la création de l’armée électronique du pouvoir syrien a précédé celle de la révolution syrienne et que, s’apparentant par bien des aspects aux milices de chabbiha, cette armée dispose de moyens quasi illimités, les ressources de l’Etat étant détournées et affectées en grande partie, depuis le début de la crise… et même avant, au service de la survie du régime.

Quoi qu’il en soit, la nécessaire condamnation du recours à certaines formes de violence par la révolution syrienne – quand les faits qu’on lui reproche sont dûment avérés – n’autorise ni à réduire cette révolution à des actes qu’elle condamne et avec lesquels elle n’a dans son ensemble rien à voir, ni à renvoyer dos à dos les deux parties en conflit, comme se complaisent à le faire certains irresponsables politiques de nombreux pays et certaines instances de la communauté internationale. Il est insupportable, pour ceux qui n’ont pris les armes que pour se défendre et protéger les leurs, après avoir enduré la mort, la torture et les exactions de toutes natures durant des mois, de se voir traités comme ceux qui ont fait du recours à la force, à la cruauté et à la sauvagerie, dès le début du soulèvement, une politique systématique et le moyen privilégié, pour ne pas dire unique, de conservation de leur pouvoir et de leurs privilèges. Il est inadmissible de traiter les exactions commises par certaines composantes de la contestation de « crimes contre l’humanité », alors que, aussi condamnables soient-elles, ces exactions restent marginales et n’ont jamais atteint, quoi que certains prétendent, ni l’ampleur, ni l’aspect systématique des massacres du régime.

« Nous ne sommes ni des salafistes, ni des terroristes. Nous sommes des révolutionnaires civilisés »

 

A l’origine, était la violence du régime

C’est pour crier leur ras-le-bol pour la manière infamante dont ils étaient traités dans leur propre pays depuis des décennies, par un régime attaché à sa seule survie et dépourvu de la moindre considération pour une population totalement assujettie, que les habitants de Daraa sont descendus dans les rues en mars 2011. On sait à quelles tortures avaient été soumis leurs enfants. Connus de tous, ces faits trahissaient de la part du pouvoir syrien un recours délibéré à la violence la plus abjecte. Les Syriens se sont engouffrés dans la brèche pour réclamer le départ de ceux qui s’étaient emparé par la force du pouvoir et des ressources du pays, près d’un demi-siècle plus tôt. Ils espéraient gagner à eux l’ensemble de leurs compatriotes civils et militaires, de toutes les ethnies et de toutes les confessions, en plaçant leur soulèvement et la révolution contre Bachar Al Assad sous le signe du pacifisme, de l’unité et de la solidarité entre villes et communautés. Ils voulaient saisir cette occasion, qu’ils attendaient mais qu’ils se croyaient incapables de provoquer, pour rétablir en Syrie le système démocratique qui avait prévalu chez eux entre 1946 et 1958.

La stratégie du régime a consisté d’emblée à provoquer ceux qui contestaient son autorité, pour les pousser à recourir eux-mêmes, en paroles et en actes, à la violence. Faute de pouvoir y parvenir, il a forgé des slogans – « les chrétiens à Beyrouth et les alaouites au tabout » (cercueil) – et imaginé des opérations criminelles – des massacres de populations supposées fidèles au pouvoir en place – dont il a imputé la paternité aux contestataires. Il a tiré sur des manifestants désarmés. Il a bombardé des villes. Il a privé leurs populations d’eau, de gaz, d’électricité, de nourriture, de moyens de chauffage. Il a brûlé des quartiers entiers. Il a saccagé des récoltes. Il a décimé des troupeaux. Il a arrêté des Syriens par milliers. Il a assassiné des innocents de sang-froid. Il a violé des femmes et des enfants, parfois aussi des hommes. Il a tué sous la torture des centaines de détenus. Il a procédé à des liquidations collectives. Il a incinéré ou jeté à la mer des centaines de cadavres. Il a interdit aux blessés l’accès aux soins et exécuté les médecins et les volontaires qui leur portaient secours. Il a maintenu de force des populations entières dans les villes que l’armée bombardait. Il a utilisé contre les civils les chars, l’artillerie, les hélicoptères de combat et les avions de guerre. Il a fait usage contre eux d’armes internationalement prohibées. Surtout, il a mobilisé contre d’autres Syriens des mercenaires recrutés dans toutes les communautés, soudés par la peur de l’autre et animés par la haine intercommunautaire qu’il s’était lui-même employé à instiller dans leurs esprits.

Face à ce déchainement de violence, les centaines de milliers de Syriens qui entendaient aller au bout de leur projet de changement ont fait preuve d’une endurance (sabr) aussi étonnante qu’admirable. En descendant et en bravant dans les rues, vendredi après vendredi, les forces de sécurité postées ici et là, aux carrefours comme sur les terrasses, pour tirer à vue sur les manifestants, ils tentaient de maintenir en vie leur mouvement et de se redonner mutuellement du courage. Mais, à travers les slogans unitaires démocratiquement choisis pour ces rassemblements, ils voulaient aussi faire comprendre à ceux qui, à l’extérieur, assistaient impavides à leur martyre, la force de leur résolution et la grandeur de la cause pour laquelle ils se mobilisaient.

« Liberté, c’est toi seule que nous aimons »

 

La révolution et le droit de légitime défense

Il aura fallu plusieurs mois avant que les soldats et officiers qui avaient déserté, parce qu’ils ne pouvaient se plier aux ordres de « tirer pour tuer » qui leur étaient donnés, commencent à s’organiser, se fixent pour mission d’assurer la protection des quartiers d’où ils étaient originaires, et lancent les bases de ce qui est devenu l’ASL. Même pour se défendre, le recours aux armes n’a été pour les révolutionnaires ni spontané, ni naturel. Ils espéraient, par leur patience et leur courage, dissuader leurs jeunes compatriotes, appelés ou engagés, de participer à la répression ordonnée par le régime. Ils imaginaient que leur persévérance suffirait à convaincre des sous-officiers et des officiers que la vérité, la dignité et la justice étaient du côté de ceux sur lesquels on leur demandait d’ouvrir le feu, et non dans la défense d’un système prédateur prêt au pire pour assurer sa survie. Ils pensaient parvenir à rassurer les membres des communautés minoritaires, dont ils comprenaient l’hésitation à s’engager dans une aventure dont l’issue était pour tous incertaine. Ils croyaient qu’en surmontant leur propre peur et en persistant, semaine après semaine, à affronter la mort dans les rues, ils aideraient leurs compatriotes à dominer leur angoisse. Ils entendaient leur démontrer que le régime mentait lorsqu’il agitait devant eux le spectre des affrontement interconfessionnels. Ce qu’ils voulaient, c’était la vie et non la mort : ils ne mettaient pas en jeu leur existence aujourd’hui pour le plaisir insensé de pouvoir, demain, supprimer ceux qui ne les avaient pas accompagnés ou soutenus dans leur combat.

