Le périple de Sari, réfugié, de la Syrie à l’Allemagne – par Nicolas Delesalle

Article  •  Publié sur Souria Houria le 2 novembre 2015
Depuis septembre dernier, nous suivons les pas de Sari Kattéa, jeune informaticien qui a quitté la Syrie comme des milliers de ses compatriotes. Après avoir traversé l’Europe, il attend dans un camp à Mannheim la réponse à sa demande de droit d’asile. Il nous raconte son périple et son quotidien.

Sari Kattéa est un réfugié syrien de 27 ans dont nous suivons le parcours depuis septembre dernier. Nous avons déjà partiellement raconté son histoire alors qu’il traversait l’Europe pour retrouver son frère en Allemagne. Nous avons aussi publié le récit de sa traversée depuis les côtes turques jusqu’à l’île grecque de Lesbos, écrit de sa plume. Sari vit aujourd’hui dans un camp de réfugiés près de la ville de Mannheim. Dans cet entretien, auquel il a répondu en tapotant sur son téléphone portable, il revient sur les conditions de son arrivée en Europe, sa vie quotidienne aujourd’hui et son avenir.

Portrait de Sari

Vous vivez avec six mille autres réfugiés qui attendent que leur demande d’asile soit examinée. Quelle est l’atmosphère dans le camp ?

Tous les jours, il y a une querelle. Alors je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre, tout seul. Quand je sors, les gens ne parlent que des procédures pour voir leur demande d’asile acceptée : empreintes digitales, enquêtes, fichier médical… C’est écœurant d’écouter la même conversation tous les jours, alors je préfère rester seul dans ma chambre. De toute façon, quelle que soit la question que je pose aux employés du camp, je reçois pour toute réponse un seul et même mot : « Attendez. » C’est usant. Je ne fais que ça : attendre. C’est dur de laisser six mille personnes dans un camp sans leur dire ce qui va se passer.

Pouvez-vous vous rendre librement à Stuttgart où vit votre frère ?

Non. Depuis que j’ai donné mes empreintes digitales, je n’ai plus le droit de sortir de la ville de Mannheim. Mon entretien qui déterminera si je vais obtenir le droit d’asile aura lieu en mai 2016. D’ici là, je dois attendre et vivre avec cette attente. C’est assez déprimant, mais je n’ai pas le choix, je n’ai pas envie de faire quelque chose d’illégal.

C’est la première fois que vous vivez un automne, que ressentez-vous ?Difficile de mettre des mots sur ce que je ressens, c’est peut-être comme une joie mélancolique.

En septembre 2014, vous avez quitté la Syrie pour la Turquie. Votre ville, Deir ez-Zor, était encerclée par l’Etat Islamique et les forces d’Assad. Comment avez-vous fait pour sortir ?

Quand je me suis échappé, la situation n’était pas comme aujourd’hui. A ce moment-là, Daech était moins puissant et occupé à rassembler ses troupes pour attaquer Kobané. De l’autre côté, les forces d’Assad ne pensaient qu’à racketter les voyageurs aux checkpoints. Je suis parti un mercredi. Je suis allé à la gare routière en n’emportant rien, sauf mes vêtements. J’ai laissé mon ordinateur portable et tellement de choses précieuses derrière moi… J’ai pris un ticket pour Raqqa. Là-bas, il y avait des minibus garés à la vue de tous et des chauffeurs qui criaient : « Turquie ! Turquie ! » J’ai sauté dans l’un d’eux. On s’est dirigés vers la frontière turco-syrienne, jusqu’au poste-frontière de Bab al-Salam (près de la ville turque de Kilis, ndlr). En arabe, cela signifie « la porte de la paix », ça m’a fait rire. J’ai passé deux checkpoints du régime d’Assad, quatre de l’Etat islamique, et encore deux de l’Armée syrienne libre. Personne ne m’a jamais demandé mes papiers ou même mon nom. C’était étrange… C’est peut-être grâce aux prières de ma mère restée là-bas…

Un an plus tard, vous avez quitté la Turquie. Qu’est-ce qui vous a décidé à rejoindre l’Europe ? 

J’ai été bouleversé par la photo du petit Aylan. Cet enfant qui a l’air endormi sur une plage a changé quelque chose au fond de moi. Je n’avais pas pensé à quitter la Turquie avant d’avoir vu cette photo.

Êtes-vous parti seul ?

Non, nous étions un groupe de douze.

Combien vous a coûté votre voyage ?

Mille euros pour la traversée sur le canot pneumatique jusqu’à Lesbos. Et 412,50 euros pour les bus et les trains jusqu’à l’Allemagne.

Beaucoup de réfugiés attendent quinze jours à Lesbos avant de pouvoir prendre le ferry pour Athènes. Vous n’y avez passé qu’une journée, pourquoi ?

