Lettres de Syrie (12) de Joumana Maarouf – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 août 2012

 

Dans la ville fantôme, une voix : "Hep, taxi !" Le conducteur : "Bon ramadan !" Le résident : "Bonjour voisin" (Jwan Zero)

27 juillet 2012

Bonjour ma chère amie.

Damas a beaucoup changé ces dernières semaines. On ne saurait affirmer qu’il y reste un seul endroit sûr. N’importe quel secteur, n’importe quel quartier ou n’importe quelle rue est désormais susceptible d’abriter des snipers, de devenir subitement un théâtre d’affrontements ou d’être envahi par les moukhabarat et les chabbiha.

La ville est triste, découpée par les barrages, et assoiffée en ce mois de Ramadan encore plus chaud que les autres années.

Les Damascènes, qui se sont rendus célèbres par des proverbes tels que : « Quand viendra le déluge, grimpe sur les épaules de ton fils », ou bien : « Celui qui épouse ma mère devient mon oncle », ou encore : « Quand tu vois un aveugle, dis-toi que Dieu l’a créé ainsi… et que tu n’es pas plus généreux que lui », ces mêmes Damascènes parlent aujourd’hui sans peur des chabbiha qui pillent leurs maisons et celles de leurs proches, et des officiers corrompus qui les rackettent aux barrages. Ils parlent des maisons vandalisées, de leurs habitants déplacés, de leurs proches tués à Madhamiyé, Daraya, Qadam, Midan, el Hâmeh, Qoudsaya… et la liste s’allonge chaque jour un peu plus.

Mais ce dont ils parlent plus que tout, ce sont des innombrables barrages sécuritaires dressés dans les rues, des humiliations qu’ils subissent et de l’agressivité des soldats. Un trajet qui, il y a quelques mois, avec les embouteillages en ville, prenait environ une demi-heure, prend ces jours-ci deux ou trois heures, voire une demi-journée.

Un ami m’a raconté que, il y a quelques jours, il a dû arrêter sa voiture à un barrage, en plein midi, à l’une des portes de Damas. Le soldat n’avait même pas vingt ans. D’une main il tenait une kalachnikov, et de l’autre, il faisait signe aux voitures de s’arrêter. Il refusait de les laisser passer. Il criait aux gens qui étaient dedans : « Sales suppôts de ‘Ar‘our ! Bande de lâches ! Je vais vous éduquer, moi ! » Il demandait la carte d’identité d’un conducteur et il l’examinait longuement. Puis il s’écriait à nouveau : « Je vais vous éduquer, moi ! Suppôts de ‘Ar‘our ! Salafistes ! » Les hommes, qui transpiraient en ce jour de Ramadan si long et si chaud, étaient excédés par ce gamin sectaire… et armé.

Mon ami était sur le point de sortir de ses gonds, et les autres aussi, mais le fusil du soldat, prêt à tirer, et celui du sniper tout proche, adossé à la barricade de ciment, leur ont fait comprendre que toute réaction serait suicidaire.

Il raconte qu’au bout d’une longue demi-heure, une vieille femme a élevé la voix : « Dieu te garde, mon fils, je suis très fatiguée… Par ta jeunesse, laisse-nous passer… »

Alors il a crié, faisant signe à la voiture qui était en tête de démarrer : « Bon, pour elle je vous laisse passer. Mais je jure que je vous dresserai ! Suppôts de ‘Ar‘our ! Sales chiens ! Vous voulez établir un émirat salafiste ? Je vous piétinerai le crâne un par un ! »

Un tel spectacle suffit pour qu’un grand nombre de gens abandonnent leur neutralité. Que dire alors de toutes les scènes identiques qui se déroulent à Damas et dans les autres villes…?

