Lettres de Syrie (1) – Par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 19 avril 2012

Un Oeil sur la Syrie – Le blog d’Ignace Leverrier

17 avril 2012

Jeune syrienne vivant dans son pays, Joumana MAAROUF a donné son accord à la publication par « Un Oeil sur la Syrie » des lettres quotidiennes qu’elle a pris l’habitude d’adresser à l’une de ses amies pour lui faire partager de loin son quotidien, ses difficultés, ses doutes et ses émotions.

LETTRES DE SYRIE 

10 mars 2012

Bonsoir, ma chère amie.

Voilà, l’hiver est sur le point de finir. Ce qu’il a pu être long et rude ! C’était peut-être l’hiver le plus dur qu’ait connu la Syrie. Est-ce que je t’ai dit que mon travail n’était plus en banlieue, mais en plein Damas ? Je passe par la place Seb‘a Bahrat sur le chemin de l’aller et du retour. Là-bas, sur la façade de la Banque Centrale, il y avait une immense affiche du président, qui recouvrait à peu près le tiers de l’énorme bâtiment. Il y a deux semaines, le vent l’a soudain déchirée en plein milieu. Une amie qui passait sur la place m’a raconté que tous ceux qui se trouvaient là ont vu ce qui s’était passé, car on a entendu un grand bruissement au moment où la photo s’est déchirée en deux, exactement au milieu… Elle m’a décrit le visage des gens. Il présentait un éventail de tous les sentiments, de la joie malicieuse à la peur. Depuis des décennies, la peur est la denrée la plus courante en Syrie. Deux jours plus tard, j’ai vu la nouvelle affiche : une copie de l’ancienne. Mais peut-être, cette fois-ci, son papier était-il plus résistant. Quelques dizaines de jeunes dansaient sur une chanson à la gloire du président, et sous l’affiche, on pouvait voir une grande banderole sur laquelle était écrit : « Bachar se porte bien, donc, en résumé, le monde se porte bien ».

Je t’écrirai demain, si toutefois j’ai internet et l’électricité.

La révolution syrienne. L’effet 15 mars

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14 mars 2012

Bonjour.

Demain c’est la fête des enseignants. Tu sais que je suis institutrice dans une école du centre. Quelle ne fut pas notre surprise, à mes collègues et à moi-même, de constater ce matin que le congé qui nous est habituellement donné pour cette fête avait été supprimé ! On pensait sortir dans un restaurant de Bab Touma. Mais le directeur est entré dans la salle des profs. Il s’est lancé dans un discours matinal, entamé par un éloge du ministre de l’Education et de sa brillante sagacité. Il déclara : « Demain c’est le 15 mars. C’est l’anniversaire de la révolution, comme ces ânes l’appellent. Ces racailles ont appelé demain à la grève… Vous savez que les écoles et les universités représentent soixante pourcents de la fonction publique. Si elles sont fermées, ces crapules vont écrire sur Face Book que la grève a été un succès. C’est pourquoi notre ministre, qui est malin, a décidé que demain sera jour de travail. Quiconque s’absentera devra produire un justificatif, sous peine de sanction. Nous irons tous demain à la « démonstration de soutien général », sur la place des Omeyyades. Bien évidemment, personne ne vous y oblige… » Arrivé à la fin de sa harangue, il a ajouté : « Nous savons que vous êtes tous des patriotes. Demain, sur la place, vous jouerez pleinement votre rôle, vous qui formez les générations les unes après les autres ! » Et il a conclu, facétieux : « Préparez-vous pour la dabké ». Puis il s’en est allé, sans regarder le visage des instituteurs et des institutrices, ni les tête qui s’enfonçaient dans les épaules. L’une de nous, une dame âgée, a élevé la voix : « Alors, il y a un complot. Les bandes armées tuent les gens, font des massacres, enlèvent les enfants, violent les femmes… et nous on danse sur les places ?! Allez-y, mais ne dansez pas. Attristez-vous un peu sur les âmes des innocents. Faîtes une minute de silence, juste une minute… » Puis la vertueuse institutrice regarda autour d’elle. Et elle poussa un profond soupir de soulagement lorsqu’elle nous vit : ce n’était que nous.

Le choc des slogans. A gauche, « Dieu, la Syrie, la liberté et rien d’autre ». A droite, « Dieu, la Syrie, Bachar et rien d’autre »

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15 mars 2012

Bonsoir !

Il m’a fallu beaucoup de temps, ce matin, pour me décider à aller au travail. Comme tu sais j’ai trois enfants, et j’ai besoin de mon salaire. Ils ont bien de la chance, ceux qui n’ont pas de progéniture. Ils n’ont pas besoin de s’humilier, parce qu’ils n’ont peur que pour eux. Ce qui m’a permis de trancher, c’est que je me suis donné pour mission d’être un témoin fiable de ce qui se passe ici. Ca n’a pas été très dur d’aller à Damas. Mais le retour à la maison a été extrêmement difficile, tu l’imagines, en raison de la « démonstration de soutien général », comme ils disent. Le chauffeur du service, qui nous avait réclamé le triple du tarif habituel, changeait de route chaque fois qu’il tombait sur un barrage improvisé des services de sécurité. Il lui fallait rebrousser chemin. On a passé plus d’une heure et demie à essayer de sortir de Damas. Le seul trajet possible vers la banlieue où j’habite était la « route  du palais », comme on l’appelle. Un vieux monsieur, assis en face de moi, a crié au chauffeur : « Arrête-toi ! Arrête-toi s’il te plaît, il faut que j’aille aux toilettes ». Mais le chauffeur du service, qui savait qu’il était totalement interdit de s’arrêter sur cette route, a refusé. Le vieil homme a continué de le supplier. Tous les passagers se sont tus, et la peur est apparue sur les visages, comme s’ils étaient tous saisis à leur tour d’une envie pressante. Certains ont commencé à insister auprès du chauffeur pour qu’il s’arrête. Mais celui-ci a répondu avec le plus grand sérieux : « Mon cher ami, soulage-toi dans la voiture si tu veux, mais ne me demande pas de m’arrêter. Je te le jure, ils vont me pourrir la vie »… L’homme était sur le point d’exploser quand on est sorti de la « zone interdite ». Il est alors descendu… et il n’est jamais remonté.

