Lettres de Syrie (18) – Joumana Maarouf – présentées par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 17 janvier 2013

27 décembre 2012

Chère amie, bonjour !

Aujourd’hui, j’ai perdu deux heures à attendre l’autobus pour rentrer chez moi. Avec des centaines d’autres personnes, j’attendais au « Pont du Président », tête de ligne des bus pour la banlieue. De temps en temps, des petits véhicules et des voitures privées s’arrêtaient devant nous. Tout le monde se précipitait pour y monter. Des disputes éclataient. Certains en venaient presque aux mains. Le conducteur se tournait alors vers ses passagers et il énonçait placidement : « Le prix de la course, c’est 200 livres par personne ». Beaucoup abandonnaient aussitôt, proférant des insultes contre lui et contre les profiteurs qui tirent parti des circonstances pour augmenter leurs prix. Peut-être t’en souviens-tu : en temps ordinaire, le tarif de ce trajet ne dépasse pas les 10 livres…

En regardant autour de moi, j’ai vu beaucoup de gens assis sur le bord du trottoir. Je me suis assise moi aussi. Il y avait à côté de moi deux adolescents. Ils parlaient de leurs amis :

– Ils ont tous quitté Qoudsaya… Ils sont partis quand les « feux d’artifices » ont commencé…

– Oui, je vois ce que tu veux dire. Si tu veux mon avis, ils ont eu raison…

– Tiens, je vais te raconter ce qui nous est arrivé hier. Je suis allé avec mon père au centre de conscription de l’armée, à Harasta. Il y avait plein de monde. Tous les hommes qui étaient là voulaient obtenir un report de service militaire pour leurs enfants. Quand mon tour est arrivé, le bâtiment a commencé à être bombardé. Il a été atteint par des balles. Le colonel commandant le centre est aussitôt monté dans sa voiture et il s’est enfui ! Quel lâche, ce type ! Il a laissé là tout le monde : les gens, les employés, les soldats… Personne ne savait quoi faire. On s’est caché sous les tables. Je te le jure, on a vu la mort de près… Croyant qu’on allait mourir, j’ai sorti un paquet de cigarette et je l’ai tendu à mon père : « Tiens, prends-en une ! »

Il a fait une tête que tu n’imaginerais pas. Il a dit :

– Quoi ? Tu fumes maintenant ? Et devant moi, ton père !

– Prends une cigarette, là maintenant, avant qu’on meure… Et si on survit et qu’on parvient à rentrer à la maison, tu n’auras qu’à me punir !

Le jeune homme a achevé son récit dans un éclat de rire.

– Et après ? Lui demanda l’autre.

– Après ? Les coups de feu se sont arrêtés pendant cinq minutes. On s’est précipité vers la voiture et mon père a écrasé l’accélérateur… Depuis, il n’a plus reparlé de l’histoire des cigarettes…

Soudain, on a entendu la sirène d’une ambulance qui venait de la place des Omeyyades. Tout le monde s’est tourné dans sa direction. Il y avait dans son sillage un convoi militaire, composé de trois bus de transports en commun, ceux-là mêmes que nous attendions pour rentrer chez nous… Ils étaient pleins de soldats qui brandissaient leurs fusils aux fenêtres, comme le font les vainqueurs au retour du front. La vue de la foule qui patientait sous le Pont du Président les a galvanisés plus encore. Ils se sont mis à crier : « Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout ! » Ne voyant aucune lueur de joie dans nos regards, ils ont hurlé encore plus fort, avec une insistance qui nous a effrayés : « Ba-char ! Ba-char ! Ba-char ! »

Leurs cris se sont engouffrés avec eux dans le centre-ville, aussitôt remplacés par le vrombissement des Mig traversant le ciel de Damas, et par le bruit du canon positionné sur les hauteurs du Qassioun dont les tirs intermittents s’entendent dans toute la banlieue.

« Nos maisons… Nos linceuls… » (Hekmat Daoud)

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28 décembre 2012

Bonjour…!

Aujourd’hui, un obus est tombé à moins de cent mètres de notre maison. Le bruit de l’explosion a été si fort que j’ai cru qu’il s’était abattu sur la maison voisine. J’ai couru pieds nus dans la rue. Mes petites filles y jouaient avec les enfants des voisins.

Cela fait trois jours que je dissimule à mon mari et à mes filles l’angoisse qui m’étreint. Nous n’avons nulle part où aller. Il n’y a plus aucun lieu sûr. C’est pour cela, uniquement, que je les avais autorisées à sortir dans la rue pour jouer avec les autres enfants. Pendant ce temps, mon mari discutait avec l’un de nos voisins. J’ai couru dans la rue en criant : « Mes filles ! Mes filles ! » Je me suis dirigée vers l’endroit où elles étaient censées jouer : il était plein de poussière et de fumée. On n’y voyait plus rien. Sous le coup de la frayeur, j’ai failli m’évanouir. Mais quelqu’un a crié : « Elles sont ici ! » Les voisins avaient fait rentrer tous les enfants dans la maison la plus proche. Je les ai ramenées chez nous. Pendant ce temps-là, mon mari s’était lancé à notre recherche. Quand on s’est retrouvés, on a tous éclaté en sanglots.