Une question, les amis… Qui sait où est enterrée l’Organisation des Droits de l’Homme. On voudrait juste aller présenter nos condoléances (Qoudsaya, 15.07.2012)

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28 juillet 2012

Voilà un certain temps déjà que je pense écrire sur un thème qui est devenu notre lot quotidien : le confessionnalisme. Je ne peux pas te faire vraiment comprendre ce que je vis sans t’écrire quelques mots sur ce sujet. Et puisque aborder ce thème requiert une grande audace, que je ne possède peut-être pas, je vais essayer de te rapporter quelques unes des scènes dont j’ai été le témoin, sans chercher à les interpréter ou les analyser. Tu m’excuseras de ne mentionner ici ni le nom des lieux, ni celui des gens.

Comme tu le sais, j’habite à la jonction de deux zones qui se livrent une guerre féroce. L’une d’elles est une zone révolutionnaire, tenue par les hommes de l’Armée Libre, et l’autre une zone de partisans du régime, gardée de tous côtés par l’armée régulière, les chabbiha, et ce qu’on appelle les « comités populaires ».

Je suis terrifiée à l’idée que chaque partie puisse imaginer que je soutiens l’autre. Je redoute d’être victime d’une vengeance, en raison de ma simple appartenance communautaire. Tu ne peux pas savoir comme je souffre d’habiter ici depuis un an et demi.

Ma maison est dans la rue qui sépare les deux camps. Tout ce qui se passe autour de moi aujourd’hui résulte de cette extravagante disposition géographique, et de la lutte confessionnelle qu’a engendrée la violence de la répression.

Jusqu’à une date récente, cette rue se caractérisait par une grande diversité : une famille druze, une famille chiite, une famille sunnite… même si le quartier était majoritairement alaouite.

Il y a quelques mois, notre voisine damascène est partie… Elle était reconnaissable à son manteau et à son voile élégant. Elle a commencé à avoir peur de ses voisins. Elle a rassemblé ses affaires et elle a pris la poudre d’escampette. Il ne s’était pas écoulé une journée après son départ qu’un minibus dont la plaque minéralogique indiquait son appartenance au gouvernement s’est arrêté devant la porte de sa maison. Une famille très pauvre en est descendue, avec son mobilier… J’ai été terrifiée par le panneau vert du minibus, sur lequel on pouvait lire : « Forces de protection du régime ». A l’arrière du véhicule était inscrit dans une calligraphie de mauvaise qualité le slogan : « Partisans d’Assad, protecteurs de sa famille »…

La deuxième famille sunnite de la rue est celle de Oum Amro. Elle a acheté sa maison il y a deux ans. Tout le monde sait que son mari la bat, ne cesse de la répudier puis de la faire revenir. Ses deux fils sont « tout ce qu’elle a au monde », comme elle dit. Hier, au moment du repas que les jeûneurs prennent un peu avant l’aube, une patrouille de la sécurité a fait irruption chez elle, fouillé la maison et arrêté ses deux garçons.

Les voisins, qui travaillent pour la plupart dans les services de sécurité, sont venus avec leur famille pour la consoler…

Rim, une de ses voisines, ne se lasse pas de raconter ce qui s’est passé : « Je suis vraiment triste pour elle… Mais qu’est-ce que j’ai eu peur, hier ! J’ai entendu du bruit au beau milieu de la nuit. J’ai pensé que c’était Oum Amro qui se disputait avec son mari, comme d’habitude. J’ai ouvert la porte, et j’ai vu des hommes en armes ! Je leur ai demandé : « Qui êtes-vous ? » Ils m’ont répondu qu’ils étaient des agents de la sécurité. Ouf ! Ça m’a rassurée… Ils m’ont demandé qui on était. J’ai dit : « Nous, on est de Jablé, de tel village ». Quand ils ont entendu que mon mari travaille dans la garde présidentielle, ils m’ont expliqué : « On ne vient pas pour vous. On vient pour fouiller la maison de vos voisins. On nous a informés qu’ils avaient des armes ».

Elle continue son récit, prenant plaisir à mentionner tous les détails : « Ils ont fouillé la maison, et ils n’ont rien trouvé. Mais ils ont quand même arrêté les deux garçons. Oum Amro a éclaté en sanglots… Tout ça lui a fait monter la tension… Mon Dieu, c’était un spectacle à briser le cœur… » conclût-elle.

