La révolution syrienne et les gauches arabes, entre indifférence et mobilisation

Article  •  Publié sur Souria Houria le 18 septembre 2015

Les origines et le développement du processus révolutionnaire sont aujourd’hui de plus en plus contestés et l’opposition plus que jamais islamisée. Tandis que la gauche arabe traditionnelle s’est obstinée à banaliser le soulèvement populaire syrien, une nouvelle gauche arabe, farouchement opposée au régime Assad, tente désespérément de détourner le débat en sa faveur.

Le 22 juin 2015, Oday Rajab, figure phare de l’opposition communiste syrienne, succombe à ses blessures résultant d’une série de coups infligés par les moukhabarat syriens à Tartous, où il était emprisonné depuis avril. Rajab rejoint désormais le martyrologe des militants de gauche ayant soutenu les mouvements de contestation du régime du président syrien Bachar el-Assad, dans lequel figure entre autres l’acteur palestinien Hassan Hassan et le militant humanitaire Omar Aziz. Si les membres de l’opposition syrienne de gauche continuent d’œuvrer pour une mutation du positionnement de leurs confères arabes vis-à-vis du pouvoir baassiste, c’est parce leurs efforts ont été accueillis dans l’indifférence au fil des ans.

L’écrasement de l’opposition syrienne par le régime Assad, qui s’est intensifié depuis le début des soulèvements populaires en 2011, s’est accompagné d’un mutisme embarrassant de la part de la gauche arabe traditionnelle. Deux raisons sont derrière cette aphasie rarement remise en cause. Premièrement, les différentes formations de gauche dans le monde arabe souffrent d’une division idéologique profonde vis-à-vis d’Assad, prenant ainsi l’allure d’une « mosaïque éclatée », métaphore imagée que l’on retrouve dans un article rédigé par l’analyste Nicolas Dot-Pouillard pour Le Monde diplomatique, intitulé « La crise syrienne déchire les gauches arabes ». Deuxièmement, la fraction de la gauche arabe qui soutient ouvertement le régime syrien est celle qui prétend à une influence médiatique supérieure, d’où une vue d’ensemble se montrant généralement insoucieuse des injustices flagrantes frappant l’opposition syrienne.

Cette gauche dont il est question, c’est celle qui a mené les mouvements de libération nationale à travers la région au moment où les peuples arabes ont voulu se dépêtrer du colonialisme et/ou de l’impérialisme occidental. Les partis communistes irakien, jordanien, égyptien, libanais et syrien (du moins la branche représentée officiellement dans le Front national progressiste fondé par Hafez el-Assad), mais aussi les partis politiques nassériens en Égypte, le mouvement Fateh (à la tête duquel se trouve le président palestinien Mahmoud Abbas), le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et le Front de libération nationale (FLN) en Algérie, piloté à l’époque par le président algérien actuel Abdelaziz Bouteflika, composent cette fraction que l’on qualifie aujourd’hui de gauche arabe traditionnelle et qui, à différents niveaux, ont fait part de leur soutien à Bachar el-Assad. Si l’on place ces partis à gauche du spectre politique, outre le fait que certains, de par leur nom, s’allient aux principes marxistes, c’est surtout parce qu’ils sont guidés par une grille principalement « anti-impérialiste », voire « tiers-mondiste ». Ils voient donc en Assad le dernier président arabe refusant de céder aux forces impérialistes qui œuvrent à la « reconquête » du Moyen-Orient.

Propagande et conspirationnisme
Il s’agit également pour certains d’entre eux du défenseur véritable de la cause palestinienne, cause-boussole qui dirige l’action politique de la gauche arabe depuis la création de l’État d’Israël. Ils refusent donc de se solidariser avec les citoyens syriens ayant choisi de se joindre à la révolution, et décrédibilisent cette dernière en pointant du doigt la jihadisation de l’opposition syrienne, qu’ils réduisent à l’État islamique (EI) ou au Front al-Nosra, branche syrienne d’el-Qaëda. Cette gauche traditionnelle va même jusqu’à refuser d’employer le terme « révolution » pour décrire les soulèvements populaires en Syrie. Il ne s’agirait pour elle que d’une tactique « impérialiste » visant à affaiblir l’influence d’Assad, qu’elle juge positive pour la région.