Quand on dit que les démonstrations de soutien ne sont pas spontanées, c’est vrai. Mais quand on dit qu’on y conduit les employés de force, ce n’est pas tout à fait exact. Il y en a qui y sont contraints. Mais, à peine arrivés sur la place, ils abandonnent le rassemblement. En revanche, il y a des milliers de partisans du régime, que j’ai vus arriver à pieds de toutes les directions. Ceux-là n’avaient pas l’air d’être obligés… Je les ai vus porter des drapeaux à l’effigie du président. Je les ai entendus scander : « Chabbiha pour l’éternité, pour Assad notre bien-aimé ! »

Oùqu’on regarde aujourd’hui dans les rues de Damas, on voit des barrages des forces de sécurité, et des hommes armés, en civil ou en tenue militaire, debout, côte à côte avec la police. Ils ont des fusils terrifiants. Ils portent autour de la taille des ceintures pleines de cartouches. Ils traitent les gens grossièrement. Tout au long du trajet, je me suis dit en moi-même ce qui ne m’avait jamais paru aussi clair qu’aujourd’hui : « C’est la guerre, prépare-toi au pire ». Oui, c’est la guerre, et rien ne peut me soustraire à elle que de t’écrire.

Plus de peur à partir d’aujourd’hui !

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18 mars 2012

Bonsoir.

« Quand tu sors de chez toi, n’oublie pas de faire tes adieux à ta famille. Tu vas peut-être sauter avec une voiture piégée, recevoir le tir d’un sniper juché sur un immeuble, ou recevoir une balle perdue tirée par des soldats qui ne distinguent plus les amis des ennemis». Tels pourraient être les conseils échangés par les habitants de Damas à compter d’aujourd’hui.

Damas est longtemps restée silencieuse. Elle n’a rien changé à ses habitudes quotidiennes, malgré la mort de milliers de gens, malgré les plaintes de ceux qu’on torture dans les sous-sols des prisons ou les caves des immeubles de standing, malgré la dévastation qui a dévasté les autres villes, ses sœurs… Et avec ça, les habitants de Damas ont continué à partir en pique-nique, partout où l’air et le soleil les y invitent, même si ce doit être à proximité immédiate d’un barrage sécuritaire. Ils servent du thé aux soldats. Ils leur offrent de la nourriture et des cigarettes. Mais pourquoi est-ce que je pleurniche ainsi ? Je voudrais garder un minimum de dignité, et te donner un aperçu des plus objectifs. Mais comment ?

Si tu avais vu le trou provoqué par l’explosion à proximité de la place Tahrir, et ce qui est arrivé aux façades des immeubles alentour… Si tu l’avais vu, tu aurais su à quel point nos vies ne valent plus rien. Aujourd’hui, j’ai vu la peur dans les yeux de nos collègues chrétiens. Ils étaient sombres et inquiets. T’ai-je dit que notre école était une reproduction en miniature de la Syrie bigarrée ? Tout le monde insultait et maudissait l’auteur de l’attentat, chacun visant celui qu’il avait en tête. L’auteur est toujours inconnu, sans nom ni visage… Mais les gens qui regardaient les dégats de l’explosion sur la chaîne de télévision officielle sont sortis de leurs gonds quand ils ont vu le présentateur brandir sous leurs yeux, avec un sang-froid à glacer le sang, les restes des victimes. Leur nombre semble devoir augmenter dans l’avenir. Je te l’ai déjà dit : nous vivons une guerre dont la mort seule  sortira vainqueur.

A propos de l’explosion, je vais te raconter une histoire qui est arrivée samedi matin à une jeune femme que je connais. Cela t’aidera peut-être à élucider ces explosions, ou au moins, cela te donnera quelques indications. Car je ne veux pas t’imposer les conclusions, même si j’en ai bien envie… Cette jeune femme travaille dans un bureau de Syriatel, qui, comme tu sais, est la compagnie de télécommunication de Rami Makhlouf. Et elle habite une petite ville de banlieue, où les communications sont complètement coupées. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas été informée qu’elle et ses collègues s’étaient vus allouer un congé ce jour-là. Elle n’était pas plutôt entrée au bureau que des agents de la sécurité ont fait irruption. Ils se sont précipités dans le vestiaire des employés. Ils en sont ressortis avec  un explosif dont ils ont raconté qu’il allait exploser quelques minutes plus tard. Que dis-tu de cela ?

Escalier…

 

(A suivre)

http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/04/17/lettres-de-syrie/