Lettres de Syrie (27) – par Joumana Maarouf – présentée par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 9 mars 2014

Le 20 décembre 2013

A la porte du bureau d’Ali Haydar se pressent quotidiennement des centaines de personnes. Des femmes de tous âges se battent pour faire libérer qui un mari, qui un fils, qui un petit fils. D’autres cherchent à récupérer un cadavre pour l’enterrer dignement. D’autres encore viennent réceptionner les effets personnels qu’un proche avait sur lui lors de son arrestation… avant sa mort. On trouve aussi là de vieux messieurs. Ils s’appuient sur des petits enfants dont les pères ou les mères ont depuis des mois disparu. L’un d’entre eux fait ce constat : « Devant ce bureau on trouve toute la Syrie ». La majorité des visiteurs attestent que le ministre est un homme respectable et courtois. Il s’efforce de recevoir tout le monde et de compatir. Il octroie aux gens de l’espoir et des promesses à profusion.

« Celui qui se noie se raccroche à un fétu de paille ». C’est dans cet état d’esprit qu’Imane s’est présentée elle aussi à la porte de cet homme. Durant six heures, elle a attendu son tour. Elle lui a parlé de ses trois fils, arrêtés au domicile familial, et du papier qu’elle avait reçu pour l’informer qu’ils étaient morts en détention. Toutefois, ce jour-là, elle ne venait pas pour eux mais pour le quatrième, le seul qui lui restait. Il avait été arrêté aux condoléances de ses frères aînés. Depuis lors, elle n’avait reçu aucune nouvelle de lui. Elle a raconté au ministre qu’elle avait embrassé la chaussure de l’officier qui arrêtait son dernier fils. Elle l’avait imploré de le lui laisser, car il était tout ce qui lui restait. Mais l’officier l’avait ignorée avec une froideur extrême. Elle a rapporté que le ministre avait eu les larmes aux yeux en l’écoutant. Il lui avait promis de l’aider. Il l’avait enjointe de rédiger une demande adressée au ministre de la Réconciliation nationale, c’est-à-dire à lui-même, où elle reprendrait par écrit ce qu’elle venait de lui raconter. A compter de ce jour, Imane s’est rendue quotidiennement au ministère de la Réconciliation nationale. Elle reste plantée toute la journée devant le bureau du ministre. Chaque fois qu’il entre ou qu’il sort, elle lui demande : « Vous ne m’avez pas oubliée ? » Le ministre lui sourit, et son cœur se remplit d’espoir.

Tous les habitants de Doummar savent aujourd’hui que son dernier fils a été tué lui aussi. Il est mort le jour-même de son arrestation. Mais personne n’a encore osé lui dire la vérité. Elle continue donc à passer la moitié de ses journées à attendre le passage du ministre pour lui demander : « Vous ne m’avez pas oubliée ? » Et lui continue à hocher la tête et à sourire.

Un délégué du même ministère s’est arrêté à quelques mètres du point de contrôle de Sbineh. Il attendait Hassan Hassan. Des négociations avaient eu lieu. Il était censé le récupérer. La famille de Hassan avait entendu parler de l’initiative d’Ali Haydar. Il se proposait, au mois de septembre dernier, de négocier la libération des civils du camp palestinien du Yarmouk, toujours assiégé. D’autant que leur fils Hassan n’avait « pas de sang sur les mains ». Mais les appareils de sécurité n’ont que faire des ordres d’un ministre. Ils n’ont que faire d’un ministère nouvellement conçu pour assumer une fonction bien précise : la réconciliation. Hassan a été tué une semaine seulement après son arrestation. Sa famille n’a été informée de sa mort que le 17 décembre 2013.

