Les spécificités du discours syrien autour du communautarisme par Yassin Al-Hajj Salih

Article  •  Publié sur Souria Houria le 12 mai 2015

Les spécificités du discours syrien autour du communautarisme

par Yassin Al-Hajj Salih

in Al-Hayat, 12 mai 2015 – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Yassin Al Haj Saleh, D.R.

Entre les années 1970 et aujourd’hui, des vagues successives dans le discours syrien autour du communautarisme ont accompagné diverses phases de flambée du conflit social et politique en Syrie. Bien qu’aucun ouvrage qui aurait abordé cette question directement ne soit paru, il y est fait allusion sous diverses formes dans les écrits de nombre d’intellectuels syriens. Sans doute l’ouvrage de Burhân Ghaliûn (paru en 1978) La Question communautaire et la problématique des minorités (Al-mas’ala aT-Tâ’ifiyya wa mushkilatu-l-’aqalliyyât) est-il le plus ancien à y avoir été consacré, même si son auteur n’a évoqué aucun pays en particulier, restant fidèle en cela à une méthode d’écriture syrienne faisant seulement allusion sans nommer et généralisant afin de ne point trop entrer dans les détails (un style dont seule la Révolution syrienne soit venue à bout).

Lorsque ce livre fut publié, cela faisait huit ans qu’Hafez al-Asad gouvernait la Syrie et il était déjà manifeste qu’il n’était pas un putschiste comme les autres et qu’il y avait un besoin croissant que quelque chose soit dit au sujet du rôle joué par le communautarisme dans la composition de son régime et dans ses pratiques. Dans le pays voisin, le Liban, la guerre civile faisait rage – une guerre civile pour partie confessionnelle –, et l’on en débattait activement en Syrie.

Au début de ce siècle, à partir du « Printemps de Damas », a commencé à apparaître une concomitance entre les luttes politiques et le débat autour du confessionnalisme. Ce débat a atteint son apex en 2005 au moment du retrait contraint et forcé de l’armée syrienne du Liban (au printemps 2005), puis il a connu des flambées successives depuis le début de la Révolution, dont la dernière fut la perte de contrôle du régime sur les localités d’Idlib et de Jisr al-Shughûr. L’on peut dire que le discours à ce sujet, en tant que partie constituante du débat politique syrien, est intimement lié à la possibilité même de l’existence d’un quelconque discours. En effet, à chaque fois où les choses semblaient fermement établies pour le régime, les conditions du débat étaient généralement dégradées, en particulier en ce qui concerne les questions les plus sensibles – en tout premier lieu la question du communautarisme. A contrario, les occasions de débattre notamment de la question confessionnelle deviennent plus nombreuses lorsque l’efficacité répressive du régime régresse et lorsque s’effondre sa capacité de contrôler la société et le discours public. De ce point de vue, le fait que l’on puisse réfléchir à haute voix sur le communautarisme est un indice à la fois de l’accroissement de l’objection intellectuelle et politique au pouvoir d’Assad et d’un besoin objectif d’une nouvelle représentation du nationalisme syrien et, ce, dans l’exacte mesure où l’interdiction de ce débat donnait une indication du degré atteint par l’hégémonie du régime.

Parmi les autres caractéristiques du discours des Syriens sur la question du communautarisme, il y a le fait que ce discours est beaucoup moins écrit qu’oral et que les sites des médias sociaux, depuis leur apparition il y a de cela un peu moins d’une décennie, ont constitué un prolongement de ces échanges verbaux florissants. Il y aussi le fait que ce discours a toujours été accompagné de forte émotivité, de violence verbale et d’intonations accusatrices, n’étant que rarement un échange fructueux d’idées et d’évaluations. Si l’on peut penser que le communautarisme est le lieu où se rencontrent deux interdits, l’interdit religieux et l’interdit politique, cette véhémence et cette violence s’expliquent : en effet, dans le contenu de ce qui est dit et dans les intonations utilisées se trouve quelque chose qui donne l’impression de la mort d’un ou de plusieurs dieu(x) du fait de la renaissance et du bouleversement du monde. Le tabou sexuel, si nous invoquons la triade des interdits d’Abû Alî Yasîn, est-il aussi éloigné que cela de ce mélange entre l’interdit religieux et l’interdit politique qui caractérise le communautarisme ? Il nous faut réfléchir en réalité au fait que le pire délire des fanatiques communautaristes se déverse sur les femmes qui osent sortir du consensus communautaire. L’interdit religieux du mariage des femmes musulmanes avec des non-musulmans, c’est-à-dire le monopole exercé par la communauté musulmane sur ses femmes, sans qu’existe le monopole correspondant en ce qui concerne les hommes musulmans, est en surplomb de la tyrannie s’exerçant sur la vie sexuelle des femmes et sur le fait que celle-ci est étroitement contrôlée par des interdits communautaires. Autrement dit, la sexualité de la femme musulmane est une question politique qui concerne sa communauté, et non une question strictement privée qui ne regarderait personne d’autre qu’elle-même.