« Comme c’est dommage, son mari veut vendre la maison… », ajoute une autre. Une troisième demande, sans la moindre compassion : « Et il en veut combien ? »

Oui, Abou Amro va vendre la maison.

Demain, quelqu’un dira peut-être à la sécurité qu’il y a des armes chez moi, et un peu plus tard, mon mari décidera à son tour de vendre la maison…

Le quartier deviendra un îlot alaouite entouré de barricades en sacs de sable, gardées par des jeunes gens armés. Le cœur de ses habitants se remplira de peur.

Plus la peur viscérale augmente, plus l’idée qu’on se fait de la patrie s’estompe. Quel avenir attend la Syrie ? Moi aussi j’ai peur.

(Kafr Nabel, 03.08.2012)

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1er août 2012

Aujourd’hui, 1er août 2012, mon amie Rula m’a téléphoné de Jdaydet ‘Artouz. L’histoire de Rula est très significative. Je te la raconterai un jour. Elle a dû quitter Bab Tadmor, à Homs. Elle s’est d’abord installée à Berzeh, à Damas. Puis elle a fini par se fixer dans la banlieue, à Jdaydet ‘Artouz.

Aujourd’hui, donc, je l’ai eue en pleurs au téléphone. « Ils ont tambouriné à la porte à sept heures du matin. Quand mon mari leur a ouvert, ils l’ont jeté au sol et se sont rués vers les chambres, leurs kalachnikovs braquées sur nous. Ils demandaient : « Où sont les jeunes ? » Mon mari leur a répondu : « On n’a pas de garçons. On a seulement deux petites filles qui dorment dans la chambre ». Ils ont pénétré dans la pièce en en poussant violemment la porte. La plus petite s’est réveillée. Comme tu sais, elle ne s’est pas encore remise de ce qu’elle a vu à Homs. Dieu merci, la plus grande a le sommeil lourd. Ils ont fouillé chaque recoin de la maison. Ils ont manipulé nos vêtements, nos objets personnels. Ils ont saccagé nos réserves de nourriture, mélangé la confiture avec les olives…

A la fin, l’officier a demandé la carte d’identité de mon mari. « Tu es de Massyaf…  » s’est-il alors exclamé. Après avoir demandé des détails sur son origine, sa famille et son village, il est sorti de l’appartement avec ses hommes en se confondant en excuses : « Ne nous en veut pas…! »

Mon mari a fermé la porte derrière eux en maudissant le jour où il est né alaouite.

Ils ont ensuite envahi les autres appartements de l’immeuble, puis les immeubles voisins, posant toujours la même question : « Où sont les jeunes ? » Ils ont finalement emmené avec eux un garçon de treize ans… Par l’œilleton de la porte d’entrée, je les ai vus le tirer derrière eux. Sa mère s’accrochait à lui et se laissait tomber par terre. Ils nous ont obligés à fermer nos portes et nos volets. « On va vous arracher les yeux si vous regardez par les fenêtres », criaient-ils. Les pleurs des enfants et les gémissements des femmes s’élevaient des maisons. Quelle humiliation pour les hommes, incapables de protéger leur progéniture ! Jusqu’à onze heures du matin, on est resté sans pouvoir ni bouger, ni ouvrir les fenêtres, ni même parler. On ne savait pas ce qui se passait à l’extérieur, ni ce qu’ils faisaient aux jeunes.

Vers cinq heures du soir, les chars qui avaient encerclé le quartier avant la rafle se sont retirés. En les entendant partir, les gens ont commencé à sortir de chez eux. Ils se sont dirigés vers les jardins voisins dans l’espoir de connaître le sort de leurs enfants.

Si tu savais ce qui est arrivé ! Je l’ai vu de mes yeux. Ils retiraient les cadavres des vergers, et ils les alignaient les uns à côté des autres sur le trottoir. Ils avaient été égorgés au couteau… Si tu les avais vus. Des jeunes dans la fleur de l’âge… Que c’est dur à décrire ! Je suis passée à côté des mères qui sanglotaient. Si tu avais entendu leurs pleurs et leurs mots… S’il y avait vraiment un Dieu et qu’il entendait leurs prières, la main du tyran aurait été paralysée sur le champ… Je suis à bout. Je n’en peux plus ».