Ils étaient surtout conscients que la pente sur laquelle ils s’aventureraient en essayant de résister par les mêmes moyens à un régime prêt à tout et bien armé, disposant d’une réserve de militaires et de supplétifs fanatisés, les chabbiha, serait pour eux extrêmement risquée. Il leur faudrait de longs mois avant de pouvoir aligner des unités et disposer des matériels qui leur permettraient, non pas d’attaquer l’armée du régime et de renverser le pouvoir par la force, mais uniquement de s’opposer et de résister à certaines de ses opérations. D’autant que, comme ils avaient été contraints de le constater, aucun pays ne paraissait alors disposé à répondre aux slogans choisis pour les grandes manifestations hebdomadaires : une « protection internationale » (vendredi 9 septembre), un « embargo aérien » (vendredi 28 octobre), et finalement une « zone protégée » (vendredi 2 décembre). Les instances arabes et internationales s’étant montrées aussi incapables les unes que les autres de faire entendre raison à Bachar Al Assad, c’est-à-dire de le convaincre de cesser de tuer, de rappeler son armée dans les casernes, de libérer les manifestants emprisonnés et d’entamer un véritable dialogue politique avec les contestataires, ils ont fini par reconnaître, le 25 novembre, faute d’alternative, que « l’Armée Libre me protège ».

Pour soulager au mieux les populations subissant les agressions des forces du régime, généralement celles des villes et villages dont ils étaient originaires, les combattants de l’ASL, militaires déserteurs et volontaires de tous âges, ont dès le départ cherché à conjuguer leurs efforts. En dépit des problèmes que leur posaient le manque de véhicule et l’absence de moyens de transmission sécurisés, qui s’ajoutaient à un déficit en informations, en armes et en munitions, les différentes unités se sont efforcées soit de se fondre dans de plus vastes ensembles, soit de coordonner au maximum leurs interventions. Ces efforts ont débouché, au début du printemps 2012, sur la création de Conseils militaires à l’échelon des gouvernorats et sur la mise en place d’un Commandement conjoint de l’Armée Syrienne Libre à l’Intérieur, désormais autonome dans ses prises de décisions stratégiques et dans sa communication.

En rouge : « Pacifique, pacifique ». Derrière la flèche verte : « Ouvre l’oeil. Il n’y a pas de point » (il aurait changé pacifique en salafiste)

 

La contestation confrontée au terrorisme favorisé par le pouvoir

L’action de l’ASL s’est heurtée à des difficultés qui n’étaient pas que militaires. Elle a d’abord été confrontée à l’existence de quelques groupes à l’orientation religieuse, les uns créés sur des bases locales pour assurer la protection de la population, d’autres constitués sur une base idéologique islamique avec pour objectif le renversement par tous les moyens du régime syrien considéré comme kâfer (impie). Parmi les premiers, certains ont accepté d’adhérer aux Conseils militaires, mais d’autres s’y sont refusés. Ils ont préféré, tout en admettant le principe d’une coopération sur le terrain, préserver leur indépendance. Cela n’a pas empêché certaines de ces unités, pour compliquer les choses, de continuer à revendiquer une appartenance à l’ASL, dont ils approuvaient les objectifs mais dont ils ne voulaient pas de l’autorité.

En revanche, la collaboration s’est avérée impossible, ou du moins extrêmement compliquée avec les seconds. Ils sont composés de moujahidin syriens et parfois étrangers. Leur nombre fait l’objet de fantasmes et de rumeurs, que même les témoignages de journalistes et de chercheurs ayant eu accès au terrain ne sont pas parvenus à faire taire. Une partie de ces moujahidin vient de l’extérieur du pays, sans qu’on sache comment, en provenance d’où et avec l’aide ou la complicité de qui ils sont parvenus à entrer en Syrie puis à se regrouper en certains lieux déterminés. D’autres, bénéficiant d’amnisties réclamées pour les révolutionnaires et non pour eux, ont été libérés des prisons syriennes où les moukhabarat les retenaient depuis les années de la guerre en Irak pour les neutraliser… ou pour s’en servir au moment opportun. En dépit des risques, ils pouvaient être utiles pour reproduire ce qui s’était passé au Liban, dans la seconde moitié de la décennie 2000-2010, avec le Jound al Cham et le Fatah al Islam.

C’est dans ce contexte qu’est apparu en Syrie, fin 2011, le Front de Soutien à la Population du Bilad al Cham, qui a aussitôt revendiqué des attentats à la mise en scène, au modus operandi et aux résultats étranges. Ce groupe est considéré avec une infinie suspicion par l’ASL comme par les activistes, qui ne se reconnaissent ni dans son discours, ni dans ses actions. Ils se demandent d’ailleurs si les prétendus candidats aux opérations suicides du Front de Soutien n’apparaissent pas voilés dans les vidéos de leurs « exploits » davantage pour interdire aux véritables révolutionnaires de les repérer et de les dénoncer, que pour échapper aux poursuites des services de renseignements.

La volonté du régime syrien de troubler le jeu, de provoquer le désarroi, d’effrayer les Syriens et les opinions publiques extérieures, ne fait guère de doute. Puisque les « terroristes islamistes » annoncés par Bachar Al Assad n’étaient pas au rendez-vous, les moukhabarat ont fait ce qu’il fallait pour permettre à la prophétie présidentielle de devenir réalité. Imaginant refaire le coup du cheykh Mahmoud Qoul Aghasi, plus connu sous son sobriquet de Abou Al Qa’qa’, qui avait transformé, fin 2002 et début 2003, sa mosquée du quartier de Sakhour à Alep en centre de recrutement de moujahidin pour l’Irak, ils ont remis en liberté, en décembre 2011, un activiste radical, Moustapha Sitt Miryam Nassar, autrement dit le fameux Abou Mous’ab al Souri, coordonnateur des activités d’Al Qaïda en Europe et cerveau des attentats de Londres en 2005. Son passé et ses discours auraient suffi, dans un pays normal, pour le maintenir indéfiniment en prison.