En ce qui concerne les contenus du débat autour du communautarisme, il semble qu’il s’agisse avant tout de propos portant exclusivement sur les religions et sur les croyances des gens, mais jamais sur la politique et sur les relations sociales. On est donc fondé à se demander pour quelle raison le communautarisme est ainsi entouré de tous ces interdits et pourquoi il revêt une telle importance ? Pour justifier l’interdit, l’on invoque le fait que parler de religions et de convictions ne pourrait qu’affaiblir le liant national (ou l’« unité nationale », selon l’expression en vogue en Syrie). En réalité, l’interdit est jeté sur le communautarisme parce que celui-ci surplombe le mécanisme du gouvernement et la source du pouvoir effectif, et aussi parce qu’imaginer une Syrie différente, cela passe nécessairement par la levée de cet interdit et par la mise en évidence aux yeux de tous les Syriens du caractère fondamental de la discrimination confessionnelle dans la structure du régime syrien.

En deuxième lieu, le discours sur le communautarisme semble être un discours sur la conscience – celle des individus et celle des groupes –, comme si les esprits des individus et leurs comportements se constituaient et fonctionnaient indépendamment de la structure sociopolitique, des questions de pouvoir, d’influence, d’anathémisation et de répression. De l’ensemble des citoyens, l’on attend qu’ils tiennent des propos corrects en toutes circonstances en faisant abstraction des considérations de pouvoir et d’influence, ainsi que du comportement des grands dirigeants. C’est là une exigence qui non seulement renverse l’ordre des choses, mais qui peut être utilisée afin de justifier la mise sous le boisseau de tout débat autour de cette question importante, et tout débat politique de manière générale. Les individus étant naturellement turbulents et leur conscience n’étant jamais suffisamment nationale, il faudra leur interdire de parler et il faudra punir ceux qui auraient parlé. Naturellement, parmi ceux qui sont ainsi surveillés et éventuellement châtiés, on ne trouvera ni un Bachar al-Assad, ni un Râmi Makhlûf, ni un Ahmad Hassûn, ni une Buthaïna Shaabân…

En troisième lieu, il semble que le discours sur le communautarisme soit un discours sur les « communautés », sur les groupes religieux et sur les groupes de croyances existants dans la société, sur les alaouites, sur les sunnites et les chiites, sur les chrétiens, sur les ismaéliens, sur les druzes et sur d’autres encore. S’il existe un communautarisme, c’est parce qu’il existe des communautés. Par conséquent, le communautarisme est notre lot, à nous qui sommes nés dans ces « sociétés évoquant des mosaïques » totalement incapable de générer une volonté générale ou des points communs susceptibles d’en unir les habitants. Mais cela n’est pas vrai non plus, car cela ne nous explique pas pour quelle raison la force du sentiment communautaire fluctue au fil du temps au sein d’une même société, allant parfois jusqu’à des massacres intercommunautaires, ni pour quelle raison il semble que les pages des conflits confessionnels aient été refermées ou qu’elles soient sur le point de l’être dans d’autres sociétés qui ne diffèrent en rien d’essentiel de nos sociétés « mosaïques ». Considérer que ce serait le contraire qui serait vrai, à savoir que les communautés seraient la conséquence d’un communautarisme premier en tant que politique discriminatoire entre les citoyens en fonction de leurs liens religieux et idéologiques pratiquée par des élites déjà au pouvoir ou aspirant à y accéder, est impensable.

Ainsi, il ne s’agit pas seulement là de trois théories erronées, mais de théories dont il semble que le régime communautariste les sécrète afin de dissimuler sa véritable nature et qu’il renforce au moyen de degrés variables de violence, parmi lesquels la plus nue des violences. Cela, précisément parce que la véritable nature (du régime), son essence, est sur le point d’être mise à nu. En tant que régime discriminateur qui ne s’en départit jamais et qui ne peut perdurer sans elle, un régime communautariste a absolument besoin de la violence.

La dernière caractéristique du discours syrien autour du communautarisme a trait à ce qui entoure ce phénomène en fait d’interdiction conduisant à des exagérations à son sujet allant de déni total de son existence au fait de le considérer comme une réalité immuable et indestructible, et du fait de lui dénier tout pouvoir explicatif à celui de voir en lui le principe expliquant totalement la situation de nos sociétés (« islamiques » ou « arabes » ou « orientales »). De fait, il n’y a rien d’ontologique dans les théories d’interprétation des sociétés quelles qu’elles soient, et il n’en est aucune qui conserve une validité transcendant les univers et les temps humains. Le communautarisme marche main dans la main avec le régime des privilèges et de la discrimination sociale et politique, et, le plus souvent, il est un instrument permettant de réaliser des gains personnels au détriment d’intouchables n’ayant aucun droit et ne jouissant d’aucune protection, même si l’efficacité spécifique du communautarisme réside dans la création d’un troisième niveau rendant les intouchables du groupe A dépendants des privilégiés de ce même groupe contre le groupe B. Le succès de cette mobilisation est en même temps un indice du degré d’indépendance du lien communautaire et de l’efficience du politique à pérenniser le communautarisme afin d’en faire un acquis permettant de protéger le régime des détenteurs de privilèges. Si le communautarisme perdure, c’est non pas en raison de je ne sais trop quelle longévité spécifique, c’est précisément « grâce » à l’efficacité du politique dans ce domaine.