Lettres de Syrie (9) – sur le blog d’Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 30 juin 2012

17 juin 2012

Salut !

A Souweïda, beaucoup de gens montent sur le toit de leur maison le soir et tournent leurs regards vers l’ouest… Lorsque que le soleil se couche et disparaît au loin, des lumières semblent flamboyer sur les rochers du Lajat, comme des milliers de feux d’artifice. Mais aujourd’hui, ceux qui assistent à ce spectacle ne se réjouissent plus. Les lumières qu’ils aperçoivent, ce sont les traces des tirs de mortier et d’obus qui traquent des jeunes gens dans la fleur de l’âge pour les tuer.

« Dieu les garde », murmure une femme. « Mon Dieu, protège ces jeunes ! »

Elle ne parvient pas à préciser tout à fait de quels « jeunes » elle parle. En réalité, ses fils ne se sont pas engagés dans la révolution comme il l’aurait fallu pour être parmi les uns, mais ils ne défendent pas non plus le régime comme il l’aurait fallu pour être parmi les autres. Et pourtant, des cadavres de jeunes gens de Souweïda reviennent au pays dans des cercueils recouverts du drapeau à deux étoiles, ce qui signifie qu’ils sont morts en se battant pour le régime et non pas pour la dignité.

Beaucoup de gens contemplent les bombes qui tombent avec un bruit assourdissant sur le Lajat, vallée rocheuse qui s’étend entre Deraa et Souweïda. Un lieu associé dans leur mémoire à leurs ancêtres et aux actes d’héroïsme.

Là-bas, sur ces rochers, leur ancêtre Ibrahim el Hajari a défait la grande armée d’Ibrahim Pacha, il y a deux siècles. Là-bas, dans les grottes qu’ils connaissent si bien, les hommes de la montagne ont résisté, il y a moins d’un siècle, à l’occupant français, et ils l’ont vaincu.

Souweïda, d’où sont issus les deux tiers des martyrs syriens de l’indépendance, cette même Souweïda se tient aujourd’hui tranquille, terrorisée. Où sont partis ses jeunes gens ? La plupart d’entre eux ont émigré depuis bien longtemps pour gagner leur vie.

Mais ils racontent aussi que, peu avant le printemps syrien, le président est venu leur rendre visite. Il est entré dans les maisons de quelques familles, et on dit qu’il a avalé une petite bouchée de leur cuisine. Il a donné une somme aux paysans pauvres, et il est rentré dans son palais, laissant les gens simples s’extasier sur sa modestie, sa générosité, son amour des Druzes…

Les Druzes, qui sont moins d’un demi-million en Syrie, ont peur aujourd’hui. Peur que la violence du régime ne les atteigne s’ils élèvent la voix. Partout, ils sont témoins de ce qui se passe. La plupart de leurs enfants vont manifester dans les quartiers en révolte de Damas ou de Deraa, surtout les étudiants et les intellectuels. Les enfants d’émigrés n’ont pas oublié de régler leur contribution au changement, par les moyens appropriés. Quant à leurs femmes, elles s’expriment autrement.

Elles se sont rassemblées samedi soir sur la place du Flambeau. Elles portaient de grandes pancartes. Elles rappelaient aux gens que d’autres villes étaient assiégées et que là-bas des enfants mourraient. Aux pères et aux mères, elles rappelaient que les enfants de Houla, tremblants de peur, avaient fait dans leurs habits avant le massacre. Elles leur rappelaient que le silence aurait un coût exorbitant dans l’avenir mais que, s’ils prenaient maintenant la parole, cela ferait une grande différence.