Certes, depuis le début de la révolution, des Syriens victimes de la répression impitoyable du régime, ayant subi des tortures durant leur emprisonnement ou ayant perdu des membres de leur famille, ont procédé de leur propre initiative, dans leur environnement, à des vendettas. Il est vrai que des informateurs appartenant à toutes les communautés, parmi lesquels des chrétiens, ont été supprimés lorsque leur coopération avec les moukhabarat était avérée et que, dûment mis en garde contre la poursuite de leurs agissements, ils avaient continué de livrer des activistes aux services de sécurité. C’est dans ces conditions, et non en raison de leur appartenance à la communauté chrétienne d’Al Qseir, que des membres de la famille Kassouha, connue dans la ville pour son inféodation au régime et sa coopération avec les services de renseignements, ont été tués au printemps 2012. Ils avaient été avertis – l’opposant Michel Kilo en a témoigné – mais, forts de la protection du régime, ils n’en avaient pas tenu compte.

En revanche, contrairement à la propagande véhiculée par des membres du clergé et une religieuse accoquinée avec les moukhabarat, ni les activistes, ni l’ASL n’ont l’intention de massacrer, à la différence des forces de sécurité et des mercenaires du régime, des populations sur la base de leur appartenance communautaire ou confessionnelle. Ils n’ont jamais tué de façon délibérée des chrétiens, des alaouites, des chiites, des druzes ou autres, en tant que tels. Ils ont autre chose à faire que de contribuer aux dissensions intercommunautaires… qui constituent, depuis le début de la révolution, l’un des pièges dans lesquels le pouvoir syrien s’efforce de tirer ou de pousser sa population.

Le régime, les « rebelles »… et la majorité silencieuse

Rappelons encore une fois, pour prévenir toute ambiguïté, que le « régime syrien » est constitué par le rassemblement autour de la personne de Bachar Al Assad d’un ensemble de forces, de groupes et de personnalités dont le chef de l’Etat assure la structuration autoritaire. Il est fait de civils et de militaires, de membres de partis politiques et d’agents des services de sécurité, comme de simples citoyens appartenant à toutes les couches sociales et à toutes les communautés. Ils ont évidemment des opinions politiques, économiques et sociales différentes : idéologique et absolu pour les uns, leur attachement au pouvoir en place est pour d’autres strictement opportuniste et conjoncturel, motivé par la peur des représailles exercées sur les « traitres », entretenu par les incertitudes liées à un avenir dont ils ignorent tout, et renforcé par les rémunérations et avantages offerts par le régime à ceux qui , comme les chabbiha, l’aident à « terroriser » partout la population. Volontairement ou involontairement, activement ou passivement, ils contribuent dans la période actuelle à la survie du clan des Al Assad dont ils reconnaissent l’autorité ou qu’ils considèrent comme un moindre mal. En assurant la préservation des intérêts économiques de ce clan, certains d’entre eux espèrent aussi garantir les leurs.

Il en va tout autrement des « rebelles ». Choisi à dessein par la propagande du pouvoir, qui se refuse à reconnaître dans le mouvement de contestation de sa légitimité un mouvement politique ou une « révolution », ce terme regroupe une multitude de gens qui n’ont souvent rien à voir et qui, en tout état de cause, ne peuvent pas matériellement – et parfois ne veulent pas politiquement – se soumettre à une autorité unique. Il s’agit de simples citoyens, dans leur immense majorité apolitiques tout d’abord, qui ont été les premiers à manifester dans les rues pour réclamer de manière pacifique la liberté et la dignité auxquelles ils avaient droit, avant d’exiger le départ du « traitre qui tue son peuple ». Il s’agit ensuite d’activistes de toutes tendances et orientations idéologiques, qui se sont donné pour mission, afin de permettre au mouvement de durer et de parvenir à son terme, d’en assurer l’organisation, l’unification et la coordination à l’intérieur, la connaissance et la reconnaissance à l’extérieur (Cf. « Syrie 2011. D’une société atomisée à une révolution organisée et citoyenne »). Il s’agit enfin de militaires déserteurs et de civils regroupés dans des milices locales, qui coopèrent pour les unes et se sont fédérées pour les autres sous l’égide de l’Armée Syrienne Libre (ASL), laquelle s’est mise en place pour protéger les populations des actes de vengeance du régime, de ses agressions meurtrières et des massacres collectifs.

Le recours au terme de « rebelles » permet au pouvoir d’assimiler aux révolutionnaires des groupes et organisations qui ont fait – tardivement – leur apparition sur le terrain, en profitant de l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat et de son incapacité actuelle à contrôler l’ensemble de ses frontières, selon les médias du régime, mais avec son aide et ses encouragements, à en croire l’opposition. Quoi qu’il en soit des circonstances de leur création, les activistes et les combattants de l’ASL refusent d’être assimilés à ces groupes dont ils ignorent tout, dont les membres parfois ne sont ni Syriens, ni arabes, et dont l’agenda ne correspond en rien à ceux de la révolution. Celle-ci n’a que faire d’un « Etat islamique ». Elle a d’autres priorités que la « reconquête de Jérusalem » et la lutte contre les croisés ou les néo-impérialistes, qu’ils soient de l’Ouest ou de l’Est. Elle mène un combat national, circonscrit dans les frontières de la Syrie, pour renverser un pouvoir autoritaire et prédateur qui a fait du pays sa propriété et de ses habitants des sujets, et pour lui substituer un système dans lequel tous les Syriens seront associés à la décision et traités sur un pied d’égalité.

Entre les deux camps, une partie notable de la population hésite en silence. Le pouvoir dit que cette majorité silencieuse est de son côté. Mais, signe qu’il ne croit pas lui-même à son discours, il n’est pas prêt davantage aujourd’hui qu’hier à lui laisser la possibilité de s’exprimer, que ce soit par l’intermédiaire de médias indépendants qu’elle aurait la liberté de créer, que ce soit en répondant aux questions de journalistes étrangers indépendants… toujours interdits d’entrer dans le pays, que ce soit en utilisant à son gré les moyens modernes de communication, que ce soit par le biais des bulletins de vote qu’elle est de temps à autre invitée à déposer dans les urnes lors de consultations aux résultats décidés en amont par les moukhabarat, etc.

