La Syrie, déterminant majeur pour les révolutions arabes – par Hélène Michou et Barah Mikaïl

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 novembre 2011

Respectivement chercheur et directeur de recherche à la Fundacion para las Relaciones Internacionales y el Dialogo Exterior (FRIDE) de Madrid. Barah Mikaïl est également l’auteur de La Syrie en cinquante mots clés (L’Harmattan, 2009).

Source : Magazine Moyen-Orient, numéro 12, Octobre-Décembre 2001.

 

Les évolutions syriennes de ces derniers mois ont mis en scène des situations de terrain exacerbées. Ainsi, dans le droit fil des révoltes en Tunisie et en Egypte, le régime syrien a eu à faire face à une critique – initialement circonscrite géographiquement – de ses méthodes qui a tourné à une contestation plus large de sa légitimité.

 

L’appareil répressif du pouvoir n’a pas manqué de sévir dans les lieux de manifestation les plus importants, dans un contexte où personne ne saurait dire avec certitude à ce jour si c’est l’armée qui a décidé de faire corps avec le régime de Bachar al-Assad, ou l’inverse. Cependant, au fil des évolutions, et à un moment où, pour le meilleur comme pour le pire, peu d’Etats se montreront prêts à user d’outils coercitifs efficaces contre le régime, l’état des faits prévalent sur la scène territoriale syrienne donnera l’impression de constamment abonder dans le sens du pouvoir.

Principales raisons : l’absence d’effet de masse et la vulnérabilité physique d’une grande partie des manifestants eu égard aux moyens mis en action par le pouvoir ; le maniement par le gouvernement de la théorie du complot et l’abondement effectif d’une bonne partie des Syriens dans le sens de cette idée. Et enfin, les craintes pouvant être générées par tout « après-Bachar », dans un contexte où, quoi qu’en disent les partisans d’une rupture brutale avec l’ordre établi, les forces en présence répondent à un profond éparpillement, et rien ne permet de penser à ce stade qu’une Syrie du futur débarrassée de ses oripeaux en place pourra consacrer une société transcommunautaire pacifiée, comme beaucoup semble le rêver.

 

Etat des lieux de « la » scène contestataire syrienne

La contestation par une partie de la population syrienne de la légitimité du régime de Bachar al Assad n’est désormais plus à prouver. Depuis l’étincelle qui a embrasé la ville méridionale de Daraa, en mars 2011, l’effet boule de neige n’a pas tardé à se confirmer. De Hama à Deir ez-Zor en passant par Homs et Lattaquié, plusieurs villes importantes du pays n’ont ainsi pas hésité à s’organiser en deux temps. En premier lieu, par solidarité avec les habitants de Daraa, qui avaient vu leurs premières et pacifiques revendications accueillies par des méthodes dissuasives ; puis par volonté de marquer un rejet du pouvoir, le raidissement des autorités laissant peu de marge pour une quelconque négociation sérieuse.

A ces villes s’est d’ailleurs ajouté le cas d’autres bourgades moins importantes, telles Talkalakh et Jisr al-Choughour. Là encore, une opération lourde, officiellement justifiée par la traque d’éléments armés et séditieux, a mis en exergue l’intransigeance du pouvoir syrien vis-à-vis des manifestants. Le summum de cette position sera d’ailleurs incarné par les événements de Jisr al-Choughour, lorsque les médias syriens exposeront à l’opinion publique les images d’agents de Damas retrouvés dans une fosse commune ; expression du caractère non pacifique et violent des manifestations selon le pouvoir ; supercherie montée par les autorités qui se sont ainsi vengées de dissidents selon des membres de l’opposition. Quelle que soit la bonne version, il n’en demeure pas moins que, une fois encore, le régime syrien réussira à faire valoir un rapport de forces en sa faveur, le tout en provoquant le départ d’une dizaine de milliers de réfugiés vers la Turquie voisine, dans un mouvement similaire aux situations observées quelques semaines plus tôt – quoique dans des proportions bien moins importantes – vers la Jordanie et le Liban. Il n’est d’ailleurs pas inutile de noter que les actions sécuritaires développées dans les trois villes de Daraa, Talkalakh et Jisr al-Choughour ne doivent absolument rien au hasard. Ces lieux sont en effet respectivement proches de la Jordanie, du Liban et de la Turquie, pays qui constituent, dans l’esprit du pouvoir syrien, des points d’approvisionnement pour les « éléments armés » agissant sur le territoire.

