L’intolérance du régime syrien à l’égard des chrétiens – par Dr. Nael GEORGES

Article  •  Publié sur Souria Houria le 25 mai 2012

Résumé :

L’avenir des chrétiens de la Syrie est obscur depuis le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011. Ils risquent l’élimination rapide en cas de guerre civile ou d’instabilité comme ce fut le cas en Irak, ou bien d’un retour au statut de dhimma[1] en islam en cas d’arrivée de fondamentalistes au pouvoir, ou enfin d’une intégration en cas de l’instauration d’une démocratie pluraliste. Les chrétiens syriens, à l’instar de leurs confrères musulmans, font l’objet, depuis le déclenchement de la révolution en mars 2011, de crimes contre l’humanité commis par le régime Assad[2]. Ainsi un nombre important de chrétiens ont été victimes de graves actes de torture, d’exécutions extra-judicaires, de disparitions forcées et de détentions arbitraires. L’oppression des chrétiens n’est pas récente mais cette  minorité a été bien affectée depuis l’arrivée du régime syrien au pouvoir.

Les chrétiens syriens en voie de disparition

Le nombre de chrétiens syriens ne cesse de baisser depuis l’arrivée de la famille Assad au pouvoir en 1970, rendant le risque de leur disparition plus important. Leur pourcentage est aujourd’hui étonnant puisqu’ils ne dépassent pas les 10% de la population, soit deux millions, alors qu’ils représentaient au moins 25% de la population dans les années soixante-dix.

Quant aux raisons, il s’agit tout d’abord de l’émigration en raison de la l’autoritarisme du régime, amenant à la dégradation des conditions politico-économiques dans le pays. Cet autoritarisme  avait de graves conséquences sur la situation des droits de l’homme tant pour les musulmans que pour chrétiens[3]. Ainsi une situation économique faible et de pauvreté chez les Syriens a été installé. L’émigration de chrétiens est aussi une voie pour échapper au service militaire qui dure des années.

La baisse du nombre des chrétiens provient aussi du taux de natalité qui est plus élevé chez les musulmans que chez les chrétiens, en raison de la nature de la religion. Celle-ci interdit à tout musulman la limitation de naissance et autorise la polygamie. Enfin, l’islamisation, en raison du système du pluralisme des statuts personnels, constitue l’une des principales raisons de la baisse croissante du nombre de chrétiens comme on le montrera dans le paragraphe suivant.

L’appareil juridico-législatif de Assad discrimine et islamise les chrétiens

Dans le souci de pousser les chrétiens à se convertir à l’islam, le législateur syrien s’est servi du système du pluralisme  juridico-législatif en matière de statut personnel. En vertu de ce système, les musulmans ont leur propre législation et juridictions ainsi que les chrétiens dans les affaires relatives au droit de la famille (mariage, divorce, garde d’enfant, testament, succession, etc). Ceci est à l’origine de certaines formes de discrimination et de violation du droit relatif à la liberté religieuse, notamment dans les affaires juridiques où un litiges concernant à la fois les chrétiens et les musulmans. Ainsi le témoignage d’un chrétien syrien n’est pas accepté devant les tribunaux musulmans « chariés ».

Ce système implique également une islamisation de chrétiens lorsque leur conversion à l’islam constitue une solution pour accéder à tous les droits de la citoyenneté, pour échapper aux dispositions abusives de législation chrétienne et enfin pour bénéficier de certains avantages de la loi musulmane.

Dans certaines communautés chrétiennes, le divorce n’est pas admis, celles-ci se basent sur l’Évangile qui dit : « Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint». De ce fait la conversion à l’islam est inévitable pour obtenir un jugement de divorce et pouvoir ensuite conclure un deuxième mariage.

Si l’homme se convertit à l’islam, même pendant le déroulement des procédures judiciaires avec sa femme, il peut être amené à répudier cette dernière. Si c’est la femme qui se convertit, le mariage est dissous en raison de l’interdiction du mariage entre une musulmane et un non-musulman[4]. L’époux chrétien dans un tel cas peut se convertir à l’islam pour contraindre sa femme à rester dans la maison conjugale et garder son mariage.

Les enfants issus d’un mariage entre un musulman et une chrétienne sont obligatoirement inscrits comme musulmans en Syrie. D’après la doctrine syrienne, les enfants doivent suivre la meilleure des religions, l’islam. Ainsi, la loi de ce pays ne reconnaît pas le droit à un musulman marié avec une non-musulmane d’élever ses enfants dans une autre religion que l’islam, même si cela va à l’encontre de la volonté de leur parents.

