Les journalistes syriens, entre le marteau d’Assad et l’enclume Daech – par Nicolas Delesalle

Article  •  Publié sur Souria Houria le 27 mars 2016

L'appareil du jeune photographe Molhem Barakat décédé en 2013, en couvrant les combats entre les forces loyales syriennes et les rebelles. Chaque jour, ils écrivent, rapportent, témoignent, malgré les arrestations, les tortures et les blessures. Quatre d’entre eux sont venus raconter leurs conditions de travail dans cet enfer qu’est devenu leur pays.

Cinq ans après la révolution syrienne, quatre reporters d’Alep sont venus à Paris « porter la parole des Syriens » à la Maison des journalistes. Ils ont été invités par le Collectif des Amis d’Alep. Constitué de citoyens depuis le 15 juillet 2015, ce collectif soutient la société civile syrienne qui ne se reconnaît ni dans le régime de Bachar El Assad, ni dans les groupes djihadistes. Ces quatre journalistes travaillent au Centre de presse d’Alep, (Aleppo Media Center, AMC) qui collabore régulièrement avec l’AFP, Reuters ou de grands journaux occidentaux. Sa rédaction est composée de trente-cinq journalistes et techniciens. Son but : essayer de donner une image exacte de ce qu’il se passe sur le terrain, déserté par les journalistes occidentaux, devenus des cibles. L’occasion de donner la parole à ces reporters qui mettent leur vie en jeu chaque jour pour faire le travail.

Zein Alrifai : “Je porte une cause, il est impossible que je songe à partir”

« J’ai 29 ans, avant la guerre, j’étais étudiant en littérature française à l’Université d’Alep. Mon Français est un peu rouillé du coup. Je me suis marié en juin 2015 à Alep. Je n’ai pas encore d’enfant. Au début de la révolution syrienne, j’ai participé aux manifestations. Il y avait peu de médias étrangers alors j’ai appris à filmer avec mon téléphone portable, seul moyen de ne pas se faire repérer par les forces d’Assad. Je partageais mes vidéos sur les réseaux sociaux. Je porte des béquilles parce que j’ai été blessé à la jambe en août dernier pendant des combats. Après l’entrée des forces de l’Armée syrienne libre dans Alep en juillet 2012, nous avons créé le Centre de presse d’Alep, un lieu de rencontre entre activistes et journalistes étrangers aussi. J’ai beaucoup appris de mes collègues, notamment de Youcef Seddik qui était journaliste depuis longtemps. Quand Daech a commencé à kidnapper les journalistes étrangers, pour nous, la responsabilité de rapporter les événements syriens a été plus grande encore. Avec le temps, je me suis professionnalisé. J’ai commencé à travailler pour l’AFP et Al Jazeera. J’ai gagné le prix Rory Peck en 2015. Mon meilleur souvenir de ces cinq dernières années ? Voir les enfants travailler dans les écoles avec leurs professeurs qui, malgré la guerre, faisaient éclore leur talent. Mon pire ? Quand ces enfants qui jouaient et travaillaient devenaient des corps, des victimes. Je comprends ceux qui ont quitté la Syrie pour trouver refuge en Europe. Chacun a ses raisons et une capacité limitée à supporter les choses. Moi, je porte une cause, il est impossible que je songe à partir. C’est la première fois que je viens en France. Le premier jour, je me suis senti bizarre, je n’appartiens pas à ce monde. Je n’ai pas quitté la Syrie depuis cinq ans et si je suis venu ici, c’est pour porter la voix des Syriens qui se réveillent chaque matin en se demandant comment survivre un jour de plus. »

Reem Fadel : “J’observe les batailles, les bombardements, je vérifie les vidéos de martyrs”

« J’ai 33 ans. Avant la guerre, j’ai fait une maîtrise de théâtre dramatique à l’université d’Alep. Dès le début de la révolution, j’ai écrit des articles sous de faux noms pour des médias d’opposition jusqu’en 2013. En juillet 2012, j’ai perdu mon meilleur ami qui travaillait à réparer une école, un obus de mortier est tombé sur lui. C’est mon pire souvenir. Le premier décembre 2013, j’ai été arrêtée et emprisonnée dans les prisons de Bachar El Assad parce que j’avais fait entrer de l’aide humanitaire dans des zones assiégées. Mes parents ont payé et j’en suis sortie trois mois plus tard. Après, je suis restée cloîtrée un an et demi dans ma chambre et, finalement je suis partie avec mes parents à Istanbul l’automne dernier. En chemin, mon père a été arrêté, il resté cinq mois en prison avant de nous retrouver. C’est d’Istanbul que je travaille maintenant pour le site orient.net. Je suis spécialiste de l’actualité syrienne, j’observe les batailles, les bombardements, je vérifie les vidéos de martyrs ou je raconte des histoires de la vie quotidienne. En ce moment, avec la trêve, les gens sont revenus dans les manifestations. Ils sont sortis de sous terre pour rappeler au monde leur attachement à la démocratie. Ces gens-là sont capables de se battre à la fois contre Daech, Al Nosra et les forces de Bachar. Ils ont juste besoin que le monde leur face confiance et les aide. »

