Lettres de Syrie (21) – par Joumana Maarouf

Article  •  Publié sur Souria Houria le 22 avril 2013

25 mars 2013

Bien chère amie, bonjour.

Le microbus en provenance de Jdaydet Artouz venait de dépasser le quartier de Somariyeh. Une vieille femme baissa alors la vitre, passa un bras à l’extérieur et se mit à l’agiter comme si elle faisait signe à quelqu’un. Elle avait pris place sur la banquette de droite, tout au fond du service. Elle avait atteint la soixantaine, ou peut-être plus. Ses pommettes arrondies auraient dissimulé les quelques rides profondes que portait son visage si la lumière du soleil matinal, entrant par la fenêtre du véhicule, ne les avait fait ressortir. Elle était intégralement vêtue de noir, à l’exception d’un voile blanc, à la manière des femmes de Daraya.

Depuis le départ, elle s’était contentée d’égrener son chapelet, en marmonnant des « Bismillah » auxquels personne n’avait prêté attention. Mais, à peine Daraya en vue au loin, elle avait baissé la vitre et commencé à agiter la main. La ville émergeait peu à peu, ceinturée d’immeubles. Des colonnes de fumée s’en élevaient, formant un vaste nuage gris au-dessus des habitations.

« Ya heyf Daraya ! Ya heyf Daraya ! Ya Heyf…  » (Hélas, Daraya…)

Tous les passagers se retournèrent vers cette voix qui paraissait venir d’infiniment loin.

« Je suis venue te demander où sont ceux que j’aime.
Mais c’est toi qui me demande où sont les absents »…

Elle pleurait à chaudes larmes. Mais elle n’en continuait pas moins de parler :

« Je t’ai apporté une plante de Sarouja…
J’ai planté chez toi un abricotier, un olivier,
des roses de toutes les variétés et de toutes les couleurs…
Avec toi, ma maison, je n’ai jamais eu besoin de personne.
Tu me protégeais, tu me donnais à manger et à boire.
Toi notre maison, toi notre maison »…

Plus la voiture s’approchait de la ville, plus elle semblait déconnectée de ce qui l’entourait. Elle passa son autre bras par la fenêtre et se mit à agiter les deux mains à l’extérieur. Les autres passagers restaient silencieux, comme accablés.

Si tu avais vu le visage des hommes à cet instant, tu aurais compris ce que signifie littéralement le mot « amertume ». Certains avaient les pupilles figées. D’autres détournaient la tête pour que personne ne puisse les voir pleurer.

« Garde courage », dit l’un.
« Prends patience, Dieu nous aidera », dit un autre.
Un troisième parla aussi. Mais la vieille femme n’écoutait pas. Elle faisait signe des deux mains. Elle parlait d’une voix que seuls interrompaient ses sanglots et ses soupirs, une voix qui s’amplifiait à mesure que le microbus roulait vers la ville.

Elle a poursuivi sa déploration et continué à agiter les bras longtemps après la disparition de Daraya derrière les hauts immeubles du quartier de Mezzeh. Négligeant son chapelet bleu qui avait glissé sur le sol, la vieille femme restait lointaine et indifférente à tout, enfermée dans une solitude absolue.

« Daraya, fiancée de la Révolution,
le montant de ta dot s’est avéré considérable »
(Qamichli, Union des Coordinations
de la Jeunesse Kurde de Syrie)

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27 mars 2013

Chère amie…

Si cela a été le cas un jour, la situation qui est la nôtre ne nous fait plus rire du tout. Elle n’a rien à voir avec un roman feuilleton dont les épisodes attireraient les journalistes, les amoureux de suspens et les « envoyés spéciaux » amateurs dans mon genre… Non, chère amie, notre situation est devenue tout simplement atroce, cruelle à en être insupportable. Tous les jours je me demande : « Peut-être n’est-ce qu’un cauchemar dont on va se réveiller ». Ah, si seulement cela pouvait n’être qu’un cauchemar !