Mais cette image d’une Syrie mise à feu et à sang par Bachar al-Assad peut aussi participer d’une illusion d’optique. En effet, s’il est un élément irréfutable, c’est le fait que le pouvoir syrien ne semble pas avoir compris combien le contexte régional avait connu un tournant radical en cette année 2011 avec les chutes des présidents tunisien et égyptien et l’éclosion de mouvements contestataires à Bahreïn, en Lybie et au Yémen. Autrement dit, là où les méthodes coercitives pouvaient aboutir auparavant, d’autres comportements s’imposent aujourd’hui. Ainsi, le régime syrien va perdre, outre une partie de sa respectabilité, une bonne partie de la guerre de communication. La fermeture de ses frontières à tout journaliste n’abondant pas potentiellement dans le sens de ses thèses, combinée aux images et témoignages – plus ou moins crédibles suivant le cas – relayés depuis le terrain par des éléments de la population, compliquera sa posture et rendra toute éventuelle justification de sa part vaine.

Dans le même temps, force est de constater que six mois après l’éclatement des événements en Syrie, rien ne permettait pour autant d’affirmer avec certitude qu’une partie majoritaire de la population souhaitait une chute rapide et directe du régime. En effet, quand bien même la loi des nombres demeure toute relative, il convient néanmoins de souligner que la réticence des villes d’Alep et de Damas à participer au soulèvement a valeur de plus d’un indicateur. Cela signifie qu’une bonne moitié de la Syrie ne manifeste pas son opposition au pouvoir (Alep et Damas comptant à elles seules près de 10 millions de personnes sur un total de 23 millions), mais cette situation coupe également court à toute analyse cherchant à lire les événements en Syrie sous un prisme communautaire.

Si Hama est une ville à majorité sunnite, Alep l’est aussi. Pour autant, à la contestation hamaouie n’est pas venu se greffer un mouvement aleppin de solidarité visant à dénoncer « la minorité au pouvoir ». Et ni le caractère « bourgeois commerçant » d’une grande partie des habitants de Damas et d’Alep, ni même la peur ne suffisent réellement à expliquer cet état des faits. On a en effet tendance à oublier que, en dépit notamment de ses particularités socio-historiques, la Syrie est en majorité peuplée de personnes loin d’être aveuglément soumises au pouvoir, mais pas pour autant nécessairement disposées à abonder dans le sens d’une changement politique radical à l’horizon incertain.

La « théorie du complot »

Le régime syrien ne cesse pour sa part, depuis que les événements ont pris un tournant critique, de rappeler qu’il est confronté à un complot ourdi depuis l’étranger. Evidemment cette assertion peut s’apparenter à une posture incantatoire. Certes, le régime reconnaît qu’un certain nombre de manifestants sont effectivement porteurs de demandes de changement sincères et légitimes ; les différentes dispositions qu’il a adoptées depuis (levée de l’état d’urgence, remaniement gouvernemental, dépositions de gouverneurs, annonce de réformes, convocation à venir d’élections législatives ou encore convocation d’une dialogue national au demeurant bancal et controversé) prouvent qu’il ne prend pas les choses entièrement à la légère. Mais derrière l’accusation de complot extérieur ne semble pas moins transparaître une volonté d’occulter – ou de justifier – les abus sécuritaires exercés sur le terrain. Ainsi, le nombre de morts qui ont jonché la scène syrienne ces derniers mois se révèle abusif et pleinement condamnable. Jordanie, Algérie et même Maroc, au sein desquels des manifestations ont aussi éclaté, ne sont pas allés jusqu’à de tels excès afin de faire valoir un rapport de force en leur faveur.

Parallèlement, et en dépit de la difficulté qu’il y a à vérifier de tels dires, il convient aussi de voir que la possibilité pour des agendas étrangers d’être venus se greffer sur les évolutions syriennes dans le but de hâter la fin du régime est envisageable. Certes, les autorités syriennes développent pour seuls arguments l’interception supposée aux frontières du pays de camions de contrebande chargés en explosifs, ou encore les caches d’armes qu’il leur arriverait de mettre au jour dans leurs lieux d’intervention. Des faits que, en contrepartie, les détracteurs du régime soupçonnent de faire partie d’un argumentaire inventé afin de mieux étouffer la contestation à laquelle il fait face.