La mère chrétienne est discriminée en raison de la position de l’appareil juridico-législatif face à la garde de l’enfant en cas de conflit judiciaire. Il est vrai qu’une mère chrétienne d’un enfant musulman issu du mariage mixte, peut garder l’enfant jusqu’à certains âges. Toutefois, ce type de garde est mis en danger si la religion de l’enfant est menacée d’une influence par la religion de la mère. Dans un tel cas l’enfant est retiré de sa mère chrétienne. Il est fréquent que ce genre de contestation se déclenche à l’âge où l’enfant peut recevoir une éducation religieuse (entre cinq et onze ans). La Cour de cassation syrienne, dans un arrêt du 6 avril 1981 a ordonné la vérification d’une allégation concernant l’influence sur la religion de l’enfant (arrêt n°301 du 6 avril 1981). La conversion du mari chrétien à l’islam l’autorise également à demander immédiatement la garde de l’enfant. Celui-ci, n’étant plus avec sa mère, doit suivre la nouvelle religion de son père.

Parmi les histoires les plus malheureuses en Syrie, celles qui concernent des amoureux de religions différentes. Ce type de relation arrive rarement à ses fins, compte tenu des empêchements juridiques. Ainsi, l’article 48 du code du statut personnel syrien actuel prévoit que le mariage entre une musulmane et un non-musulman est nul et tout enfant issu d’une telle relation est illégitime. La conversion de l’homme chrétien à l’islam est inévitable pour pouvoir souscrire un tel mariage en Syrie.

L’affaire de Monsieur Rezekallah Hanush, un chrétien syrien inscrit comme musulman contre sa volonté mérite d’être cité. Monsieur Hanush était victime de cette disposition juridique qui interdit son mariage avec une femme syrienne musulmane. Le couple a toutefois conclu un mariage spirituel hors tribunal afin d’éviter tout changement de religion. Un peu plus tard, la femme a saisi le tribunal « charié » pour demander l’inscription de son contrat de mariage, en prétendant que Monsieur Hanush a prononcé d’al-shahada (la conversion à l’islam) devant ses beaux frères. Ceux-ci ont témoigné devant ledit tribunal ayant émané la décision n° 72/ 498 du 15 février 1998 en vertu duquel il accorde la demande de la femme. Le tribunal déclare que le converti devienne musulman dès sa prononciation d’al-shahada et le non accomplissement des conditions administratives n’empêche pas de le considérer comme tel devant la loi. Monsieur Hanush a exercé un recours contre ce jugement devant la Cour de cassation en affirmant qu’il est chrétien attaché à sa chrétienté et que ledit témoignage ne devrait pas être accepté devant le tribunal compte tenu du lien familial[5]. La Cour de cassation a rejeté sa demande en confirmant ladite décision du tribunal « charié » et en le considérant désormais comme musulman[6].

L’interdiction de ce type de mariage mixte constitue une violation de deux droits fondamentaux de l’être humain, à savoir le droit à la liberté de conclure un mariage et le droit à l’égalité. L’homme chrétien perd son droit à la liberté du mariage et il est discriminé du fait de la permission aux musulmans d’épouser des chrétiennes.

Il existe d’autres cas qui sont à l’origine de la conversion des chrétiens à l’islam. Il s’agit notamment de la conversion de la femme chrétienne à l’islam, dans le cadre d’un mariage mixte, pour pouvoir hériter son époux musulman. En effet, l’héritage entre un musulman et une non-musulmane est interdit en vertu de l’article 264, b du code de statut personnel syrien. Par conséquent, la question de la succession peut être résolue suite à la conversion de la femme chrétienne à l’islam.

Une politique non favorable à l’intégration des chrétiens

La constitution syrienne de 1973, comme la nouvelle de 2012, non seulement discrimine les chrétiens, mais constitue aussi un instrument pour le régime dictatorial afin d’assurer sa survie. De ce fait, elle ne contribue nullement au renforcement du principe de la citoyenneté et en conséquence, à l’intégration des chrétiens. La nouvelle constitution, comme l’ancienne, proclame dans l’article 3, que la religion du Chef d’État doit être l’islam. Cette clause constitue une atteinte portée aux droits sociopolitiques de la communauté chrétienne.

L’attachement du régime syrien à l’arabité, comme on le constate à travers certaines dispositions constitutionnelles, a affecté les droits culturels, surtout linguistiques, des chrétiens non-arabes comme les Arméniens et les Assyriens. Ceux-ci constituent deux minorités chrétiennes numériquement importantes en Syrie, mais en baisse permanente. A la différence de la Jordanie qui laisse la liberté aux chrétiens d’avoir leurs propres écoles. Le régime baassiste, dès son arrivée, a nationalisé les écoles chrétiennes en imposant un système éducatif commun, en vertu d’un décret adopté en 1967. Ceci a amené à plus d’intervention et du contrôle, de la part d’État baassiste, dans les écoles chrétiennes.