Les révolutionnaires estiment, mais sans être en mesure de le démontrer davantage dans les circonstances actuelles, que si la majorité se tait, elle n’en pense pas moins. Son silence serait aussi – ou avant tout – motivé par la peur des représailles d’un système qui considère depuis toujours qu’il n’y a pas de place en Syrie pour la neutralité, et que ceux qui ne font pas clairement allégeance au régime sont des traitres qu’il faut sanctionner comme tels. D’où les bombardements aveugles sur les quartiers et villes hébergeant des « rebelles ».

242 cadavres recencés à Daraya pour la journée du 27 août, dont 156 d’hommes exécutés dans la grande mosquée de la ville


Méfaits, crimes et exactions imputés à la révolution

Alors que les accusations mutuelles datent des premières heures de la révolution, la mise en cause des « rebelles » dans une multitude de crimes et d’exactions a pris une tournure et une force nouvelles au début de l’année 2012. Jusqu’alors, en dépit des moyens mobilisés par les médias syriens et leurs relais extérieurs pour ternir l’image des contestataires, la majorité des opinions publiques considéraient que la plupart des crimes commis en Syrie étaient le fait des forces de sécurité du régime. Dès le 1er juin 2011, Human Rights Watch, qui en avait pourtant vu d’autres dénonçait, dans le titre de l’un de ses rapports consacré aux agissements des forces de sécurité « Une horreur comme on n’a jamais vue« . Les rapports précédents et suivants de la même organisation dressent un catalogue dépourvu de toute ambiguïté des manières de faire du pouvoir syrien, condamnable et condamné. En revanche, à l’égard de la contestation, HRW n’avait que des « observations » et des « mises en garde » à formuler.

Les choses ont commencé à changer avec l’apparition, à Damas puis à Alep, des premiers attentats. Le régime s’est empressé d’y voir l’œuvre de « terroristes islamistes », auxquels il était d’autant moins difficile de faire porter le chapeau que nombre de leurs camarades, revendiquant ou non une appartenant à Al Qaïda, s’étaient rendus coupables de ce genre d’opérations dans diverses parties du monde. Cette accusation permettait au régime de cumuler les avantages : elle était de nature à renforcer dans leurs hésitations les Syriens en général, et les membres des communautés minoritaires en particulier, qui s’interrogeaient sur l’évolution de la révolution et sur l’intérêt pour eux de la rejoindre ; elle jetait l’opprobre sur l’ensemble des contestataires, les fameux « rebelles », et elle permettait de leur faire porter la responsabilité collective de faits qu’ils étaient les premiers à condamner et auxquels ils affirmaient être totalement étrangers ; elle permettait enfin au régime de Bachar Al Assad de démontrer de quel côté de la barrière il se tenait sur la question du terrorisme, celui des victimes évidemment, ce qui l’apparentait aux Etats occidentaux qui en avaient été les cibles privilégiées au cours des dernières décennies. Cela devait suffire, du moins l’espérait-il, à les dissuader définitivement d’apporter leur soutien à la déstabilisation de son pays.

Les accusations se sont multipliées à la suite des massacres de populations civiles, commis dans des villages de la Syrie moyenne situés dans la vallée de l’Oronte, sur les voies d’accès à la « montagne alaouite » dans laquelle le régime syrien se préparait à toutes fins utiles une zone de repli temporaire. Avec une mauvaise foi que la fin seule justifiait, et contre toute évidence pour ceux qui connaissent la région, son peuplement, son histoire et ses traditions, le pouvoir syrien tentait, par la voix du porte-parole des Affaires étrangères Jihad Maqdisi, « le Mohammed Saïd Sahhaf syrien » [en référence au dernier ministre de l’Information de Saddam Huseïn, qui affirmait dans une interview, le 7 avril 2003, avant de prendre la fuite, l’impossibilité pour les Américains d’entrer dans Bagdad … où ils se trouvaient déjà], d’attribuer ces horribles affaires à des groupes de « combattants islamistes ». Si la majorité des médias ont rejeté ses « explications », d’autres ont été ébranlés dans leurs certitudes et, tantôt par souci d’équilibre, tantôt par ignorance, tantôt par parti-pris, ont essayé depuis lors de renvoyer dos-à-dos dans ce genre d’affaires le régime et la révolution.

Quelques unes des victimes civiles exécutées, le 25 août 2012, à Daraya

Jabhat al Nusra, des attentats à l’explosif aux assassinats de journalistes

Parmi les méfaits attribués aux « rebelles », figure en bonne place les assassinats de journalistes. Comme l’organisation Reporters sans Frontières ne cesse de le rappeler, le secteur médiatique a payé à la révolution un tribut exceptionnellement lourd : à la date du 24 août, 9 journalistes tués, 14 emprisonnés, 17 net-citoyens détenus et 30 net-citoyens et citoyens-journalistes tués. Mais derrière ces chiffres se dissimulent des réalités très différentes. La majorité des victimes travaillaient au profit de la révolution, certains d’entre eux, secrètement, au sein de médias officiels. Car, dans un pays comme la Syrie où les autorités sont plus soucieuses de pratiquer la vengeance que de rendre la justice, et où elles n’hésitent pas à liquider « pour l’exemple » ceux qu’elles considèrent comme des « ennemis » parce qu’ils se refusent à hurler avec les loups et qu’ils émettent des réserves sur le bien-fondé de la politique officielle, il y a de multiples manières de « faire défection ».

L’ASL a procédé à l’enlèvement de certains journalistes, comme ceux de la chaîne officielle syrienne Al Akbariya, capturés le 11 août dans la ville d’Al Tall, où ils couvraient une opération des forces du régime. L’unité qui avait procédé à leur capture a diffusé, le lendemain, un communiqué de revendication dans lequel elle affirmait ne pas vouloir porter atteinte à l’intégrité physique des journalistes et expliquait qu’elle avait souhaité, par cette initiative, contraindre des agents de la propagande officielle à constater de leurs propres yeux la situation dans la ville, soumise depuis plusieurs semaines à des bombardements. Le 16 août, les 3 journalistes étaient libérés par les forces de sécurité en parfaite santé.