Il n’est pas facile de participer à un rassemblement à Souweïda sans se faire tabasser par les chabbiha ou arrêter par les services de sécurité. Mais, de toute évidence, les chabbiha ont commencé à adopter un profil plus bas. Plusieurs indices le montrent. Ainsi, samedi, tandis que les femmes brandissaient leur pancarte comme à l’accoutumée, un jeune homme aux pieds nus, vêtu d’un large sarwal et d’un tricot de corps, est arrivé en courant. Il semblait avoir été brusquement réveillé de sa sieste. L’adolescent, comme devenu fou, courait d’une femme à l’autre pour déchirer les pancartes. Il répétait à voix haute et à toute vitesse : « Notre vie et notre sang, nous les donnons pour toi, Bachar ! » Puis il changeait de psalmodie, comme si un autre slogan ou un refrain plus chantant lui était venu à l’esprit : « Nous ne voulons que trois choses : Dieu, la Syrie, et toi ! »

Mais les femmes ont défendu leurs pancartes. Elles ont repoussé le jeune homme. Ils s’est dirigé vers les chabbiha, regroupés un peu plus loin, pour les inciter à attaquer les manifestantes. Or, dans la société fermée de Souweïda, où les traditions sont plus fortes que la loi, il est interdit de frapper une femme. Les chabbiha savaient que, s’ils prenaient se risque, ils auraient aussitôt tous les hommes contre eux, même ceux qui ne sont pas opposants. Ils n’ont donc pas osé.

Quant aux manifestantes qui avaient tenu bon et refusé de céder, elles se sont souvenues ce jour-là, plus que tous les autres jours, de leur aïeule Boustan Shelgin. Elle n’est pas mentionnée dans les livres d’Histoire, qui ne s’intéressent qu’aux hauts faits des hommes. Mais c’était une femme courageuse. La nuit, elle montait sur son cheval déguisée en homme pour apporter du pain et de l’eau aux révolutionnaires qui combattaient les Français.

Aujourd’hui, les femmes ne reculeront devant rien pour apporter leur soutien aux hommes dont l’héroïsme portera bientôt ses fruits : une patrie indépendante et libre.

« Le Lajat dans la révolution »

19 juin 2012

Bonjour,

Pour répondre à ta question concernant le départ des alaouites de Qoudsaya, qui est longtemps resté pour eux un quartier d’accueil, voici ce qu’eux-mêmes déclarent quand on les interroge :
– « Je suis à Tartous ».
– « J’ai loué une maison à Bab Touma ».
– « J’habite maintenant à Massaken », autrement dit dans les « immeubles » de la garde présidentielle.

Pourquoi sont-ils partis ? C’est une longue histoire. J’essayerai de t’en parler en détail dans une prochaine lettre.

Si on veut tenter d’échapper au discours d’embrigadement confessionnel, il faut chercher du côté des « couples mixtes ». Je pense à Samer. Je lui demande des nouvelles de son amoureuse, Rana. Il me répond qu’elle l’a quitté après l’avoir humilié. Elle lui a dit : « Quand je voudrai me marier, je chercherai un alaouite ! » Je pense à Tawfik, un jeune homme qui vient d’un village de la côte. Ce garçon n’a jamais eu de penchants confessionnels. Et voilà qu’on m’apprend qu’il est à l’hôpital : les gens de son village l’ont passé à tabac parce qu’il n’était pas de leur avis, et qu’il avait aidé des « terroristes ». Comme beaucoup d’autres avant lui, Tawfik va quitter son village fanatique pour Damas. Puis, comme beaucoup d’autres avant lui, je retrouverai un jour son nom sur une page Face Book où il insultera le régime et le confessionnalisme, mais de Beyrouth, du Caire, et peut-être de plus loin encore…

Ghiath habite dans l’un des villages qui entourent al Haffeh. Des gens originaires des lieux et d’autres bourgades alaouites sont allés assiéger cette ville, à l’instigation de personnalités aussi connues que l’artiste Bachar Ismael, dont la réputation dechabbih ne le cède en rien à sa célébrité de comédien. Il ne cessait de déclarer : « Personne n’a le droit de s’enquérir de ce que fait notre armée sacrée lorsqu’elle purifie la patrie des terroristes… Vous, valeureux habitants de Qardaha, ne laissez pas les observateurs internationaux entrer à al Haffeh ! Personne n’a le droit de demander de comptes à notre armée sacrée ! »

Pendant que des gens de son village et des membres de sa famille assiégeaient la ville détruite pour empêcher les femmes et les enfants d’en sortir, Ghiath et quelques-uns de ses amis évacuaient des familles en cachette.