Pour Ziad Majed, cofondateur avec Samir Kassir du Mouvement de la gauche démocratique (MGD), parti politique libanais né en 2005 de courants gauchistes critiques vis-à-vis de Damas, la gauche arabe pro-Assad « déploie sa propagande autour de trois problématiques principales. La première est davantage un subterfuge qu’une réelle problématique puisqu’il est question d’inviter systématiquement les autres tragédies régionales dans le débat sur le Syrie. […] La deuxième est ancrée dans le conspirationnisme à proprement dit qui ne voit pas des Syriens et des Syriennes qui luttent pour leur libération, mais des projets externes et des pièges à la Sykes-Picot. […] Il reste celle que véhiculent les ténors de la prétendue laïcité du régime, ces derniers préférant se ranger aux côtés de la tyrannie non religieuse plutôt que de risquer la prise du pouvoir par des islamistes. »

Les principaux partis arabes de gauche n’ont donc pas répondu présents à l’appel révolutionnaire lancé par une partie du peuple syrien. Le monde arabe a ainsi assisté à l’émergence de nouveaux mouvements de gauche persuadés que seule la chute du régime Assad peut mener à la « libération » du peuple syrien. Ceux-ci se sont dissociés des positionnements de la gauche arabe traditionnelle qu’ils jugent « réactionnaires », mais surtout de l’opposition syrienne « classique » qu’ils considèrent comme s’étant trop « islamisée » et instrumentalisée par des forces extérieures telles les pétromonarchies du Golfe ou d’Arabie saoudite.

L’Armée syrienne libre (ASL), qui regroupait au début de la militarisation de la révolution syrienne un bloc important de militants de gauche, a été très vite désertée par ces derniers, lui préférant des groupes marxistes, anarchistes ou même nationalistes qui rejettent de manière égale les forces gouvernementales et la rébellion sunnite, tel le Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie. Ces groupements populaires s’inscrivent dans une logique trotskiste, s’éloignant ainsi de toute forme de bureaucratisation et d’autoritarisme. Ils focalisent leur action politique sur la promotion de l’autogouvernance, l’organisation horizontale, la coopération, la solidarité et l’entraide mutuelle comme moyens par lesquels les gens s’émanciperaient eux-mêmes de la « tyrannie » du régime syrien.

D’autres mouvements de gauche ont vu le jour dans le reste des pays arabes, tels les Socialistes révolutionnaires en Égypte, l’Union des communistes en Irak, le courant al-Mounadil au Maroc ou encore le Forum socialiste au Liban. Dans une déclaration commune, en date du 2 septembre 2013, ceux-ci avaient annoncé que « la coalition qui bataille contre le peuple révolté, englobe une multitude de forces sectaires réactionnaires, avec à leur tête l’État iranien mais aussi, fort malheureusement, la force de frappe du Hezbollah, qui se noie aujourd’hui dans le bourbier de la défense d’un régime dictatorial foncièrement corrompu et profondément criminel. Malheureusement aussi, une partie importante de la gauche arabe, traditionnelle, aux racines staliniennes, que ce soit en Syrie même, au Liban ou en Égypte et dans le reste de la région arabe – et même à l’échelle mondiale – a clairement et de façon honteuse pris le parti de cette coalition misérable, accrochée au régime Assad ».

Mais ces mouvements peinent à trouver un poids politique qui leur permettrait de monter une véritable armée pouvant faire face aux forces gouvernementales syriennes. De plus, les leaders de l’opposition syrienne de gauche, tels Riad el-Turk ou Yassine al-Hajj Saleh, sont aujourd’hui exilés suite à de nombreuses années d’emprisonnement. Ils n’exercent donc plus aucune influence sur le terrain. Ceci accorde aux rebelles islamistes le monopole de l’opposition militarisée et force ces mouvements à se contenter pour le moment d’aides humanitaires aux quartiers bombardés par le régime.

source: http://www.lorientlejour.com/article/944099/la-revolution-syrienne-et-les-gauches-arabes-entre-indifference-et-mobilisation.html