Pour sa part, l’organisation Jabhat al Nusra (de son nom complet Front de Soutien au Peuple du Pays de Cham), considérée comme suspecte par la majorité des activistes syriens, par des idéologues jihadistes et par les meilleurs experts étrangers de la mouvance islamiste, a revendiqué l’exécution de deux journalistes : Ali Abbas (SANA), assassiné à son domicile de Jdaydet Artouz le 17 août, et Mohammed Saïd (TV syrienne), enlevé à Damas à la mi-juillet. Or, pour des motifs différents, ces deux revendications n’emportent pas l’adhésion. Le modus operandi auquel ont eu recours les auteurs de l’assassinat d’Ali Abbas laisse songeur, dans la mesure où il correspond trait pour trait aux manières de faire des groupes de chabbiha (Cf. la « Lettre de Syrie » datée du 1er août de Joumana Maarouf). A titre d’exemple, des chabbiha s’étaient présentés, dans la même ville de la grande banlieue de Damas, chez un certain Zakariya Yaghi dont ils avaient emmené de force avec eux le fils. Son cadavre avait été retrouvé, deux heures plus tard, défiguré, dans un autre secteur de la ville. Or, Zakariya Yaghi, qui s’était fait reconnaître de ses visiteurs, n’est autre que le président du syndicat des Transports terrestres dans la capitale. C’est dire que, pour les « brigades de la mort », dont la mission consiste à « supprimer les jeunes » d’un quartier, il y a aussi peu de distinction à faire parmi ses habitants que n’en ont fait jadis à Hama les unités placées sous l’autorité de Rifaat Al Assad ou de Ali Haydar. Est-il absurde de supposer que, si les agresseurs avaient fait partie du Front de Soutien, dont on ignorait qu’ils avaient pour ennemis « les jeunes », ils s’en seraient pris au père plutôt qu’au fils ?

Le journaliste Ali Abbas

Les scènes de ce genre se sont multipliées au cours des dernières semaines, comme si les forces du régime, tenaillées par la peur, sentant leur fin prochaine ou voulant faire payer aux simples citoyens le prix de la disparition de quelques-uns de leurs plus hauts responsables, s’efforçaient de repousser encore les limites de la sauvagerie. Le 7 août, le site All4Syria rapportait ainsi que, après avoir bouclé la veille le quartier de Rokneddin à Damas, tuant dans l’opération une dizaine de jeunes gens et en blessant plusieurs dizaines d’autres, des éléments de la 4ème division de – feu ? – Maher Al Assad avait envahi une maison où un jeune activiste, Mohammed Bourhan Khattab, tentait de se dissimuler. Ils l’avaient ligoté et, avant de quitter les lieux, ils y avaient mis le feu sous les yeux des habitants paralysés par la terreur. Le jeune homme était mort brûlé vif dans l’incendie de la maison. Les combattants voilés du Front de Soutien disposeraient-ils d’uniformes de la 4ème division… ou seraient-ils les mêmes ?

S’agissant de l’enlèvement et de la liquidation de Mohammed Saïd, le récit de Jabhat al Nusra est carrément contredit par le site All4Syria. Selon ce dernier, qui dispose de sources au sein du régime syrien, le journaliste a été liquidé, comme plusieurs de ses collègues, par les moukhabarat après avoir été dénoncé par son ministre de tutelle, l’avocat Omran Al Zobi. Conseiller juridique de plusieurs services de renseignements depuis de longues années et fervent partisan de la théorie du complot, Omran Al Zobi avait constaté, lors d’entretiens destinés à s’assurer de la totale allégeance de ses subordonnés, que le journaliste ne dissimulait pas la réprobation que lui inspiraient les crimes du régime. Il l’avait donc signalé à Ali Mamlouk qui avait envoyé une patrouille le quérir chez lui. Ayant refusé de revenir sur ses propos durant son interrogatoire, Mohammed Saïd a été liquidé sans autre forme de procès. Il a ensuite été demandé au Front de Soutien de diffuser un communiqué de revendication…

Le journaliste Mohammed Saïd

La profanation de dépouilles d’agents du régime à Al Bab

Le 11 août, la diffusion d’une vidéo enregistrée dans la ville d’Al Bab récemment « libérée » a provoqué l’indignation générale. Elle montrait les cadavres de membres présumés des forces de sécurité jetés de la terrasse supérieure du bâtiment des Postes. Elle permettait de constater que les hommes assistant à la scène, loin de manifester une quelconque réprobation pour cette manière de faire, que l’Islam comme toutes les autres religions réprouve et que les Syriens condamnent par la formule lâ chamâta fî l-mawt (on ne se réjouit pas de la mort), saluaient l’arrivée sur le sol des cadavres au cri de Allah akbar.

Il n’est pas possible de justifier ce type de comportement. Certes, la profanation de cadavres n’équivaut pas, en gravité, au crime que constitue la défenestration de vivants, un méfait dont la Katibat al Nour s’est malheureusement rendue coupable, au milieu du mois de juin, dans la ville de Nebek. Que le dénommé Mohammed Mohsen Rachid, dit Abou Wa’el, ait été ou non un informateur des moukhabarat, comme l’ont prétendu ses bourreaux réputés venir de la ville voisine de Yabroud, qu’il ait été averti ou non des risques qu’il encourrait en contribuant à l’arrestation et à la mort de manifestants pacifiques, d’activistes ou de déserteurs issus des lieux, ne change rien à l’affaire. Cet agissement est odieux et inacceptable.

Mais il peut être utile de rappeler, pour comprendre la réaction des habitants d’Al Bab et ceux d’autres villes et villages de Syrie ayant connu au cours des derniers mois des évènements semblables, les circonstances dans lesquelles la profanation des cadavres est intervenue. Selon le récit d’un témoin des faits, des combattants de l’ASL qui participaient à la prise de la ville s’étaient dirigés vers la poste locale pour tenter d’en déloger les agents de la Sécurité militaire qui y avaient établi leur siège. Après des négociations entre les deux parties, plus d’une quinzaine de soldats et de moukhabarat s’étaient rendus. Ils avaient été enfermés en lieu sûr. Quelques heures plus tard, suite à de nouvelles négociations, une dizaine de leurs camarades ont voulu suivre leur exemple. Mais, alors qu’ils sortaient du bureau de poste, ils ont été tués par des grenades lancées par ceux qui, depuis l’intérieur, voulaient mettre un terme au mouvement de défection. Ils imaginaient pouvoir résister jusqu’au moment où les forces régulières arriveraient pour leur porter secours.