Pour autant, force est de constater que les leaders et/ou hommes politiques régionaux favorables à la chute de Bachar al-Assad ne manquent pas. De Saad Hariri au Liban au roi Abdallah d’Arabie Saoudite en passant par Abdallah de Jordanie, tous ont connu des tensions avec une Syrie dont ils rejettent, implicitement ou explicitement suivant le cas, les politiques d’alliances – notamment celles entretenues avec le Hezbollah libanais et l’Iran – et la tendance à être inconditionnellement arc-boutée sur des constantes telles que l’opposition aux Occidentaux en général et aux Etats-Unis en particulier. Pour le reste, le fait que Saad Hariri a déclaré, lors d’une interview sur la chaîne télévisée libanaise MTV en juillet 2011, qu’il ne peut rester insensible à ce qui se passe en Syrie, combiné aux moyens importants dont il dispose au Liban et au lourd passif qu’il entretient vis-à-vis de la Syrie, a pour effet d’entretenir la paranoïa syrienne et de renforcer ses suspicions envers son voisin. Le fait que l’Arabie saoudite a critiqué ouvertement la réaction du pouvoir aux manifestations et entretient des relations ouvertes avec Nawfal al-Dawalibi, homme d’affaires qui compte parmi les soutiens actifs de certains opposants syriens, explique à la fois le mutisme des autorités syriennes devant un royaume saoudien dont elles se méfient, mais aussi leur conviction intime que les Saoudiens œuvreraient activement en faveur d’une chute du régime. L’idée de trafics d’armes originaires de Jordanie, et qui ont transité a début des manifestations par l’entremise de tribus ayant des prolongements sur le territoire syrien, compte également au rang des hypothèses sérieuses.

Mais quel que soit le degré de réalité de ces faits, évidemment impossibles à démontrer dans l’absolu, il n’en demeure pas moins que la « rue syrienne » a, pour sa part, tendance à croire au poids et à la réalité des complots ourdis de l’étranger. S’ajoute à cela la peur de l’après-Bachar, qui explique en bonne partie, non une affection folle de la part des Syriens pour leur régime, mais plutôt le fait qu’ils demeurent encore nombreux à préférer la configuration actuelle à toute autre alternative incertaine. Le fait communautaire a en effet son importance en Syrie, et la possibilité pour le pays de transiter vers un schéma attisant les tensions confessionnelles suscite d’ores et déjà des craintes. De même, la trop grande peur qu’ont les Syriens de voir leur pays perdre sa plus-value géopolitique – résistance à Israël et aux Etats-Unis, aspiration à l’incarnation du nationalisme arabe – et se fondre plus franchement sous la coupe occidentale est tout aussi rejetée. Ainsi, la conscience n’est pas moins vive quant au chantier de changements qu’il faudrait impulser en Syrie afin de se débarrasser du rôle omniprésent de l’armée, du poids écrasant de la corruption et du népotisme, et d’un certain caractère archaïque auquel continue de répondre l’administration syrienne. De même, l’aspiration à une réelle ouverture politique demeure un objectif largement partagé, et rien ne permet de croire que les Syriens soutiendraient majoritairement la violence des opérations armées à l’encontre des manifestants, bien au contraire. Mais les lois du pragmatisme et la peur de l’inconnu semble tout de même expliquer pourquoi, au bout de six mois de troubles, le gouvernement de Damas a néanmoins réussi à s’épargner des mouvements populaires massifs.

Quelles perspectives à venir ?

Pour autant, si le régime de Bachar al-Assad venait à tomber, qu’adviendrait-il alors de la Syrie ? Celle-ci s’embraserait-elle forcément, comme beaucoup semblent le redouter ? Ou au contraire, le pragmatisme de la jeunesse, combiné à la présence de hautes qualifications chez les Syriens et à des aspirations démocratiques sincères de la part d’une majorité des manifestants, l’emporterait-il sur tous les scénarios sombres généralement esquissés ?