Hier, une pluie d’obus s’est abattue sur Damas. L’un d’eux a atteint notre voiture. Elle a été intégralement carbonisée. Cette voiture qui nous avait coûté tant d’efforts s’est consumée sous nos yeux en quelques minutes.

Le jour précédent, mon mari avait fait la queue à une station d’essence pour faire le plein. Il y avait passé quatre heures et il avait dépensé un tiers de son salaire. C’est ce qui a malheureusement accéléré l’incendie de la voiture, transformée en un bref moment en un tas de ferraille.

Ce jour-là, mon mari était rentré tard à la maison. Il s’était plaint du comportement des « Comités populaires », constitués à la demande du gouvernement pour remplacer la police et assister la municipalité à Damas. Chaque fois qu’on faisait la queue dans une station essence, j’avais peur qu’un missile tiré à l’aveuglette nous tombe dessus et que tout s’embrase. On avait heureusement échappé à cette calamité. Mais en revanche, on avait dû supporter en silence les insultes des hommes en armes qui organisent la distribution et qui traitent les automobilistes comme bon leur semble.

Si à quelque chose malheur est bon, nous sommes au moins débarrassés maintenant des soucis provoqués par la pénurie et par le prix des carburants. On en surveillait chaque jour la hausse… Certes, mais beaucoup d’autres problèmes nous attendent désormais, ma famille et moi-même. Les bus sont rares. Et il est dangereux de marcher dans les rues de Damas, où se sont multipliés mendiants, voleurs, bandes armées et chabbiha.

Il nous faudrait vivre une deuxième existence pour pouvoir acheter à nouveau une voiture…

Tu te demandes sans doute comment je peux me permettre de parler ainsi, alors que je vois les gens autour de moi perdre leurs enfants et fuir leurs maisons qu’on détruit sous leurs yeux ?

J’ai honte de me lamenter pour une voiture.

Mais après tout, c’est humain non ?

Dessin de Rim Al Jundi

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6 avril 2013

Oum Ala m’a demandé si j’approuvais l’idée qu’elle avait eue avec d’autres femmes d’aller manifester quelque part à Damas en faveur de leurs enfants prisonniers. Elle m’a expliqué :

– On rassemble toutes les mères de prisonniers. J’en connais des dizaines. On va à n’importe quel siège du gouvernement, et on fait entendre notre voix. Même si ce sont des « terroristes », comme ils disent, ce sont nos enfants. On veut savoir s’ils sont encore vivants. On veut leur dire : « Jugez-les. Emprisonnez-les à vie. Mais laissez-nous les voir ». Nous sommes leurs mères. Nos cœurs n’en peuvent plus. Qu’est-ce qui peut bien nous arriver ? On va à la «Réconciliation » (elle voulait parler du ministère de la Réconciliation nationale). Ou bien on va au ministère de l’Intérieur. Ou alors on va au Palais…

Je ne savais quoi répondre à Oum Ala : une rumeur d’origine inconnue lui était parvenue, selon laquelle son fils avait été tué en prison. Je lui ai raconté l’histoire des mères de détenus politiques, qui, à la fin des années quatre-vingt, avaient décidé de marcher jusqu’au Palais pour demander la libération de centaines de pacifistes de gauche, pour la plupart leurs fils et leurs filles. Que s’était-il passé ?

– On les a totalement empêchées de s’approcher. On les a chassées de façon humiliante. Et ça, c’était à l’époque du père, dont le pouvoir n’était pas en danger…

– Et après ?

– Après ? Elles ont été ravagées par mille maux. Elles ont souffert de tension et de diabète. Elles ont vieilli prématurément, à attendre en vain durant des années…

Oum Ala s’est tue quelques instants, puis elle a repris :

– On s’assiéra par terre en silence, on fera un sit-in. On est des vieilles femmes, on est presque toutes grand-mères. On mourra dans la rue devant les gens… Mais que le monde se rende compte enfin qu’on existe !