J’ai eu de la chance. Quand nous sommes arrivés à Lesbos, il y avait trois bus de la police qui nous ont emmenés aussitôt à Mytilène, la capitale de l’île. Ils nous ont déposés au stade. L’administration grecque nous a donné immédiatement les documents pour quitter le pays et nous a dit qu’on pouvait prendre le ferry pour Athènes. On était si fatigués… On a passé la nuit à côté des tentes de la Croix-Rouge près du stade. Le lendemain, on a découvert que d’autres personnes avaient marché seize heures avant d’atteindre l’endroit où nous avions passé la nuit. Nous avons eu de la chance parce que nous savions quels documents étaient nécessaires pour prendre les bus. D’autres se sont perdus, ne savaient pas où aller ni que faire.

Quel était votre état d’esprit dans le ferry pour Athènes ?

Je me suis dit que le voyage commençait seulement maintenant. En fait, partout où je suis arrivé, je me suis dit la même chose : « Le voyage commence seulement maintenant. » J’ai encore ce sentiment aujourd’hui.

Une fois à Athènes, comment avez-vous débuté votre périple ?

Quand vous arrivez à Athènes, vous voyez partout des panneaux et des publicités écrits en arabe qui vous expliquent ce qu’il faut faire, quel bus il faut prendre, quel taxi ou train. D’une manière générale, le mouvement de foule était si important qu’il était impossible de se perdre, même si vous alliez traverser cinq pays différents pour la première fois de votre vie.

Comment avez-vous traversé les frontières entre la Grèce et la Macédoine, la Macédoine et la Serbie et la Serbie et la Hongrie ?

Comme je vous l’ai dit, il était impossible de se perdre dans ce voyage. Si vous suiviez la piste des déchets laissés derrière eux par les migrants, vous trouviez le chemin.

En Autriche, vous avez été arrêté et placé dans un camp. Comment s’est déroulée l’arrestation ?

Ce n’était pas vraiment une arrestation. Quand on est entrés en Autriche, on nous a dit que les gens n’étaient pas arrêtés dans le camp de Nickelsdorf. Mais il n’y avait pas de train qui partait de ce village et la frontière avec l’Allemagne était fermée. On aurait pu partir en taxi par nos propres moyens, mais on était épuisés et on voulait se reposer une nuit après cinq jours de voyage exténuant. Le lendemain, le gouvernement autrichien nous a fourni des bus. On pensait que les Autrichiens voulaient nous envoyer à Vienne, mais nous avons été déplacés dans un autre camp où nous n’avions plus le droit de sortir. On y a passé une nuit de plus. Puis nous avons été transférés dans un troisième camp près de la frontière allemande. Là-bas, nous étions libres de nos mouvements. D’une façon générale, l’accueil des Autrichiens a été le meilleur de tous les pays traversés, même par rapport à l’Allemagne.

Comment vous êtes-vous nourri et comment dormiez-vous pendant le voyage ?

J’ai dépensé seulement dix euros pour me nourrir pendant tout le voyage. Les ONG étaient partout sur le chemin, si bien que je n’ai jamais eu faim ou soif. Je n’ai jamais pensé que j’allais manger des spécialités syriennes (du riz avec des légumes), mais si ! Une organisation libanaise nous en a servi en Grèce ! On a dormi dans les bus, les trains. Le plus difficile était de s’endormir dans les trains macédoniens !

C’était la première fois que vous veniez en Europe. A quoi pensiez-vous en regardant à travers la fenêtre des bus ou des trains ?

Beaucoup de choses ont traversé mon esprit. J’imaginais mon futur, comme ça se passera en Allemagne. J’ai fait le vœu que la guerre s’arrête un jour et que je puisse revoir ma famille, ma mère, encore une fois. J’ai pensé à la manière dont je pourrais les aider. J’ai pensé à ma petite amie en me demandant quand je pourrais enfin la revoir. J’ai songé à tous ces gens qui ont vécu la même chose que moi. J’ai pensé à tout ce qu’il nous est arrivé depuis le début de la guerre.

Quel a été le moment le plus dur du voyage ? Le plus drôle ? Le plus triste ?

L’instant le plus difficile, c’est quand j’ai aidé des gens à monter sur le canot pneumatique avant la traversée vers Lesbos. J’avais l’impression de participer à un crime… Le plus marrant, ça s’est passé quand on a voulu entrer dans la gare de Budapest. J’avais dit à mes compagnons de faire attention à la police hongroise. Il ne fallait pas marcher ensemble ni parler arabe ; on avait trouvé un moyen de communiquer avec des signes. On a envoyé deux personnes en éclaireurs dans la gare. Ils sont entrés dans un tunnel. En fait, dans le tunnel, il y avait des centaines de migrants assis partout ! Les deux éclaireurs étaient morts de rire et nous ont hurlé de les rejoindre. Il n’y avait aucun contrôle de police. Rien ! Alors on est entrés dans le tunnel en rigolant, et puis plus tard, on est repartis en marchant tous ensemble puisque aucun train ne partait ! Mais il y a eu aussi beaucoup de moments tristes. Le pire, c’est quand une dame a perdu son enfant à la frontière entre la Hongrie et l’Autriche. Elle pleurait sans s’arrêter. Ses pleurs résonnent encore dans mon crâne. Après avoir réussi à entrer en Europe occidentale, elle avait perdu son enfant…

Avez-vous sympathisé avec les autres réfugiés ? Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ?