Le lendemain avait vu la mort de plusieurs dizaines d’habitants de la ville – 38 civils et 7 militaires de l’ASL -, tués sous les bombardements de l’armée ou par les balles d’une demi-douzaines de snipers toujours perchés sur la terrasse du bureau de poste. L’ASL avait alors décidé d’agir. Attaquant à la grenade, elle était parvenue à supprimer les francs-tireurs. Des habitants d’Al Bab, avides de vengeance, étaient montés sur l’édifice d’où ils avaient jeté les corps… reproduisant ce qu’avaient fait quelques mois plus tôt (le 18 mars 2012), à Deir al Zor, des soldats de l’armée régulière. Il s’agissait donc d’un acte spontané par lequel de simples citoyens, soumis depuis des mois à des exactions répétées de la part des forces du régime chargées de réprimer leur mouvement de contestation, là comme ailleurs à l’origine pacifique, pouvaient enfin exprimer la haine accumulée chez eux par le comportement de leurs bourreaux.

En ce sens, malheureusement, le régime syrien est parvenu à ses fins. A force de provocations, il a rabaissé à son niveau certains de ceux qui étaient sortis pleins de nobles intentions, quelques mois plus tôt, et qui avaient longtemps défié la répression les mains nues, pour réclamer pour eux-mêmes et pour l’ensemble de leurs compatriotes la liberté, la dignité et le respect de leurs droits.

Cadavres des agents du régime jetés de la terrasse du bureau de poste d’Al Bab


L’exécution d’un chef et de membres de la tribu Berri à Alep

C’est la même logique qui avait présidé, à Alep, une semaine plus tôt, à l’exécution de cinq membres de la tribu Berri. La vidéo qui montre cette scène d’une grande violence a été mise en ligne par la Katibat al Tawhid, qui avait procédé, quelques heures plus tôt, à leur arrestation. La journaliste Florence Aubenas, dont le professionnalisme et l’honnêteté sont unanimement salués, a publié dans Le Monde du 7 août un récit détaillé des circonstances et du déroulement de ce sinistre évènement.

« C’était une demande de renfort, banale, lancée le 30 juillet dans la nuit par un groupe de soldats rebelles : ils viennent de s’accrocher avec l’armée régulière, du côté de l’aéroport d’Alep. Quand vingt-cinq hommes démarrent pour leur venir en aide, la demande est déjà devenue un appel au secours, de plus en plus pressant. Pour les insurgés, la seule manière d’arriver à temps serait de traverser le quartier de Nerab, du côté du pont. Impossible. La zone est contrôlée par les Berri, une famille ou plutôt une armée, près de 100 hommes du même clan, qui en dirigent au moins 300 autres, recrutés dans leur entourage…

A Alep, ce soir-là, un des rebelles, venus en renfort, possède le contact de Zeino, le parrain de la famille Berri. Pur hasard, alliance de famille par mariage. Le groupe décide de tenter le tout pour le tout et négocie son passage à travers Nerab. Depuis leur entrée dans Alep, le 21 juillet, les insurgés de l’Armée syrienne libre (ASL) ont réussi à tenir tête aux troupes du gouvernement, qui promettaient pourtant de les massacrer : les Berri pourraient avoir intérêt, désormais, à se rapprocher d’eux. L’accord se conclut en quelques minutes sur un téléphone portable. C’est Zeino lui-même qui donne sa parole. Le convoi des rebelles se lance à travers Nerab. Dans une rue, les deux issues se bloquent soudain. Embusqués dans les immeubles, les Berri se mettent à tirer. Bilan : 12 morts, autant de blessés et un rebelle rescapé, un seul. De l’autre côté, aucune perte…

Le 31 juillet, les forces rebelles à Alep attaquent le quartier de Nerab pour venger la trahison du clan Berri. Dix de ses membres au moins sont tués et 35 autres faits prisonniers. Zeino, le parrain, est parmi eux. Dans une des casernes de l’ASL, on peut le voir à travers une porte entrebâillée, assis au milieu d’une pièce avec 13 autres personnes menottées. Certains sont tellement trempés de sang qu’ils semblent maquillés pour un film d’horreur. Zeino, lui, doit avoir plus de 60 ans, mais c’est difficile à dire. Pour l’humilier, on l’a laissé nu dans un slip noir, le visage entièrement défoncé. A la porte, des soldats de l’ASL se succèdent. L’un le filme au téléphone portable, l’autre exhibe comme des trophées des objets chipés sur les prisonniers, bagues ou couteaux. Dans l’enthousiasme, des vidéos sont balancées sur le Net. Quelques heures plus tard, Zeino disparaît des écrans. Il a été exécuté, ce que nient des gradés de l’ASL. La vidéo d’une exécution collective a fait le tour de la Toile mondiale ».

 

« Zino » Berri lors de son arrestation

Comme dans l’affaire de la poste d’Al Bab, c’est un évènement immédiat qui est à l’origine de l’extrême violence des « rebelles ». Dans le cas d’espèce, elle a été provoquée par le reniement de la parole donnée, qui constitue toujours, dans la culture arabe, le comble de la trahison. Mais on ne peut ignorer que l’exaspération des combattants de la Brigade de l’Unicité a été accrue par les méfaits dont les membres et les chefs de la tribu Berri s’étaient rendus coupables, à Alep et dans ses environs, depuis la fin des années 1970. Le 16 juin 1979, conduits par Adnan Oqla, des hommes de l’Avant-Garde combattante, un groupuscule issu des rangs des Frères Musulmans avec lesquels ils étaient en désaccord sur le recours à l’action armée, avaient exécuté 83 cadets, tous alaouites, dans l’enceinte de l’Ecole d’Artillerie d’Alep. Ses portes leur avaient été ouvertes par le capitaine Ibrahim Al Yousef, un cadre sunnite, membre du parti Baath, exaspéré de voir l’école dont il était l’officier d’orientation accueillir cette année-là une promotion dont près de 90 % des 300 admis appartenaient à la communauté alaouite.

Suite à cette affaire, le régime avait recruté tout ce que la ville comptait d’hommes de main. Prétendant à dessein que l’opération avait été planifiée et menée par les Frères Musulmans, en dépit de leur dénégation constante et de la diffusion immédiate d’un communiqué de condamnation, Hafez Al Assad avait confié à ces hommes, embauchés en particulier dans les tribus sunnites Berri et Hamideh, le soin de poursuivre et d’éliminer là où ils se cachaient tous les adhérents à l’Association. Des centaines de Frères avaient été assassinés et des milliers d’autres arrêtés. Nombre d’entre eux, envoyés au bagne militaire de Palmyre, devaient y trouver la mort le 27 juin 1980, mitraillés à bout portant dans leurs cellules, lors d’une opération ordonnée par Rifaat Al Assad, au lendemain d’une tentative d’attentat avortée contre son frère encore une fois imputée à l’Association.