Lonai Abo Al-Joud : “Il y a quand même des choses comiques : Assad et Daech vous emprisonnent pour la même raison”

« J’ai 25 ans, depuis 2013, je travaille comme reporter pour Al Arabia. Au début des événements, j’étais étudiant en médecine spécialité « laboratoire ». Pendant la révolution pacifique, ceux qui travaillaient pour des médias étaient poursuivis s’ils racontaient ce qu’il se passait vraiment. Il y avait donc un besoin et déjà bien assez de médecins de laboratoire. Mon frère habitait en Arabie Saoudite à cette époque. J’ai commencé à filmer avec mon téléphone et à lui envoyer des vidéos qu’il mettait en ligne depuis l’Arabie Saoudite. En 2011, j’ai été arrêté une première fois, juste pendant dix heures. Ça ne m’a pas arrêté. Les crimes gagnaient de l’ampleur. J’ai compris qu’il fallait continuer. Le 2 mars 2012, j’ai été arrêté pendant quinze jours. Je suis passé par trois prisons. Après ma libération, cinq mois après l’entrée de l’Armée Syrienne Libre dans Alep, j’ai voulu accompagner les soldats au combat. J’ai été blessé à deux reprises, par un bombardement et puis par un tir de sniper. J’ai notamment couvert la bataille de la mosquée Al Rahman en octobre 2012. J’étais le seul journaliste sur place. Ensuite, j’ai été kidnappé par Daech. Je suis resté emprisonné pendant six mois et puis j’ai été libéré lors d’un échange de prisonniers. Quand mes parents sont venus me voir, ils sont passés devant moi sans me reconnaître, ils ont même eu peur de moi, ça m’a marqué. J’avais une barbe longue et j’avais perdu 30 kilos. Je n’ai pas subi de torture physique, mais des tortures psychologiques. Par exemple, on passait à quatre devant un tribunal, ils tuaient deux d’entre nous, alors on pensait qu’on serait les suivants. Une autre fois, ils nous ont dit qu’ils allaient nous égorger. La menace nous terrifiait. Il y a quand même des choses comiques : ayant été arrêté par les forces d’Assad et par Daech, je peux vous dire qu’ils vous emprisonnent pour la même raison : ils vous reprochent d’abord d’avoir des relations avec des forces étrangères, ou apostates pour Daech. En tous cas, les deux forces ont le même intérêt à tuer ou emprisonner les journalistes. Pourquoi je continue ? Parce que je crois en ma cause. »

Youcef Seddik : “A l’inverse de mes amis, j’étais journaliste et je suis devenu activiste”

« J’ai 34 ans, je suis marié, j’ai une petite fille d’un an et demi. Je suis le créateur et le directeur du Centre de presse d’Alep. J’étais déjà journaliste avant la guerre, j’ai commencé à travailler dans la presse en 2001. Ma situation est opposée à celle des autres. Ils étaient activistes et sont devenus journalistes. Moi, j’étais journaliste et je suis devenu activiste. J’ai commencé à organiser des manifestations dès 2011. J’étais en contact avec beaucoup d’autres activistes via les réseaux sociaux et Skype. Quand l’Armée Syrienne Libre a libéré Alep à l’été 2012, j’ai enfin pu les rencontrer et nous avons décidé de créer le Centre de presse d’Alep. Au départ, c’était juste une agence de presse locale mais elle est devenue avec le temps la plus grosse source d’informations pour les médias locaux mais aussi internationaux sur ce qu’il se passe au nord de la Syrie. Au départ, tout passait par moi, alors j’ai dû former des équipes. Beaucoup d’amis activistes qui ne connaissaient pas le travail de journalistes sont devenus d’excellents reporters. Quatre d’entre eux ont reçu des prix internationaux. Mon meilleur et mon pire souvenir sont les mêmes : une de nos équipes a été arrêtée après la publication d’un article qui racontait des exactions des forces d’Assad. On avait peur de ne jamais revoir les gens arrêtés, mais on était heureux aussi parce que cette arrestation prouvait que notre travail était reconnu. »