Oum Wassim n’a jamais vu la vidéo qui montre Ali Haydar en train de féliciter Ali al-Kilani, responsable du massacre de Banias, pour ses « efforts patriotiques ». Ce jour-là, le ministre ne pensait pas du tout à la réconciliation… Oum Wassim est surnommée dans son quartier « la mère des révolutionnaires ». Elle a été arrêtée au début de l’année 2012. Elle a passé deux mois dans l’un des centres de détention des services de sécurité. Un mois après avoir été libérée, elle a appris qu’un autre service de renseignements la recherchait. Elle s’est réfugiée dans un secteur libéré de la vallée du Barada. Elle a vécu là-bas avec les jeunes de son quartier qui avaient rejoint l’armée libre. Ce séjour s’est prolongé. Il a exténué cette femme d’une soixantaine d’année, à la santé fragile. Elle s’est vue contrainte de demander à sa fille d’aller voir le ministre pour trouver une solution à son cas. Elle voulait rentrer chez elle. C’est ce qui s’est passé. Mais auparavant elle a dû accepter d’apparaître pour un entretien sur une chaîne de télévision syrienne. Un entretien dont elle a honte, ainsi que toute sa famille. Il a donné à penser aux jeunes révolutionnaires dont elle avait été si longtemps « la mère » qu’ils étaient devenus orphelins.

Si l’on demande aux milliers de Syriens ayant présenté des demandes au ministère de la Réconciliation nationale s’ils ont reçu des réponses positives, on ne trouvera personne pour déclarer que oui. Ils n’en vont pas moins continuer à passer leurs journées dans l’antichambre du ministre, tout simplement parce que, comme ils le disent : « Celui qui se noie se raccroche à un fétu de paille ». Même lorsque ce fétu est l’homme qui félicite l’assassin et qui sourit à la victime.

Libre (Mana Neyestani)Libre
(Mana Neyestani)

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26 janvier 2014

Bonjour !

Je n’étais pas retournée à Qoudsaya depuis des mois. La clameur des manifestants qui monte en ce moment de la place me donne l’impression de pouvoir remonter le temps. Cette clameur, je l’avais entendue auparavant… Mais quelque chose a changé. Sur les anciens slogans se sont greffés des chants religieux qui semblent venir des mosquées. Les graffitis sur les murs ont changé eux aussi. Ils appellent maintenant à prier et à obéir à Dieu. Les photos des nombreux martyrs du quartier ont recouvert les murs. Conformément aux conditions de la trêve instaurée après une récente invasion de l’armée, ces murs ont été recouverts de chaux. Elle dissimule les drapeaux et les habituels slogans de la révolution. A force de chercher, je parviens à distinguer le mot « liberté », dans un passage. Il est petit, mais bien lisible. Puis un deuxième, un troisième… Tu ne peux imaginer le sentiment de bonheur que m’ont procuré les quatre lettres de ce mot ! Un mot qui, jusqu’à maintenant, nous a déjà coûté des centaines de milliers de victimes…

Sur la place de Qoudsaya et dans ses rues, on croise une quantité d’enfants que les habitants des lieux appellent « les nouveaux venus ». Ce sont les déplacés du camp palestinien du Yarmouk. Ils sont sales et ils marchent pieds nus. Ils mendient quelques pièces ou proposent des chewing-gum bon marché. On leur donne un peu de monnaie sans même prendre ce qu’ils offrent en échange. On voit des adolescents qui attendent du travail. Ils se bousculent pour proposer leurs services à un homme qui arrive en voiture. Il doit déménager son lourd mobilier depuis un étage élevé. La concurrence ici aussi fait baisser les prix… On voit des hommes barbus, de plus en plus fanatiques. Ils détestent tout ce qui est différent.

Mais la clameur des manifestations a éveillé en moi un sentiment nouveau de sympathie à leur endroit. « Ce sont les seuls qui nous restent, vivants et en dehors des prisons », ai-je pensé. Tant qu’ils menaceront le régime, tant que le régime s’occupera d’eux, il n’aura pas le temps de s’intéresser à nous lesdits intellectuels, les amoureux des mots, les raconteurs d’histoires.

