La Syrie, « archipel de la torture » – par Christophe Ayad

Article  •  Publié sur Souria Houria le 4 novembre 2015

C’est un film pour tous ceux qui disent : « La Syrie, c’est compliqué »« En Syrie, il y a des enjeux qui dépassent les Syriens »« Ne soyons pas naïfs, Bachar Al-Assad n’est pas le premier dictateur sur terre », etc. Tous ceux qui dissertent avec des formules toutes faites sur le jeu des puissances devraient regarder Disparus, la guerre invisible en Syrie, de Sophie Nivelle-Cardinale et Etienne Huver. Parce que, en Syrie, tout est parti de là, de cet « archipel de la torture », mis en place, à partir de 1970 par Hafez Al-Assad, et réactivé par son fils, Bachar, dans des proportions inédites depuis le soulèvement de 2011.

La Syrie des Assad, c’est un Etat policier comme il en a peu existé, pas tant par son embrigadement généralisé, mais surtout par la multiplicité de ses services de renseignement et de sécurité – une quinzaine – et de leur degré de cruauté dans le traitement de toute personne susceptible d’être un opposant. La torture est la marque distinctive de ce que le chercheur Michel Seurat avait qualifié d’Etat de barbarie (PUF, 2012).

Tarek Matermawi, disparu pendant 5 mois dans les geôles de la dictature syrienne, a identifié plusieurs de ses compagnons de cellule sur des photographies officielles exfiltrées clandestinement de Syrie.

Tarek Matermawi, disparu pendant 5 mois dans les geôles de la dictature syrienne, a identifié plusieurs de ses compagnons de cellule sur des photographies officielles exfiltrées clandestinement de Syrie.

Nourri de témoignages inédits, un documentaire glaçant sur le régime de la terreur des Assad, père et fils.

« On s’habitue, donc on oublie »

En Syrie, on torture à la fois à la chaîne et sur mesure. On le savait depuis La Coquille, le terrible récit de Moustafa Khalifé (Actes Sud, 2007), détenu dans les années 1980. Il est surprenant de constaterà quel point les « protocoles » n’ont pas changé, à travers les deux témoignages à visage découvert de Rowaida Kanaan et Tarek Matermawi. A tel point que se pose la question de la formation des cadres sécuritaires syriens, qui ressemble à un mélange de la Stasi et des nazis.

L’objectif n’est pas tant d’obtenir des informations ou de tuer, il est, comme l’explique Mounir Al-Hariri, brigadier-général de la Sécurité politique, en exil depuis 2012, « de prouver la force de l’Etat et sa tyrannie ». Mounir Al-Hariri témoigne pour la première fois. Il détaille les moyens mis en œuvre et, surtout, les consignes reçues dès le début de la révolution, en 2011 : écraserbriser les volontés à n’importe quel prix. Les cellules prévues pour 20 accueillent plus de 200 détenus ; même les morts ne trouvent pas la place pour tomber par terre. Une fois transférés à l’hôpital militaire, notamment celui surnommé « 601 », situé au pied du palais présidentiel, à Damas, les prisonniers sont attachés à trois sur un seul lit : une promiscuité telle qu’ils en viennent à se battre.

Depuis la fuite, en 2013, de « César », un photographe de la police militaire, affecté à la morgue de deux hôpitaux de Damas, où il était chargé de prendre en photo et numéroter tous les cadavres, on sait tout cela. On sait que la première des tortures pratiquées par le régime dans ses geôles est la privation de nourriture jusqu’à la mort. Non seulement on le sait, mais on a les preuves (50 000 photos) et, désormais, les identités de 6 500 personnes tuées en prison.

Mais rien n’a changé, et l’on estime le nombre de disparus entre 100 000 et 200 000. Ils sont les oubliés du conflit. Personne n’en parle : ni les Syriens, par peur ou par superstition, ni les étrangers, qui, bien souvent, ignorent le problème. La barbarie du régime, toujours à l’œuvre, bien que cachée, a été supplantée par celle, plus spectaculaire et assumée, de l’Etat islamique« On en parle comme si c’était du passé. On s’habitue à tout et à cela aussi. C’est dangereux. On s’habitue, donc on oublie », met en garde Tarek Matermawi, qui n’est jamais complètement revenu de ses cinq mois en enfer.

Disparus, la guerre invisible en Syrie, de Sophie Nivelle-Cardinale et Etienne Huver (Fr., 2015, 52 min).

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source : http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2015/11/03/syrie-l-archipel-de-la-torture_4802139_1655027.html

date : 03/11/2015