Lettres de Syrie (5) – Par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 16 mai 2012

"Al Assad fait sauter et Al Qaïda revendique" (Kafr Nubul occupé, 13.05.2012)

10 mai 2012

Bonsoir.

Mazen est entré dans la salle des professeurs en insultant les terroristes, les gangs armés, et même Dieu. Il était allé voir les traces de l’explosion dans le quartier d’Al Qazzaz. Je ne comprends pas comment les lieux des explosions deviennent à chaque fois, à peine quelques heures plus tard,  des destinations touristiques. Cela s’est produit partout : à Midan, à la place Tahrir, et maintenant à Al Qazzaz… Quiconque s’y rend peut voir des lambeaux humain. En général, ceux qui y vont sont des partisans du régime. Ils savent qu’ils sont les bienvenus sur toutes les places, même celles qui sont remplies de cadavres.

Mazen, le professeur d’éducation civique, a donc fait une entrée théâtrale dans la salle des professeurs, en déclarant, pour capter l’attention de tous : « Que leur Dieu aille en enfer ! Ce sont des chiens, des racailles ! C’était un spectacle horrible.. Des cadavres en plusieurs morceaux… carbonisés… des immeubles entiers détruits… deux-cent cadavres par terre… des blessés… Sans parler de ceux qui ont perdu un œil ou une oreille… Que leur Dieu aille en enfer » ! A chaque fois qu’il proférait ce blasphème, les professeurs d’éducation religieuse – et ils sont nombreux… – murmuraient des formules pieuses pour que Dieu leur pardonne d’entendre ce qu’ils entendaient.

Pour finir, il a dit avec une extrême violence, en serrant les dents : « Franchement, j’ai envie de mettre une ceinture d’explosifs et d’aller dans une manifestation pour les faire tous sauter… » Il s’est tu un instant, puis il a repris : « La Syrie compte vingt-trois millions d’habitants.. Qu’est-ce que ça peut faire s’il en meure douze ? »

Nous sommes sortis de la salle. Certains avaient la main sur le cœur, d’autres sur la bouche… Nous savions que nous faisions partie des douze millions.

« De la part des Syriens à ceux qui resteront : construisons une patrie et arrêtez ses crimes »

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12 mai 2012

Comment vas-tu ?

Noura habite dans un quartier dans lequel résident beaucoup de partisans du régime. Elle passe son temps à relater les discussions qui ont lieu entre son mari et ses amis, des chabbiha chevronnés et des agents de la sécurité.

Avec beaucoup de gentillesse, elle prévient ses amis : « Ne sortez pas tel jour. Ils disent qu’Al Qaïda va mener une grosse opération », ou bien : « Ils disent que, jeudi, il y aura une énorme explosion. Ils l’ont annoncée ». Quand elle dit « ils », elle pense évidemment à Al Qaïda, aux gangs armés ou aux manifestants, enfin à ceux que met dans le même sac le professeur Mazen dont je t’ai parlé hier.

Le plus fort est que, jeudi, l’explosion s’est réellement produite…!

Aujourd’hui, Noura a déclaré : « Ne sortez pas de chez vous mardi prochain. Al Qaïda a annoncé qu’il y aurait à Damas et à Alep, le 15 mai, des bains de sang ».

J’ai voulu t’écrire cela, car le mardi en question est tout proche. Si cela ce produit, on pourra dire sans crainte d’être démenties que le mari de Noura et ses amis sont des voyants.

« Al Assad fait sauter et Al Qaïda revendique » (Kafr Nubul occupé, 13.05.2012)

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14 mai 2012

Bonjour !

Beaucoup d’évènements se sont produits cette semaine à Damas. Le plus important a été l’attentat d’Al Qazzaz. Les Damascènes évoquent encore ceux qui se trouvaient par hasard sur les lieux, au moment de l’explosion, et qui ont perdu la vie. Ils parlent d’étudiants qui se rendaient à l’université, ou de pères et de mères qui allaient à leur travail, et qui ne sont pas revenus.

Le moins qu’on devrait dire, c’est qu’ils n’ont pas eu de chance. Or personne ne fait cette remarque. Ils disent simplement : « C’était leur destin. C’était ce que Dieu avait écrit pour eux ». Parfois, je me dis que, sans cette foi dans la destinée, la révolution n’aurait jamais pu durer tout ce temps, avec tous ces morts.