Elle s’est tue un instant, puis elle a ajouté, comme si cela lui revenait subitement à l’esprit : « Ils ont coupé l’électricité depuis ce matin. On est encerclé. On ne peut pas sortir de la ville. On n’a rien à manger. On a besoin de nourriture. Il faut que vous nous en fassiez parvenir. Il faut que vous sachiez que les habitants de Jdaydet Artouz ont enterré aujourd’hui cinquante jeunes gens, dont vingt-sept de la seule famille Biqa’i. Ils les ont enterrés dans une fosse commune et ils les ont pleurés en silence »…

« On a besoin de patience, et de vos envois de nourriture. Il y a des enfants qui ont faim. Il y a… » Elle n’arrivait plus à parler. Moi, à l’autre bout du fil, je ne savais que dire. Quand je l’ai entendue pleurer, je ne suis parvenue qu’à prononcer ces quelques mots : « Fais attention, mon amie, prend garde à toi…

 » Sur la faucheuse : « La communauté internationale ». Sur les panneaux : « Massacre de Qamichli, de Deirezzour, de Houla, de Treimseh, de Douma… » (Amouda, 13.07.2012)

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4 août 2012

Mon oncle Abou Hassan a dû abandonner son appartement, dans le quartier de Tadamoun, il y a une semaine, quand la situation a empiré et que les obus de l’armée ont commencé à s’abattre au hasard sur les maisons.

Il raconte sa sortie du quartier comme s’il s’agissait d’un film d’aventure. Au village, où il loge désormais chez des parents à lui, il suit les nouvelles de Tadamoun, du camp palestinien et de Dif el Chawk. Il scrute l’écran, espérant toujours que son appartement, « acquis à la sueur de son front », ne figure pas parmi les habitations détruites. Mais il répète souvent qu’en revanche, si l’Armée Syrienne Libre parvient à garder le quartier et que le régime tombe, il ne sera plus inquiet pour sa maison.

La plupart des membres de sa famille sont des partisans du régime. Il y a même parmi eux quelques chabbiha. Comme il n’est pas du genre à taire ce qu’il pense, ils lui ont tourné le dos. Il n’est plus le bienvenu chez eux.

Sa fille m’a raconté qu’il a reçu un coup de téléphone, ce matin. Quand la conversation s‘est achevée, il est apparu le visage sombre et attristé. Je l’ai donc invité à passer boire un café. Il m’a rapporté que l’homme qui lui avait téléphoné était un parent à lui. Il travaillait avec les agents de la sécurité auxquels il indiquait les maisons des activistes du quartier. Il voulait l’informer que les soldats de l’armée avaient envahi Tadamoun, le jour même. Ils avaient fouillé les maisons. Ils étaient entrés chez tous les voisins, à la recherche des jeunes gens. L’homme avait ajouté qu’il ne les avait pas laissés casser la porte de sa maison pour la fouiller comme les autres. Il leur avait dit que son propriétaire était « un bon citoyen ».

« Ah, si seulement ils avaient pu casser la porte et fouiller ma maison comme les autres… » s’est lamenté mon oncle à la fin de son récit. « Au moins, je ne serais pas redevable à Jamil, ce type que je méprise. Et mes voisins ne me considèreraient pas comme un ennemi… A leurs yeux, je suis certainement devenu « un druze partisan du régime »…

– « Tu as peur d’eux ? » lui demandai-je.

– « Quand ils verront leurs maisons détruites et pillées, et la mienne sans une égratignure, qui pourra les empêcher de penser que je suis du côté de ce chabbihqui m’apporte son soutien ? Et comment leur expliquerai-je que mon identité druze m’a sauvé, tandis qu’on sait comment ils sont traités, eux… »

Il a conclu ses propos, comme à son habitude, en maudissant ce bas monde…

(A suivre)

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/08/10/lettres-de-syrie-12/