J’ai toujours essayé d’aider les gens, du mieux que j’ai pu, au moins en faisant le traducteur. En Macédoine, je me suis disputé avec des militaires qui nous ont obligés à attendre pendant deux heures sous la pluie. Il y avait parmi nous une femme qui portait dans ses bras son enfant malade. Pendant un quart d’heure, je me suis engueulé avec eux pour qu’ils laissent la femme et son enfant aller dans une tente. Ils ont finalement accepté ma requête, mais seuls la femme et l’enfant sont allés se protéger. Nous sommes restés sous la pluie. On ne donnait pas d’importance à l’origine des gens, nous étions tous réfugiés. Mais je peux dire que beaucoup venaient d’Afghanistan, du Pakistan, d’Inde, d’Irak, du Liban, de Turquie (des Kurdes), de Syrie, de Palestine, d’Albanie, d’Egypte, de Libye, du Maroc, d’Afrique.

Après le camp en Autriche, vous avez été transféré en Allemagne et votre frère qui y vit depuis deux ans est venu vous chercher. Comment se sont passées les retrouvailles ?

Quand je l’ai vu, je n’y croyais pas. Tout ce chemin pour arriver à Stuttgart ! J’avais peur que mes amis de l’appartement à Istanbul me réveillent en me disant : « Debout Sari ! Le petit-déjeuner est servi ! »

Votre frère vous a conseillé de vous raser la barbe en arrivant. Pourquoi ?

Parce que j’ai dû me déplacer de la Bavière vers le Land de Bade-Wurtemberg avant de me faire enregistrer. Il fallait que j’évite les contrôles de police. En me rasant et en m’habillant correctement, je n’avais plus l’air d’un « migrant illégal ». J’avais envie d’aller à Stuttgart me reposer dans la maison de mon frère et passer un peu de temps avec mon neveu Rafi et ma nièce Lara. La dernière fois que je l’avais vue, elle avait 4 mois. Maintenant, elle a 3 ans et demi. Après, je suis allé me faire enregistrer dans le Bade-Wurtemberg pour pouvoir rester auprès de mon frère et de sa famille.

Comment vous occupez-vous dans le camp ?

J’apprends l’allemand, je lis un livre reçu par un ami en arrivant. J’écris les détails de mon voyage et je discute avec mes amis sur internet.

Aujourd’hui, êtes-vous toujours sûr d’avoir pris la bonne décision en quittant la Turquie ?

En dépit de toutes les difficultés que j’ai rencontrées, oui, j’en suis sûr. La seule chose bien que vous pouvez faire en Turquie, c’est apprendre le turc. C’est tout.

Vous êtes informaticien, vous parlez déjà un peu allemand. Pensez-vous qu’il sera plus facile de trouver un travail en Allemagne ?

Je pense que ce sera plus facile, oui. Même si ça n’a rien à voir avec les ordinateurs, je trouverai un boulot et je gagnerai de l’argent pour aider ma famille en Syrie.

Voulez-vous devenir allemand ou espérez-vous un jour revenir en Syrie ?

Bien sûr, j’espère rentrer un jour. Si ce vœu se réalise, ce sera comme un rêve pour moi. Mais je sais que cela peut prendre beaucoup de temps avant que la guerre ne s’achève. A ce moment-là, je serai sûrement devenu un « Allemand-Syrien ».

Peu de réfugiés choisissent de venir en France. Comment l’expliquez-vous ?

C’est à cause des médias et de la publicité qu’a fait l’Allemagne en disant qu’elle allait accueillir les réfugiés. Et puis l’Allemagne a dit qu’elle allait suspendre la Convention de Dublin pour les Syriens (ce qui veut dire qu’ils ne vont pas renvoyer les gens en Hongrie si leur empreintes ont été prises là-bas, par exemple). La France n’a pas dit ça. Et le risque est très grand de se faire arrêter dans d’autres pays avant d’arriver en France.

Que diriez-vous aux Français qui craignent cette immigrations massive ?

Ils ont absolument le droit d’avoir peur de l’immigration, parce que les immigrés ont des cultures et mentalités différentes. Bien sûr, parmi les migrants, il y a des bons gars et puis aussi des mauvais. Vous ne savez jamais. Et c’est normal d’avoir peur de l’inconnu. Mais pensez juste à ça : la plupart d’entre eux ont vécu la guerre, et les Français et Françaises âgés savent à quoi cela ressemble. Ces gens cherchent juste un endroit pour vivre pacifiquement et élever leurs enfants. Je ne demanderai pas aux Français de nous aider. Mais si vous croisez un migrant, simplement, souriez-lui. Nous sommes tous humains.

source : http://www.telerama.fr/monde/le-periple-de-sari-de-la-syrie-a-l-allemagne,133486.php

date : 30/10/2015