« La stratégie russe pour la Syrie, c’est la solution Grozny » – entretien avec Nicolas Hénin – propos recueillis par Anthony Samrani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 novembre 2015

À l’occasion de la 22e édition du Salon du livre francophone de Beyrouth, « L’Orient-Le Jour » s’est entretenu avec Nicolas Hénin, reporter indépendant et ancien otage de l’organisation État islamique (EI). Son livre, « Jihad Academy : nos erreurs face à l’État islamique », vient d’être traduit en arabe*.

Êtes-vous retourné en Syrie depuis votre libération ?
J’ai la Syrie au cœur, je suis très attaché à ce pays. Mais on peut dire que j’ai une interdiction implicite de la part des autorités françaises, qui ont dépensé beaucoup d’efforts pour me faire sortir, et une intervention beaucoup plus explicite de la part de ma famille qui serait extrêmement fâchée si je retournais en Syrie. Ce livre est une façon de continuer à mettre à profit ma modeste expertise de ce pays sans plus trop m’exposer.

En lisant votre livre, on peut avoir l’impression que le sujet principal n’est pas l’organisation État islamique, mais plutôt ce qui a contribué à l’engendrer…
Oui, ce livre vise à casser les clichés, que ce soit sur les minorités, sur l’idéologie des jihadistes ou sur la puissance de l’EI. Je vais relativement peu parler de Daech, mais au final, on a compris pourquoi Daech a eu la réussite qu’il a eue et on a des indications sur comment le réduire.

Vous faites référence aux Arabes sunnites ?
Notamment, oui. En Syrie, les Arabes sunnites ont le sentiment d’avoir été abandonnés par le monde entier. Après quatre ans d’abandon, ils se disent que ce n’est pas un hasard. Ils ont l’impression qu’il y a un complot de la part du monde entier contre eux, et c’est exactement la logique de l’EI. L’EI n’a pas d’alliés. Tout le monde dans la région joue dans une configuration d’alliances, sauf l’EI. L’EI est seul contre tous et il joue de cette position pour recruter les Arabes sunnites : « Tout le monde est contre vous, nous aussi. » L’énorme erreur est de penser que Daech, c’est le mal. Daech, c’est le symptôme du mal. Le mal, c’est l’autoritarisme, la violence et le communautarisme.

Selon vous, le régime syrien a favorisé l’ascension des mouvements jihadistes. Comment ?
On connaît l’historique des manipulations des régimes baassistes. La quasi totalité des jihadistes étrangers qui se sont rendus en Irak après l’invasion américaine sont passés par la Syrie. La stratégie d’Assad est assez proche de celle que Poutine avait adoptée en Tchétchénie. Favoriser la montée en puissance des mouvements jihadistes a un double bénéfice. Cela permet aux indépendantistes d’être pris entre deux feux, l’armée et les jihadistes. Et puis c’est beaucoup plus facile à vendre en termes de marketing: « Nous ne réprimons pas une guérilla indépendantiste, nous luttons contre le terrorisme. » C’est d’ailleurs exactement ce que Poutine est en train de faire en Syrie. Un de ses conseillers pour le Moyen-Orient expliquait il y a quelques jours à un intellectuel syrien que je connais que « leur stratégie pour la Syrie, c’est la solution Grozny ». L’objectif est de créer le vide entre l’EI et Assad. De dire aux dirigeants du monde entier : vous avez le choix entre Daech ou Assad, ce qui est une insulte faite à la majorité des Syriens, qui ne sont ni pour l’un ni pour l’autre.

Le régime syrien et ses alliés sont-ils les seuls responsables de la montée en puissance de l’EI ?
Non, bien sûr que non, tout le monde est un peu responsable. Tout le monde joue l’intérêt de l’EI. Je suis aussi très citrique de ceux qu’on appelle les amis de la Syrie. Les révolutionnaires syriens ont énormément souffert de leurs parrains. Ils ont été victimes des projets politiques turcs ou de la guéguerre que se livraient l’Arabie saoudite et le Qatar. Aussi bien du côté du régime que du côté de l’opposition, la guerre en Syrie a été, à l’instar de la guerre civile libanaise, récupérée par des agendas extérieurs. Ces influences étrangères ont contribué à l’affaiblissement de la cause démocratique, à l’enlisement de la révolution, à la perpétuation des massacres et par conséquent à la montée en puissance de Daech.