Qui a dit que l’extrémisme était comme les champignons, qui poussent partout où la pluie en tombant le décide ? L’extrémisme au contraire s’enracine dans l’oppression, la violence, l’injustice, la faim, l’impuissance… Tout cela se trouve en abondance dans la Syrie d’al-Assad.

Les anciens slogans : liberté, dégage, la mort et pas l'humiliation, le peuple syrien ne se laisse pas humilier... (Hani Abbas)Les anciens slogans : liberté, dégage, la mort et pas l’humiliation, le peuple syrien ne se laisse pas humilier…
(Hani Abbas)

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27 janvier 2014

Ma chère amie, bonsoir.

Peut-être t’es-tu demandée pourquoi je ne te parle plus de l’école et des discussions entre instituteurs qui s’y déroulaient naguère. Figure-toi que je me suis posé la même question. J’ai alors réalisé que j’étais devenue allergique à mon directeur et à certains de mes collègues chabbiha. Se prenant pour un officier de la sécurité, le premier fait régner une terreur quotidienne sur tout le personnel. J’ai parfois l’impression d’être dans un centre des services de renseignements et non dans une école. Hier, par exemple, le directeur a violemment pris à partie une enseignante : elle ne s’était pas levée lorsqu’il était entré dans la salle des professeurs !

Avec des collègues opposantes, nous échangeons à voix basse sur la situation du pays. Moins de deux minutes plus tard, une femme de ménage nous tourne déjà autour. Quand elles ne sont pas officiellement employées par les services de renseignements, la plupart des femmes de ménage travaillent aussi comme indics. Dans les institutions publiques, rien n’est plus simple ni plus répandu que d’écrire un rapport sur quelqu’un. Ajouter foi à ce rapport est encore plus facile. C’est donc un jeu d’enfant de se débarrasser d’un collègue gênant ou d’un concurrent. Les accusations sont toutes prêtes : aide ou soutien financier aux gangs terroristes ou à leurs familles, insulte au président ou à l’un de ses proches… Je te rappelle que le ministère de l’Education interdit formellement de parler politique dans les écoles.

Lorsque nous avons regagné l’établissement, à la rentrée scolaire, nous avons trouvé les murs couverts de drapeaux du régime. Ils encadraient le visage du président. Des photos de Bachar al-Assad ont été accrochées dans toutes les classes. Sur certaines images, on le voit avec son épouse et ses enfants. Depuis ce jour-là, j’ai vraiment commencé à avoir peur de parler. J’ai même l’impression que les mots que j’écris en ce moment vont être lus par mes collègues chabbiha, et qu’ils vont me passer à la moulinette.

De temps en temps, je me laisse malgré tout embarquer dans des débats lancés par les autres. Alors que nous évoquions un professeur de français récemment décédé d’une attaque cérébrale, la discussion s’est déplacée sur le terrain de la corruption de l’administration. Après avoir déploré son manque de respect, comme celui des élèves d’ailleurs, pour les enseignants, on en est venu à parler de l’épouse de notre ancien collègue. Opposante au régime, elle avait quitté la Syrie. Elle était même apparue sur les écrans de ces chaînes de télévision que l’on qualifie de « malveillantes ». Une institutrice a alors déclaré : « Avec une femme pareille, il n’est pas étonnant qu’il ait eu une attaque ! Elle n’a aucune pudeur. C’est elle qui a tué son mari ! »

Ce qui me pose problème, c’est que cette femme, entourée d’opposants, aurait fait un commentaire radicalement différent. Il m’importe peu au fond de savoir ce qu’elle pense. Mais, avec le temps, je constate que je ne supporte plus les gens de cette sorte. Les hypocrites me donnent des boutons.