Pour remercier ceux qui avaient coopéré sans état d’âme à l’arrestation et à la liquidation de ses principaux ennemis, le chef de l’Etat les avait récompensés en ouvrant à leurs cheykhs les portes de l’Assemblée du Peuple, en les intégrant en grand nombre et en facilitant leur promotion dans les services de renseignements, en fermant les yeux sur les trafics d’armes et de drogues auxquels leurs nouvelles prérogatives leur permettaient de s’adonner entre Alep et la Turquie voisine, etc. Pratiquant en toute impunité le chantage, le vol, le racket, le viol, les enlèvements crapuleux et les assassinats, ils avaient fait en quelques années de leur repaire de Bab Nayrab le lieu le plus mal famé de la ville et ils s’étaient rendus odieux à la majorité de sa population. Lorsque, sous la pression populaire, le régime ne pouvait continuer de fermer les yeux sur les crimes qu’ils commettaient au quotidien, il procédait à l’arrestation de certains d’entre eux. Mais, même lorsqu’ils étaient condamnés à la peine capitale – comme le dénommé « Zino », précisément, contre qui trois sentences de mort avaient été prononcées – ils étaient remis en liberté une fois l’émotion passée. Depuis le début du soulèvement populaire, en mars 2011, ils avaient largement contribué à la répression, se conduisant à Alep, dont la proportion d’habitants alaouites est l’une des plus faibles de Syrie, avec la même sauvagerie et la même cruauté que les chabbiha alaouites le faisaient au même moment ailleurs.

On ne s’étonnera pas dans ces conditions de constater que, si de nombreux Alépins ont aussitôt dénoncé l’exécution sommaire de « Zino » Berri et de quatre de ses hommes, une initiative également condamnée par le commandement de l’ASL, d’autres tout aussi nombreux se sont scandalisés du bruit fait dans les opinions publiques internationales autour de cette affaire. Certes, le procédé était infamant et honteux pour ceux qui en avaient été les auteurs. Mais peut-être tout cela n’aurait-il pas eu lieu si ces mêmes opinions publiques avaient accepté d’ouvrir plus tôt les yeux sur la réalité des exactions que le régime commettait depuis des mois en Syrie, et avaient exprimé de manière audible leur réprobation pour les massacres de dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants, qui, eux, n’avaient jamais commis d’autres crimes que celui de réclamer liberté et dignité pour eux-mêmes et leurs compatriotes de toutes les communautés.

« Zino » Berri du temps de sa splendeur


L’égorgement d’un prétendu chabbih à Alep

Le 11 août, un document était mis en ligne sur Internet montrant l’égorgement, par des « rebelles » aux visages masqués, d’un homme présenté comme un chabbih (un membre des chabbiha). L’individu, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos, tente de résister lorsqu’un groupe le force à s’allonger sur la chaussée. Des combattants lui crient : « Mets-toi à genoux ». L’un d’entre eux proteste : « Je préfèrerais qu’on le tue par balle », mais un autre le fait taire. Tandis que des hommes crient Allah akbar, un membre du groupe égorge l’homme entravé avec un couteau. Un commentateur invisible déclare : « Voilà ce qui attend les chabbiha et ceux qui soutiennent Bachar ».

Comme les faits précédemment évoqués, cette scène a provoqué une vague d’indignation. Reprise par les médias du monde entier, elle condamnait irrévocablement les « terroristes islamistes ». Des scènes identiques – l’égorgement et l’enterrement de jeunes gens vivants – intervenues en novembre 2011, avaient été revendiquées par des soldats de l’armée régulière et par des chabbiha, qui prétendaient fêter ainsi à leur manière l’Aïd al Adha, la Fête du Sacrifice. Mais pour ceux qui avaient oublié ces crimes et dont la mémoire ne remontait même pas au massacre de Houla, pour ne citer que lui, seuls des « fanatiques » aux motivations religieuses pouvaient se livrer à ce genre d’exactions aux limites du supportable.

L’arrestation à Alep de plusieurs dizaines de membres de la tribu Berri, dans les circonstances plus haut rappelées, a toutefois permis de démontrer – de confirmer plutôt… – l’étendue des manipulations auxquelles les suppôts du régime sont prêts à se livrer dans la guerre menée par le pouvoir contre ceux qui contestent sa légitimité. L’examen du contenu du téléphone portable de l’un des membres du gang en question a fourni sur ce crime un éclairage totalement différent. Il contenait en effet une longue séquence filmée dans laquelle apparaît la future victime de l’égorgement. Enregistrée durant la journée, elle montre (1’ et 30 ‘’ après le début du film) le malheureux violemment frappé de longues minutes à coups de pieds, de poings, de cordes… Ses protestations d’innocence (« je n’ai de relation avec personne »), ses cris de douleur et ses supplications n’émeuvent ni ne freinent l’ardeur de ses bourreaux, qui accompagnent leurs coups de questions – « Tu veux la chute du régime, espèce de chien ? », « Tu te crois à la prière pour crier je t’en prie ? »… – qui ne laissent aucun doute sur le camp auquel ils appartiennent.

La totalité de la scène, qui dure 5 minutes et 40 secondes, avait été filmée au barrage de ‘Ouwayjel, à l’ouest d’Alep. Les membres des chabbiha qui se succèdent pour torturer leur prisonnier ne songent pas alors à dissimuler leur visage. La comparaison entre cette longue séquence et la scène de l’égorgement confirme que la victime est bien la même personne. Un internaute a mis en ligne, le 12 août, une suite d’observations qui exposent le détail de la manipulation.

Le prétendu chabbih victime de l’ASL…


Le recours à la violence, une question débattue au sein de la révolution

Avant même qu’aient pu être établies les responsabilités dans ces différentes affaires, elles avaient provoqué un débat animé entre ceux qui participent d’une manière ou d’une autre à la révolution. Quelques-uns considéraient que, faute de recevoir les soutiens attendus de l’Occident, ceux qui s’étaient fixé pour objectif de renverser le pouvoir de Bachar Al Assad avaient le droit d’agir comme le leur dictaient leurs intérêts. Ils n’avaient pas à tenir compte des cris d’orfraies de ceux qui voulaient que le mouvement de contestation reste strictement non-violent, mais qui n’avaient rien fait de concret, au cours des 18 mois de conflit, pour contraindre le régime à modifier ses pratiques ou pour aider les victimes de ses exactions.