On raconte qu’un homme a demandé à sa femme de quitter la maison pour aller rendre visite à sa famille. Il avait peur qu’elle informe les chabbiha de ses activités… En son absence, il a hébergé deux familles, deux femmes avec leurs enfants, afin qu’elles passent la nuit chez lui avant que, au matin, il trouve un moyen sûr pour leur permettre de quitter la région. Il a lui-même rapporté que, au moment où il voulait se retirer après leur avoir montré la maison dans laquelle elles allaient dormir, l’une des femmes lui a demandé à brûle pourpoint : « Tu es alaouite ? » Il a répondu que oui. A peine avait-il prononcé ce « oui » que les deux femmes, serrant leurs enfants contre elles, ont éclaté en sanglot et se sont mises à le supplier : « On n’a rien fait ! On n’a rien fait ! Ne nous fais pas de mal ! »

L’homme, qui avait passé dix ans dans les prisons du régime pour avoir appelé à la démocratie dans les années quatre-vingt, s’est lui aussi mis à pleurer. « Ce moment est le plus terrible que j’ai vécu de toute ma vie », a-t-il plus tard confié à un ami.

C’est ainsi que se multiplient les histoires de peur réciproque entre sunnites et alaouites. Et le fossé se creuse… J’aurai l’occasion d’y revenir…

"Le confessionnalisme est une infamie du régime. Evitez-le" (Les Femmes libres de Daraya et Souweïda, 17.06. 2012)

20 juin 2012

Chère amie, bonjour.

La carte démographique évolue à Damas à une allure folle. Les quartiers se transforment en véritables cantons confessionnels. Beaucoup de gens toutefois ne peuvent pas changer de maison. D’autres refusent de se soumettre à la nouvelle réalité que les circonstances imposent. Ils s’accrochent donc à leur foyer et à la mixité de leur quartier, jusqu’au jour où une nouvelle réalité vient imposer un ordre différent.

Te souviens-tu de notre amie Sahar ? Comme tu le sais, elle habite une zone d’habitat informel. Hier, elle m’a téléphoné. Elle m’a dit :

« Tous les soirs, on sort entre femmes et on boit du café pendant que les enfants jouent. Il est rare qu’on parle de politique. Pour les enfants, c’est pareil. Mais ces jours-ci, la tristesse et l’angoisse transparaissent sur les visages. Elles imprègnent les discussions. On parle des hommes qui empoisonnent nos nuits avec le bruit de leurs mitrailleuses. On souhaiterait qu’ils dorment et qu’ils nous soulagent de cette habitude qui tend à devenir quotidienne ».

Elle m’a raconté ce qui s’était passé quelques jours plus tôt :

« On était cinq femmes, de quatre confessions et de quatre régions différentes. On habite toutes dans un quartier informel parce qu’on n’a pas de quoi s’acheter une maison ailleurs. Aujourd’hui, on ne pourrait pas quitter nos maisons, même si elles nous tombaient sur la tête, parce qu’on n’a nulle part où aller ailleurs. On parlait de nos rêves, d’un avenir digne et sûr pour nos enfants… Mais d’un seul coup, on s’est mises à parler du président et de sa clique. Il y a quelques mois, tu le sais bien, il était impossible pour elles d’accepter l’idée que quelqu’un puisse ne pas vouloir de Bachar Al Assad. Ce soir, on a parlé de ce qui se passe. Des meurtres, des balles perdues, des enlèvements, des snipers… On a parlé des martyrs de l’armée, des martyrs des manifestations, des orphelins et des veuves qu’on ne compte plus… Et bien, tu ne vas pas me croire », a-t-elle conclu, « à la fin, quand on s’est interrogées sur la solution, on est toutes tombées d’accord pour dire : il faut qu’il s’en aille ».

"Nous sommes chrétiens depuis plus de 2 000 ans. Nous sommes musulmans depuis plus de 1 400 ans. Mais nous sommes Syriens depuis plus 10 000 ans" (Al Tall, 01.04. 2012)

Source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/06/27/lettres-de-syrie-9/

Date : 27/06/2012