Indéniablement, la nature par laquelle le pouvoir pourrait en venir à céder déterminerait en bonne partie la suite des évolutions. Evidemment, la promotion d’un scénario à la libyenne – ou à l’irakienne – serait tout sauf recommandée. Une telle opération qui mettrait nécessairement à contribution des contingents occidentaux, provoquerait un massif rejet de la part de la majorité de la population, les opposants les plus engagés contre le pouvoir étant d’ailleurs les premiers à refuser une telle éventualité. De plus, les « forces de l’opposition » syrienne répondent encore à une trop grande fragilité. Ainsi, les opposants « de l’intérieur », venant d’horizons variés, ont pour contrainte d’être trop désordonnés pour les plus militants d’entre eux et trop « intellectuels » pour les plus expérimentés. Les « opposants de l’extérieur », qui ont échoué à former un front uni et sérieux, suivent pour une grande partie d’entre eux une démarche guidée par l’opportunisme, et fonction de ce vent du changement que connaît la région. Certains opposants historiques en Syrie sont d’ailleurs les premiers à critiquer leur démarche, arguant que le mutisme anté-2011 demeure regrettable et ne renforce par leur posture actuelle. On voit mal comment des personnes paraissant déconnectées des évolutions syriennes de ces dernières années pourraient prétendre à une popularité effective et fructueuse.

Dans le même temps, rien n’indique à ce stade que le pouvoir en place pourrait être prêt à jouer une carte annonçant sa fin. C’est d’ailleurs là ce qui pousse beaucoup d’opposants à refuser de dialoguer avec le régime tant ils ne voient pas l’intérêt de composer avec des autorités. En ce sens, la suite des perspectives semble plutôt avoir des chances de s’orienter vers le développement par le pouvoir d’une ouverture politique relative et contrôlée, qui n’est en tout cas pas près de marquer le début d’une nouvelle ère démocratique. Du moins pas tant qu’une impulsion forte – et difficilement prévisible à ce stade – n’aura pas renversé le rapport de forces. Et sur ce plan, il paraît illusoire de croire que la distribution à tout-va de sanctions économiques à l’encontre de Damas pourrait éventuellement faire la différence. Il suffit pour s’en convaincre de noter que la Syrie vit sous embargo depuis 1978, qu’elle a tout de même réussi à compenser cette donne par le recours à des alternatives, que l’embargo contre l’Irak dans les années 1990 s’était retourné contre la population irakienne, non contre le pouvoir… et qu’il n’y a finalement pas de raisons objectives de voir la Syrie crouler là où les régimes nord-coréen et cubain arrivent toujours, dans des circonstances plus ou moins similaires, à se maintenir.

Ne reste ainsi plus, à ce stade, qu’à devoir se contenter d’une évolution syrienne qui, loin de rester statique dans les mois à venir, se fera cependant au rythme du pouvoir. Et ce, quand bien même un point de non-retour a bel et bien été franchi vis-à-vis d’une partie de la population. Il n’est pas ailleurs peut-être pas si difficile d’imaginer une Syrie post-Assad s’éloigner de ses alliés traditionnels – Iran, Hezbollah libanais, Chine, Russie –, mais sans pour autant abonder dans le sens d’une neutralité régionale. Débarrassée de son régime actuel, on voit mal en effet comment la Syrie pourrait faire l’économie d’une soumission à la loi du plus fort. Ce qui, outre son rapprochement avec les Etats-Unis, très engagés à ce stade dans le financement et le soutien de maints opposants syriens, soulignerait également l’inscription du pays dans une équation stratégique renouvelée le rapprochant d’un ensemble d’autres Etats influents, à commencer par l’Arabie Saoudite, soucieuse de développer autant de moyens que possible afin d’être le chef de file d’un front régional anti-iranien rassemblant les pays du Golfe, le Liban, la Jordanie, l’Egypte et tout autre membre volontaire.

Les temps ne sont cependant pas encore à cette réévaluation de la nature des alliances stratégiques syriennes. Il convient toutefois de garder à l’esprit combien un bouleversement de la situation dans ce pays aurait, contrairement à la Tunisie, à l’Egypte et, dans une moindre mesure, à la Libye, des conséquences qui ne se limiteraient pas à l’intérieur de ses seules frontières. C’est ce qui souligne d’autant plus la sensibilité des événements en Syrie. Et c’est ce qui fait très probablement de ce pays le plus grand déterminant des évolutions révolutionnaires arabes en cours, pour le meilleur comme pour le pire.

 

Hélène Michou et Barah Mikaïl