Je me souviens de la veuve d’un martyr. Il avait été tué lors d’une attaque de l’armée contre l’une des banlieues de Damas. Quand la jeune épouse a appris la nouvelle du décès de son mari, une de ses mains est restée paralysée. Le jour où je lui ai rendu visite, son sourire m’a étonnée. Elle me racontait combien ils s’aimaient. Elle disait qu’elle n’avait pas assez profité de sa présence, qu’ils n’avaient pas achevé leur deuxième année de mariage. Elle me parlait comme une jolie amoureuse, sortie de tendres histoires romantiques. A la fin de son récit, douloureux, elle m’a dit : « Tel est notre destin. C’est ce que Dieu a décidé pour nous. Chaque nuit, je le vois en rêve. Il est là-bas, au Paradis, et il m’en ouvre la porte ». Tout au long de la conversation, le sourire n’a pas quitté pas son visage, comme si elle ne voulait pas accabler celle qui l’écoutait. En ce moment, elle est peut-être en train de caliner son fils d’une main, oubliant son autre main paralysée. Peut-être est-elle en train de raconter les souvenirs de son bien aimé à quelqu’un d’autre, sans se départir de son sourire.

« L’être humain naîtra en nous »

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15 mai 2012

Salut !

Ce matin, Fadia nous a raconté de ce qui est arrivé hier soir sur la nouvelle route, entre Masaken al Haras et Qoudseya : « Un homme conduisait une grosse cylindrée à vive allure. Il ne s’est pas arrêté à un barrage de la sécurité. Les soldats l’ont alors visé à la tête et ils l’ont tué. Mon fils le suivait, dans sa voiture. Ils les a vus quand ils ont coupé la route ». Et elle a ajouté, bouleversée : « Ils l’ont extirpé de son véhicule, ils l’ont trainé par terre, et ils lui ont donné des coups de crosse sur la tête ».

« Mon Dieu, quelle injustice », s’est exclamée une enseignante.

Une autre enseignante, dont j’ai appris plus tard qu’elle était la femme d’un officier de la quatrième division, est entrée. Elle a demandé à Fadia de lui répéter son histoire. Fadia a repris son récit sans y changer un mot. Elle savait bien elle, qui était sa collègue. A la fin, cette dernière a demandé :

– Et qu’est-ce qu’il avait fait ?

– Ils ont cru qu’il y avait des explosifs dans sa voiture. Mais en fait il n’y avait rien.

– Et comment sais-tu qu’il n’y avait rien ?

– C’est ce qu’on raconte…

Et elle a jouté, comme par défi : « Ils ont eu des soupçons et ils l’ont tué. D’accord. Mais pourquoi le trainer par terre et le frapper à la tête alors qu’il est déjà mort ? Et ça, tout le monde l’a vu » !

L’autre a repris :

– Et pourquoi ne s’est-il pas arrêté au barrage ? Dans la période difficile que nous traversons, il FAUT tirer sur quiconque ne s’arrête pas à un barrage. Tu ne t’imagines pas comme ils ont dû avoir peur de lui, comme ils sont fatigués. Ils ne dorment pas la nuit, les pauvres…

Les autres ont hoché la tête en signe d’assentiment. Elle a ajouté :

– Quand quelqu’un n’a rien à se reprocher, il n’a pas peur. Il ne leur ouvre pas seulement le coffre de sa voiture. Il leur ouvre aussi la porte de sa maison pour qu’ils la fouillent ! Une fois, ils sont venus faire une perquisition chez moi. Ils se sont mis à regarder les tableaux. Ils m’ont posé des questions à leur sujet… Ils sont polis. Ils s’intéressent à l’art…

Les autres continuaient à hocher la tête. Mais, dès qu’elle a eu le dos tourné, elle se sont mises à l’insulter, elle, son mari, sa confession, pour arriver jusqu’à Israël, l’Amérique et le monde entier qui reste sans rien dire…

Je me dirigeais vers la salle des professeurs quand Souraya m’a barré la route. Souraya, c’est la femme de ménage. Elle habite Massaken al Harass.

– Vous avez vu ce qui s’est passé hier à Massaken ? Il y avait un type qui s’apprêtait à faire sauter quelque chose là-bas… Sa voiture était pleine d’explosifs. Hé oui, Madame. Quand les militaires s’en sont aperçus, ils ont voulu l’arrêter, et il s’est mis à leur tirer dessus. Il en a tué quatre. Mais l’un d’eux – que Dieu le protège ! – lui a mis une balle dans la tête. Le pauvre, il était bouleversé pour ses amis. Vous avez vu, Madame, vous avez vu ce que font les terroristes ? Que Dieu les maudisse…

« La liberté que nous voulons : dignité, justice, égalité, droit… Est-ce du terrorisme ? »

Les premières lettre de Joumana Maarouf sont accessibles ici (123 et 4)

Source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/05/16/lettres-de-syrie-5/