Je lui ai parlé des manifestations de femmes à Douma, Daraya et Jdaydet Artouz. Je lui ai rappelé les grands rassemblements entièrement pacifiques. Je lui ai remis en mémoire la campagne « Arrêtez de tuer »… Je lui ai raconté notre rassemblement à Hariqa : ils nous étaient tombés dessus à coups de matraques, ne nous laissant même pas finir de réciter la Fatiha pour le repos des âmes des enfants martyrs de Houleh…

Le fils d’Oum Ala a été arrêté il y a un mois. Précédemment, son neveu et son beau-fils avaient été tués sous la torture. Comme toutes les femmes de sa ville, elle est entrée récemment dans la révolution. Elle ne sait pas grand-chose des combats menés par la première et la deuxième génération des révolutionnaires. Mais elle tient à apprendre par elle-même.

Cette conversation avec Oum Ala, mon ancienne voisine, s’est déroulée il y a environ un mois. Son histoire a pris ensuite une autre tournure. J’y reviendrai dans ma prochaine lettre.

« Libérez les fleurs de notre Révolution »
(Femmes libres de Daraya, 18 juillet 2012)

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8 avril 2013

Bonjour chère amie.

Je voulais te rapporter aujourd’hui la suite de l’histoire d’Oum Ala, mais l’explosion qui s’est produite en milieu de journée, place Seb’a Bahrat, au coeur de Damas, m’a fait changer d’avis. Qu’à cela ne tienne ! Comme Chéhérazade, je reprendrai le fil de mon récit dans une prochaine lettre.

L’une de mes collègues, dans l’école où j’enseigne, est une « loyaliste » pure et dure. Elle parle avec une virulence digne des chabbiha. Mes autres collègues m’ont raconté que, aussitôt après l’explosion, elle était sortie de ses gonds. Elle avait insulté et maudit le président ! En colportant de l’une à l’autre cette nouvelle, il nous semblait que ce changement marquait un net progrès dans sa position.

Malheureusement, cette interprétation n’a pas tardé à se révéler erronée. C’était tout à fait le contraire : en réalité, si elle avait insulté le président, c’est uniquement parce qu’il s’abstenait, selon elle, d’utiliser tous les moyens à sa disposition contre les terroristes. Imitant son accent alaouite, l’une d’entre nous a répété mot pour mot ce qu’elle avait dit dans sa colère : « Ca suffit maintenant ! Qu’il les écrase, et qu’on en finisse ! Qu’il les rassemble tous sur une place, et qu’il les arrose avec de l’acide ! Qu’il les éradique ! Qu’est-ce qu’il attend ? Pourquoi n’utilise-t-il pas les bombes à fragmentation et les bombes à vide ? Pourquoi n’utilise-t-il pas les armes chimiques ? On n’en peut plus ! On en a marre ! »

La veille, mon voisin m’avait rapporté les propos d’un officier de l’armée régulière. Il lui avait dit :

– Le président manque à ses devoirs. Je lui ai dit que les terroristes, à Daraya par exemple, disposaient de tunnels. Or, on ne peut en venir à bout qu’en utilisant des bombes à vide. Mais il nous a répondu qu’on ne pouvait pas utiliser des armes prohibées. On ne devait pas violer le droit international…

Je lui avais répliqué :

– Parce que, si je comprends bien, le président n’a jamais violé jusqu’à maintenant aucun droit international…? Tuer des prisonniers sous la torture, exécuter des jeunes gens sans jugement, tirer des missiles balistiques sur des villes et des villages, tout cela ne contredit pas le droit international…?

Mais, comme le font ordinairement les loyalistes, il a nié tous ces faits en bloc, et il a réclamé des preuves.

Il n’y a pas que les loyalistes et les chabbiha pour revendiquer une utilisation massive de la force. La campagne bat désormais son plein sur les chaines de télévision locales. On reçoit même des SMS plaidant en ce sens sur nos téléphones portables. A ce propos, je veux te raconter une histoire dont beaucoup de gens ont été témoins.