La majorité de ces écoles a préféré fermer ses portes ; le reste était désormais contrôlé par le ministère de l’éducation qui intervient, pour nommer les principaux responsables scolaires et pour imposer un système éducatif arabisé et des livres d’instruction religieuses. Ceci a affecté, notamment les chrétiens non-arabes qui perdaient le privilège d’enseigner leur langue[7]. De même, ces mêmes écoles sont obligées désormais, d’assurer une éducation religieuse coranique aux élèves musulmans, alors que les écoles publiques ne garantissent pas souvent une telle éducation pour les élèves chrétiens[8]. L’Église en Syrie n’apprécie pas ces réformes, elle les considère en effet comme une atteinte à sa liberté religieuse. La perte culturelle était d’une grande importance compte tenu de la bonne qualité de formation enseignée et du niveau élevé des langues étrangères. Ceci a fait de ces écoles parmi « les meilleures en Syrie », d’où sort un grand nombre des futures élites qui deviennent par la suite des acteurs actifs dans la société.

La réislamisation récente renforce l’oppression des chrétiens

La réislamisation récente de l’Orient arabe, dont l’oppression politique est l’une de ses principales causes, n’a pas laissé indifférent le régime syrien. Celui-ci adopte désormais, dans le souci d’assurer sa survie, des mesures visant à satisfaire les islamistes. En 2004, un Syrien a été condamné pour avoir fumé en public pendant le jeûne. Tel n’était jamais le cas en Syrie où chrétiens et musulmans mangeaient librement en public durant le ramadan. En avril 2006, une faculté de la charia a été ouverte à Alep par le gouvernement. Le Chef de l’État ne manque pas de se rendre à la mosquée, notamment lors des fêtes religieuses.

Cette influence de l’islamisme sur le régime Assad affecte surtout les chrétiens. Ainsi, un projet de loi du statut personnel, qui a été énoncé par l’État en 2009, renforce la discrimination à l’encontre des chrétiens, mais aussi l’islamisation du pays[9]. Ce projet a été suspendu au Conseil des ministres en raison de la forte réaction de la société civile[10]. De même, un nouveau décret présidentiel n° 30 de 2007, concernant le service militaire, impose désormais au clergé chrétien le paiement d’une lourde somme, environ cinq mille dollars, pour bénéficier d’une exemption du service militaire[11]. Ceux-ci étaient, avant ce décret, en ajournement durable jusqu’à un certain âge, puis ils étaient exemptés définitivement. Il semble que le décret n° 30 est inspiré du statut de dhimma en islam. Celui-ci a longtemps imposé aux chrétiens le versement d’une somme d’argent (gyzia) pour être exonéré d’un engagement dans l’armée.

La participation des chrétiens à la vie politique et publique est devenue moins satisfaisante ces dernières années. Ils sont de moins en moins représentés dans la vie politique et leur accès à certains postes clés est plus limité. Ces restrictions ont plusieurs raisons. Tout d’abord, la majorité des postes clés, dans l’État, sont entre les mains des Alaouites. Ensuite, la forte influence des chrétiens dans l’armée et la police peut menacer le régime en place. À cela s’ajoute que le régime syrien ne peut négliger totalement les sentiments des islamistes, qui éprouvent des difficultés à voir un chrétien tenir un poste clé dans un État musulman. Il faut rappeler qu’avant l’arrivée de ce régime la participation politique des chrétiens était plus satisfaisante. Fares Al-Khouri, un chrétien syrien, a occupé plusieurs fois le poste de premier ministère en Syrie, dans les années quarante et cinquante.

Les perspectives des chrétiens face à la révolution syrienne

Un nombre de chrétiens syriens se sont montrés en principe favorable à l’existence de ce régime baassiste malgré l’état des droits de l’homme. Ils y adhèrent car ils redoutent l’arrivée des islamistes au pouvoir, en estimant que dans un tel cas, l’état de dictature entraîne plus d’humiliation pour les chrétiens et de violation de leur liberté religieuse. Ils redoutent également l’instabilité du pays en cas d’une chute du régime comme c’était le cas en Irak.

Néanmoins, les crimes contre l’humanité commis par ce régime durant la révolution actuelle, ainsi que l’absence d’un vrai réforme, notamment la reprise de l’ancienne disposition constitutionnelle relative à la religion du chef de l’État, ont affaibli sa popularité chez les chrétiens. Ceux-ci commencent à réviser leur position, en prenant en considération l’expérience irakienne dans laquelle les chrétiens d’Irak étaient perçus comme alliés de Saddam Hussein et font l’objet, suite à sa chute, d’attaques sans précédent. Les chrétiens doivent donc profiter de cette occasion pour montrer leur nationalisme et non leur soutien à un régime autoritaire. Il est urgent qu’ils participent, en masse, à la révolution syrienne car celle-ci a pour slogan principal « la récupération de la liberté confisquée » par le régime et non pas l’instauration d’un « état islamique ».