Selon vous, le monde est tombé dans le piège de l’EI. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce piège ?
L’EI est dans une logique apocalyptique, dans une logique de chaos, et cherche à entraîner tout le monde dans la danse. Et tout le monde tombe dans le piège. Si on m’avait demandé il y a deux mois qu’est-ce qui ferait le plus plaisir à Baghdadi, j’aurais dis l’entrée en guerre de la Russie en Syrie. C’est une bénédiction pour l’EI. La Russie a dans l’imaginaire des jihadistes une position très particulière à cause de l’Afghanistan puisque Ben Laden était persuadé que c’était lui qui était à l’origine de la chute de l’URSS. Au moment des attentas du 11-Septembre, il était dans la logique suivante: « J’ai abattu l’URSS, il me reste à abattre l’autre empire. » Il y a aussi l’idée chez les jihadistes de venger la Tchétchénie.

Le titre de votre livre, « Jihad Academy », laisse à penser que l’EI est une machine de propagande.
C’est une société de production de téléréalité. L’EI promet à des jihadistes une notoriété immédiate. Le message qui passe à destination des Européens, c’est quand mê me beaucoup: « Précipitez votre voiture sur un marché de Noël en criant « Allah akbar » et vous passerez au JT. » C’est le quart d’heure de célébrité warholien. Ceci dit, si je devais rebaptiser mon livre aujourd’hui, j’hésiterais beaucoup entre Jihad Academy et Islamic Park parce que je me rends compte de la représentation complètement fantasmée de cette idéologie salafiste qui prétend reconstruire un mode de vie de l’époque du prophète. Ce monde islamique pur et originel qu’ils prétendent reconstruire sur cette terre syro-irakienne ressemble à peu près autant à la société dans laquelle a évolué Mohammad que le parc Astérix est une reconstruction archéologique de la Gaule romaine !

En quoi l’EI est-il un mouvement totalitaire ?
C’est une caricature du totalitarisme. Il veut tout prendre en charge, il ne supporte aucune concurrence. Il n’y a aucun mouvement civil à côté de l’EI alors que le Front al-Nosra s’accommode très bien d’ONG islamiques ici ou là. Partout où l’EI arrive, il veut réguler l’ensemble de la vie, gérer l’ensemble des aspects et surtout n’avoir à subir aucune influence.

Que pensez- vous du voyage des députés français qui sont allés rendre visite à Bachar el-Assad à Damas?
Il ne faut surtout pas surévaluer la signification politique de ce voyage. Il ne s’agit que d’une entreprise individuelle de politiciens locaux, de provinces, qui se manifestent surtout par leur ignorance de la région, de ses enjeux, et qui instrumentalisent une crise internationale majeure pour des questions de basses politiques. Il ne faut pas imaginer que ce genre d’initiatives puisse avoir un impact quelconque sur la position française.

La diplomatie internationale peut-elle régler la crise syrienne ?
C’est très beau, les conférences de Vienne, mais ça ne mènera pas à grand-chose s’il n’y a pas de Syriens autour de la table. La vraie question ce n’est pas de savoir si on met des Iraniens, des Russes ou des Égyptiens autour de la table, mais de savoir quels sont les Syriens qui sont prêts, dans tous les camps, aujourd’hui à s’asseoir pour discuter d’un projet politique.

 

*Aux éditions Noir Blanc Et Caetera

source : http://www.lorientlejour.com/article/952593/-la-strategie-russe-pour-la-syrie-cest-la-solution-grozny-.html

date : 02/11/2015

Nicolas Hénin. Crédit photo : Ammar Abd Rabbo