Comme la mort est devenue proche ! Bien plus que je ne l’aurais jamais imaginé…

Jeux d’enfants…

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3 janvier 2013

A nouveau, bonjour.

Je ne comprends pas comment j’ai pu oublier de répondre à tes vœux. Nous, les Syriens, nous nous disons ces jours-ci entre nous : « In châ’ Allah, l’année prochaine, on fera la fête le cœur léger… »

Parmi les Syriens, qui a fêté le Nouvel An cette année ? Beaucoup étaient six pieds sous terre. Beaucoup d’autres dans les prisons et les geôles. Beaucoup d’autres encore dans les abris glacés qu’ils étaient parvenus à trouver. Certains se trouvaient encore dans leurs maisons, qu’ils risquent d’être obligés d’abandonner bientôt, mais sans électricité ni communications. Seuls quelques chanceux ont célébré l’arrivée de l’année nouvelle. Ils ont passé la nuit à zapper d’une chaine de télévision à l’autre, d’un astrologue à l’autre. Ils voulaient les entendre annoncer que la crise allait se terminer et que la nouvelle année serait bonne… ou mauvaise. Ils voulaient les entendre prédire que tout cela allait finir, et que, dans quelques mois, interviendrait la délivrance…

Ma chère amie, l’espoir, c’est tout ce qui nous reste.

Comme le temps passe…

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7 janvier 2013

Aujourd’hui, c’est le deuxième jour après LE discours.

Les défectuosités du système d’évacuation ont transformé les rues de Damas en véritables marécages. Le bruit des missiles s’entend aux quatre coins de la ville. Heureusement, les nuages et les pluies abondantes nous ont un peu soulagés du vrombissement des avions. Le froid transperce les os. Ni mazout, ni électricité, ni gaz, ni rien du tout.

Malgré tout, je me range encore dans la catégorie des chanceuses. Je pense à Oum Basel, une réfugiée en provenance d’Alep. Elle habite un appartement sans enduit, sans portes ni fenêtres. Elle suspend des tissus pour faire office de portes, et elle se sert de plastique transparent pour remplacer les fenêtres. Hier, je lui ai rendu visite. Je lui ai apporté quelques vêtements pour Jalal, son fils de vingt-quatre ans. Il est handicapé. J’ai dit à sa mère que je souhaitais le voir. Elle m’a emmenée dans un coin de la cuisine, proche des toilettes. A côté de Jalal, une ouverture dans le mur laissait l’air froid s’engouffrer dans la pièce. Le jeune homme était assis sur un matelas que sa mère avait enveloppé de plastique pour ne pas le laver sans arrêt, car le jeune homme urine dans ses vêtements. Il faisait face à l’ouverture du mur, la tête penchée vers ses mains. Il regardait attentivement ses paumes, mettait la main gauche dans la main droite, puis la main droite dans la main gauche, et ainsi de suite, comme si c’était l’unique jeu qui le distrayait. Il regardait ses mains comme si elles constituaient tout son univers. Ses ongles étaient longs.

« Jalal, mon chéri, regarde la dame. Dis-lui merci. Souhaite-lui beaucoup de bonnes choses. Prie Dieu de veiller sur ses enfants »… disait sa mère. Mais Jalal était totalement absorbé par ses mains. Il me jeta un bref regard, puis dirigea de nouveaux ses yeux sur elles. Un court instant, j’ai failli m’emporter contre cette pauvre femme. Pourquoi voulait-elle qu’il me remercie ? Pourquoi lui imposer un tel fardeau ? Comme nous sommes durs !

Jalal n’a pas écouté le discours du président, hier. Comme beaucoup d’autres, il n’a pas compris ce qu’il voulait dire. En fait, Jalal aime l’Armée Libre. Il dit à tous les gens qu’il aime : « Tu es de l’Armée Libre ». Tout simplement parce qu’un jeune de l’Armée Libre l’a porté sur une longue distance, et que d’autres ont aidé sa mère à s’enfuir quand les obus du régime ont commencé à tomber sur eux.

Jalal ne sait pas ce que signifie que des hommes et des femmes puissent hurler dans un opéra : « Chabbiha pour l’éternité, pour tes beaux yeux, ô Assad ! » Il ne sait même pas ce qu’est un opéra. Il ne sait pas à quel point le président a encore allongé la liste de nos accablements et celle de ses abjections en choisissant précisément cet endroit pour prononcer son discours, et en laissant ses chabbiha scander leurs slogans contraires à toute culture, à toute civilisation et à toute morale. Mais Jalal sait ce que veut dire « chabbiha », et il affuble de ce nom toute personne mauvaise.

Jalal a un esprit d’enfant et un cœur d’ange. Je l’imagine maintenant, dans ce froid terrible, installé devant l’ouverture du mur, dans cette cuisine désolée, en train de contempler ses paumes et ses ongles. Il se réfugie en imagination dans un autre monde, plus tendre avec lui et avec ceux qui lui ressemblent… Un monde bien plus miséricordieux que le nôtre.

Abandon… (Walid al Masri)

(A suivre)

 

L’auteur des « Lettre de Syrie »

Joumana Maarouf
prie ses lecteurs d’excuser son long silence.
Elle a été débordée de travail et accablée de soucis.
Comme ses voisins, elle a aussi souffert des pénuries d’électricité
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source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/01/17/lettres-de-syrie-18/

date : 17/01/2013