Il est vrai que l’existence de ce régime en Syrie, depuis plus de quarante ans, a assuré un espace de liberté religieuse limitée[12] et de protection pour les chrétiens. Cependant, à long terme, les chrétiens seraient perdants, lorsque la dictature ne fait qu’augmenter la tension interreligieuse, d’une part, et la disparition lente des chrétiens, d’autre part. En témoigne le nombre actuel des chrétiens syriens comparant à leur nombre dans les années soixante. De là vient l’importance de la révolution syrienne pour les chrétiens comme pour le reste de la population. La révolution syrienne pourrait mener à l’instauration d’une démocratie où les Syriens, tant chrétiens que musulmans, bénéficieront d’une égalité parfaite. Les chrétiens ne devraient pas craindre l’arrivée des islamistes en Syrie. Ce pays constitue le visage le plus divers du Moyen Orient. Elle est composée de plusieurs minorités chrétiennes et musulmanes ainsi que des minorités ethniques non-arabes[13]. Cet état pluriconfessionnel rend difficile l’instauration d’une prédominance politique islamique. Les chrétiens devraient continuer leur lutte, avec l’ensemble de la population syrienne, pour mettre fin au régime criminel actuel, une étape indispensable pour leur émancipation et leur intégration.

 



[1] Ce statut s’appliquait aux chrétiens et aux juifs en Dar al-islam suite aux conquêtes musulmanes.

[2] Cf., Report of the Fact-Finding Mission on Syria pursuant to Human Rights Council resolution S-16/1, juin 2011, p. 13 et s.

[3] Un nombre important de chrétiens ont été enfermés dans les prisons du régime, comme Michel Kilo, Georges Sabra et Anwar Al-Benni, en raison de leur opposition pacifique au pouvoir en place.

[4] Cf., infra.

[5] Il est aussi important de rappeler que les tribunaux « chariés » n’acceptent pas le témoignage d’un chrétien et ils considèrent le témoignage de deux femmes égales à celui d’un seul homme.

[6] Cf., les deux décisions de la Cour de cassation syrienne, la première de la Chambre « chariés » n°515, base 905 du 5 mai 1999 et la deuxième relative à la décision de l’administration générale n°197, base 352, du 14 juin 1999.

[7] Laurent Chabry et Annie Chabry, Politique et minorités au Proche-Orient : Les raisons d’une explosion, Maisonneuve& Larose, Paris, 1984, p. 247.

[8] Jean-Pierre Valognes, Vie et mort des chrétiens d’Orient ; Des origines à nos jours, Fayard, Paris, 1994, p. 718.

[9] Le texte du projet inclut des termes inspirés de la charia comme « dhimmi » (article 38). En revanche, le terme « citoyen » n’a jamais été cité dans ledit texte. L’article 232 encourage la conversion à l’islam lorsque le converti est admis en islam, quel que soit son motif.

[10] Sur le contenu de ce projet, voir Nael Georges, دراسة قانونية : مدى انطباق مسودة قانون الأحوال الشخصية السوري مع منظومة حقوق الانسان (Étude juridique : la conformité de projet de la loi du statut personnel syrien avec les droits de l’homme), Damascus Center for Theoretical and Civil Rights Studies, 18 juin 2009, www.dctcrs.org. Le texte intégral de ce projet est publié par Syrian Women Observatory, www.nesasy.org. Un nouveau projet moins strict a vu le jour en novembre 2009. Pour plus de détails, voir Nael Georges, المواطنة في مشروع قانون الأحوال الشخصية االسوري- 2 (La citoyenneté dans le Projet de loi du statut personnel syrien-2), Damascus Center for Theoretical and Civil Rights Studies, 01 décembre 2009, www.dctcrs.org

[11] Ceci en vertu de l’article 12 de ce décret. Cf., فرض الخدمة العسكرية على رجال الدين المسيحي في سوريا (L’imposition de service militaire sur les clergés chrétiens en Syrie), 15 mars 2008, www.all4syria.info. Le texte intégral est disponible en arabe sur : http://www.syriasteps.com/index.php?d=127&id=7221

[12] La tolérance quant à la manifestation de l’identité chrétienne n’est pas gratuite. Ainsi le régime baassiste tente de profiter de ces chrétiens à travers leurs différents événements culturels et religieux. Une publicité obligatoire pour le régime est imposée souvent lors de ces événements religieux.

[13] La grande majorité des Kurdes syriens est contre l’islamisation du pays.