D’autres justifiaient au moins une partie de ces comportements, en faisant valoir que les combattants étaient en droit de « faire des exemples » et de liquider, après mise en garde, ceux dont la complicité avec les services de sécurité était avérée, de manière à assurer leur propre sécurité et celle des Syriens qui les hébergeaient. Certes, il aurait été préférable de traduire ces agents devant des tribunaux, mais les circonstances ne le permettaient pas. Elles imposaient de choisir dans l’urgence entre plusieurs décisions qui, toutes, étaient insatisfaisantes, voire mauvaises.

D’autres condamnaient ces agissements, pour autant que leurs auteurs en étaient des « révolutionnaires », ce qui n’était le cas ni des jihadistes en provenance de l’extérieur ou des geôles du régime, ni des bandes de coupeurs de route qui profitaient de l’insécurité pour reprendre leurs activités délictueuses. En laissant libre cours à la vengeance brutale, les révolutionnaires ne servaient pas la cause qu’ils prétendaient défendre mais le régime. Ils donnaient raison à certaines de ses affirmations. Ils contribuaient à détourner de la contestation les communautés les plus inquiètes pour leur avenir. Ils scandalisaient et paralysaient plus encore les démocrates occidentaux dont le soutien tardait déjà à se matérialiser…

D’autres, enfin, se plaçant sur le terrain des principes, refusaient que la révolution, censée préfigurer dans son comportement la « Syrie nouvelle », agisse en recourant aux mêmes méthodes que le pouvoir. Il n’était pas possible d’appeler de ses vœux l’instauration de la Justice en se comportant de manière qui s’apparentait à la vengeance et à la loi du talion. Il était impossible de promouvoir la démocratie en méprisant les droits élémentaires des individus, même et y compris des pires criminels. Si la révolution ne pouvait être exemplaire, elle devait au moins s’efforcer de l’être.

« A nos révolutionnaires : Si noble soit la fin, elle ne justifie pas tous les moyens » (Zabadani)

 

L’ASL rappelle ses principes… mais constate les limites de son autorité

Avant de rappeler à ses unités les principes auxquels les combattants devaient se plier, l’Armée Syrienne Libre de l’Intérieur avait nié, le 2 août, par la voix de son porte-parole, le colonel Qasem Saadeddin, être impliquée de quelque manière que ce soit dans l’exécution des chabbiha de la tribu Berri. Elle avait condamné fermement ce genre de comportement qu’elle jugeait illégal, irresponsable et injustifiable, et elle avait invité l’ensemble des unités reconnaissant son autorité à faire de même. Ceux qui entendaient participer sous son égide à la révolution devaient se plier aux règles que le Commandement conjoint avait adoptées et respecter les traités et accords internationaux, parmi lesquels la 4ème convention de Genève relative au traitement des prisonniers.

Le lendemain, les chefs des Conseils militaires signaient un texte proposé par les Comités locaux de Coordination, destiné à rappeler les principes éthiques auxquels les combattants de l’ASL devaient se conformer. Ses premiers articles – onze au total – se lisent ainsi :
1 / Ma première mission est de défendre les Syriens en lutte contre le régime tyrannique en direction duquel l’arme dont je dispose est exclusivement tournée.
2 / Je m’engage devant le peuple à éviter tout acte contrevenant aux principes de la révolution – liberté, citoyenneté et dignité – et à respecter les Droits de l’Homme édictés par ma religion comme par les législations nationale et internationale.
3 / Je m’engage à respecter les militaire et les collaborateurs de l’armée régulière détenus par l’ASL et à les traiter conformément aux règles internationales en vigueur.
4 / Je m’engage à ne pas porter atteinte aux prisonniers de quelque manière que ce soit et à ne leur faire subir ni torture, ni viol, ni humiliation.
5 / Je m’engage à n’émettre aucune condamnation à mort ou à d’autres peines physiques à l’égard de quiconque avant que sa culpabilité ait été reconnue lors d’un procès juste et équitable…

Tandis que les divers Conseil militaires faisaient écho à ces déclarations et annonçaient les uns après les autres qu’ils respecteraient ces principes (ici, l’intervention du chef du Conseil dans le gouvernorat de Deir al Zor), l’ASL annonçait la mise sur pied d’une brigade spéciale dont la mission consisterait à contrôler et à sanctionner les comportements d’individus ou d’unités contraires aux préceptes rappelés. Seraient particulièrement surveillés les agissements des combattants civils et militaires vis-à-vis des fidèles du régime en place. Mais, évidemment, ces principes de comportement ne pouvaient être imposés à ceux qui refusaient l’autorité de l’Armée Libre…

Armée Syrienne Libre

 

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Rien ne peut garantir que, dans les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles ils se battent, les Syriens désireux de débarrasser leur pays de la calamité que représentent pour eux Bachar Al Assad et son entourage sauront se montrer fidèles à ces engagements. Mais ils auront au moins permis de constater que, entre la révolution partagée sur le recours à la violence et le régime qui en fait depuis des mois un usage immodéré, entre les contestataires qui se refusent à tout cautionner, y compris de la part de ceux dont ils partagent les aspirations, et les partisans du régime, incapables de manifester la moindre pitié pour ceux qui ne partagent pas leur vénération pour leur idole, la ligne de fracture est claire.

Certes, l’ASL, toujours en cours de structuration et en butte à des concurrences plus ou moins sournoises, commet des erreurs, des fautes et des crimes. Mais, au moins, elle admet les critiques et elle cherche à rectifier ce qui est moralement inadmissible dans le comportement de ceux qui se réclament d’elle.

On ne peut malheureusement en dire autant de Bachar Al Assad et de sa clique, prêts à tuer encore et encore, à assassiner de sang-froid des populations civiles pour lesquelles ils n’éprouvent pas le moindre sentiment de compassion, pour conserver leur emprise sur un pouvoir qui ne leur appartient pas et sur des ressources dont ils font un si mauvais usage.

 

source: http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/08/28/la-revolution-syrienne-entre-piege-de-la-violence-et-manoeuvres-du-regime-22/