Une demi-heure après la chute des obus sur Baramkeh, le 27 mars 2013, on a vu arriver deux présentatrices et quatre caméramans de quatre chaines de télévision différentes. Ils étaient accompagnés par des dizaines d’hommes en armes. La plupart d’entre eux ne portaient pas d’uniforme. On ne pouvait dire s’il s’agissait de soldats, d’agents de sécurité, de membres des comités populaires, de sportifs en baskets et survêtements… Ils étaient un mélange de tout cela. Les présentatrices ont commencé à interroger les gens. Elles les incitaient à mentionner les terroristes devant la caméra, à les insulter et à implorer l’armée d’en finir une fois pour toutes avec eux. Mais elles ne sont parvenues à convaincre personne de dire précisément ce qu’elles attendaient. Les hommes en armes qui les accompagnaient ont donc posé leurs fusils mitrailleurs à l’écart et entrepris de jouer ce rôle. Ils ont raconté le terrible évènement terroriste dont ils venaient d’être « témoins ». Ils ont pleuré. Ils ont hurlé en exhortant l’armée à utiliser l’intégralité de ses moyens…

Un adolescent qui passait par là n’a pu résister à la curiosité. Il s’est approché des caméramans. Puis – Dieu sait ce qui lui est passé par la tête… – il a fait un signe derrière l’un d’eux. Malheureusement un autre l’a vu et l’a apostrophé. Les hommes armés sont intervenus.

– Donne ton portable !

– Mais j’ai rien fait !

L’un d’eux avait à peine saisi le téléphone qu’il s’est écrié : « Et tu as dedans des choses interdites en plus… »

– Mais non, je n’ai rien ! a crié le gamin.

Quelques hommes, des employés chics en col blanc et cravate, ont tenté d’intervenir, haussant timidement la voix :

– Laissez-le. Il n’a rien fait.

– De quoi vous vous mêlez ? s’entendirent-il hurler en pleine figure.

– Et en plus tu as une arme ! beuglèrent-ils à l’enfant.

Ils lui relevèrent la chemise par-dessus la tête et en recouvrirent son visage. Sa poitrine maigre apparut. Il se mit à pleurer et à crier.

Si la télévision syrienne avait eu un peu de conscience, elle aurait filmé l’adolescent dénudé qu’ils accusaient d’avoir une arme. Elle aurait filmé les gardiens de l’ordre et de la sécurité en train de le passer à tabac. Si elle avait eu un peu de conscience, elle aurait filmé les visages des employés humiliés qui n’avaient pas pu protéger ce jeune garçon, et qui sont rentrés chez eux lourds d’amertume et d’impuissance. Elle aurait filmé quatre brutes tombant à coup de matraques sur le petit « terroriste », dont le seul méfait était d’avoir figuré deux oreilles d’âne avec ses doigts derrière la tête d’un caméraman.

Oui, mesdames et messieurs, tel est le prototype des « terroristes » que notre collègue veut asperger d’acide et que l’officier veut éradiquer à coup de bombes à vide. Ces armes devraient les anéantir totalement, sans qu’il reste d’eux le moindre souvenir, ni un seul témoin en mesure de dire qu’ils ont existé un jour…

En Syrie uniquement :
– un terroriste d’al-Qaïda (en haut)
– de nobles citoyens, pauvres innocents (en bas)

(A suivre)

Avec courage et lucidité,
Joumana Maarouf
continue de livrer à ses amis son 
témoignage personnel,
pages de la vie quotidienne 
d’une institutrice syrienne
et récits d’aventures de ses concitoyens,
dans un pays où la révolution rend légitime pour le régime
la prise en otage de toute une population.

Pour accéder aisément à ses lettre précédentes :
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source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/04/22/lettres-de-syrie-21/

date : 21/04/2013