J’ai abordé aujourd’hui le sujet de l’école pour te raconter ce que dit Khodr, professeur et chabbih notoire, de ce qui se passe sur l’autoroute de Deraa, à proximité du rond-point de Sahnaya. Des affrontements se déroulent là-bas depuis samedi. La route a été coupée, et le professeur Khodr a dû s’absenter quatre jours. Il s’est calé contre le dossier de sa chaise en arrangeant sa veste, comme s’il s’apprêtait à faire un discours, et il a déclaré : « Vous avez remarqué que le gouvernement est débile, qu’il ne comprend rien à rien ? S’il n’était pas aussi stupide, est-ce qu’il considérerait « ces gens-là » comme des êtres humains ? Est-ce qu’il leur aurait permis en plus de recevoir des aides ? Il aurait dû les exterminer dès le début. Un peuple pareil ne marche qu’à coups de bottes. Ce ne sont pas des hommes. Il faut les gazer à l’arme chimique ! » Les institutrices présentes hochaient la tête en signe d’assentiment. Peu de temps auparavant, la professeur de religion chrétienne me parlait de l’amour du prochain et de ses bonnes actions. Et maintenant, elle hochait la tête et elle approuvait !

J’ai dit à une collègue opposante, qui est toujours optimiste : « Je te parie que si Bachar al-Assad se présente aux élections présidentielles à Damas, il y fera le plein de voix. Non par amour pour lui, mais par servilité. Tout simplement parce que les gens se sont accoutumés au mensonge ».

Salut !

Eole (Tammam Azzam)Ecole
(Tammam Azzam)

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28 janvier 2014

Bonsoir…

Je voudrais revenir sur ce qui se passe à l’école. Personne n’y parle de « Genève 2 ». De toute façon, ils ne savent rien de « Genève 1 ». Surtout les loyalistes. Pour eux la chose est humiliante : « Qui sont ces traîtres d’opposants pour que de hautes personnalités du gouvernement s’adressent à eux ? Qui sont-ils pour que nos responsables s’asseyent à la même table et discutent avec eux ? Comment permet-on à ces terroristes de s’exprimer ? » J’ai entendu plein de commentaires de ce genre.

Comme tu le vois, plus le bain de sang se prolonge, plus l’acharnement et l’extrémisme progressent. On dit que les islamistes sont radicaux ? Ils ne sont pas les seuls. Tout le monde est devenu extrémiste et sectaire. Notre voisin est alaouite. C’est un homme bon. Mon mari se plaignait auprès de lui du sectarisme des alaouites de « l’armée de défense nationale ». Il s’agit, comme tu le sais, des milices loyalistes naguère dénommées « comités populaires ». Ils lui avaient interdit de passer par leur quartier parce que sa carte d’identité montrait qu’il était d’une confession différente de la leur. Notre voisin lui a répondu que les alaouites étaient eux-mêmes divisés en différentes branches, et que, dans certains villages de la côte, ils ne laissaient pas entrer les alaouites des autres appartenances…

Mon mari habite toujours dans notre maison de la banlieue. Il ne l’a pas quittée, de peur qu’elle soit pillée. Comme tu le sais, cette maison est située à la limite de deux quartiers ennemis. La haute barricade de terre et les balles du sniper embusqué sur la terrasse d’un immeuble proche sont les seuls indices qu’il s’agit là d’une frontière sensible. Il est interdit d’escalader la barricade. Avec le temps, les ordures s’y sont amoncelées. Mon mari ne peut pas non plus quitter le quartier par la direction opposée, car là-bas les chabbiha se sont radicalisés au point de considérer tout Syrien non-alaouite comme « un terroriste jusqu’à preuve du contraire ». Mon mari est sur le point d’en perdre la raison. Il est prisonnier de son quartier. Or, au risque de perdre son emploi, il doit en sortir chaque matin pour aller travailler.

Un jour nous allons tous devenir fous, ou avoir une attaque, comme beaucoup avant nous. En vérité, outre les victimes directes de la guerre, des dizaines d’hommes et de femmes meurent chaque jour sous les coups répétés de l’accablement et de la tension nerveuse.

Et pourtant, nous continuons à vivre.

(Yousef Abdelki)(Yousef Abdelki)

(A suivre)

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2014/03/04/lettres-de-syrie-27/

date : 04/03/2014