L’ombre portée du drame bosniaque – Par Nathalie Nougayrède

Article  •  Publié sur Souria Houria le 30 septembre 2012

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Et si l’histoire se répétait ? « Sur la Syrie, on en est là où je me trouvais en 1993 et en 1994 avec la Bosnie. Cela nous a pris deux ans ». Ce commentaire saisissant de l’ancien président américain Bill Clinton date du mois de juin. Parallèlement, William Hague, le chef du Foreign Office, faisait le même constat : la Syrie « ressemble à la Bosnie des années 1990 ».
Chaque crise est différente, les époques aussi. Pourtant, lorsque des responsables occidentaux, des observateurs, des acteurs ou témoins directs du drame dans les Balkans se remémorent ces événements, la comparaison avec la Syrie vient assez rapidement. « Après trente ans de travail sur des zones de conflit, nous déclare un ancien conseiller de la force de l’ONU en Bosnie, je dois constater que la Syrie est le dossier qui affiche le plus de similitudes avec la Bosnie : une guerre civile avec de fortes composantes ethnico-religieuses, un environnement régional où des pays « voisins » agissent comme parrains des parties au conflit, et un troisième cercle, celui des grandes puissances, incapables de s’entendre. »
Un autre expert des deux dossiers, l’actuel émissaire suisse au Moyen-Orient, Jean-Daniel Ruch, qui a travaillé pour la justice internationale dans les Balkans, évoque comme points communs « une impasse politique, une escalade de la violence, une diplomatie impuissante, une opinion internationale choquée souhaitant que quelque chose soit fait pour mettre fin aux massacres des civils ».
En Bosnie, la guerre civile a duré de 1992 à 1995. La communauté internationale a paru longtemps hésitante et impuissante. Il fallut attendre cent mille morts et le crime de génocide, à Srebrenica, pour que les occidentaux décident de mettre fin au bain de sang. Des frappes aériennes ciblées de l’OTAN sur les positions serbes, couplées avec une aide en sous main aux forces bosno croates, ont contraint Slobodan Milosevic à la négociation. Elle a abouti aux accords de Dayton, en novembre 1995, qui ont sanctuarisé un partage du pays selon des lignes communautaires.
Aujourd’hui, le pilonnage aérien sur Alep et d’autres villes syriennes fait penser à Sarajevo. Les opérations de ratissage et d’épuration ethniques conduites en Syrie par les chabbiha (milices pro-Assad) rappellent cruellement celles de la soldatesque de Ratko Mladic et Radovan Karadzic. Une similitude d’ordre historique apparaît aussi : ces deux crises surviennent chacune dans un contexte international chamboulé. Les bouleversements géopolitiques induits par la chute du communisme à l’Est composent la toile de fond de la guerre en Bosnie. Ce conflit découle de l’effondrement idéologique de la Yougoslavie. Il est le théâtre de la folie meurtrière née du concept de « Grande Serbie », exalté par l’homme fort de Belgrade, Slobodan Milosevic.
Le drame de la Syrie se produit dans un contexte de transformations historiques : un printemps de libération des peuples arabes en révolte contre les pouvoirs. A Damas, c’est le crépuscule d’un système clanique, celui des Assad, qui repose sur une coalition de minorités. Il lutte contre sa disparition par un déferlement de violence.
L’affrontement en Bosnie était religieux (Serbes orthodoxes contre Croates catholiques et Bosniaques musulmans) et nationaliste (Serbes contre Bosniaques et Croates, Sarajevo étant martyrisée parce qu’elle portait l’étendard de la multiethnicité). En Syrie, le soulèvement anti-Assad est né au sein de la majorité sunnite, tandis que la minorité alaouite est assimilée au pouvoir (tous les alaouites ne sont pas pro-Assad). Ce n’est pas à proprement parler une guerre confessionnelle, même si cette pente existe. L’affrontement se joue principalement entre un peuple en révolte et un régime prêt à recourir aux dernières extrémités pour se maintenir en place. Pendant des mois, en 2011, les contestations de rue étaient pacifiques. La guerre a d’abord été le choix du pouvoir.
Le spectacle d’une longue inaction de la communauté internationale est un autre élément commun aux deux dossiers. La paralysie et la division des puissances sont la conséquence du positionnement russe face aux Occidentaux : soutien de Moscou au pouvoir syrien aujourd’hui, soutien de Moscou aux Serbes hier. Pourtant, c’est la posture, en retrait, de Barack Obama qui apparaît comme l’élément le plus déterminant. Comme l’était, en 1993 et 1994, l’attentisme de Bill Clinton face à la Bosnie. Il a hésité pendant près de trois ans avant de se résoudre à une intervention.
La Syrie n’a pas été la priorité de Barack Obama. En campagne électorale, il ne veut pas de nouvelle guerre américaine dans le monde musulman. Ce qui prime, c’est de prévenir tout dérapage dans le dossier nucléaire iranien, où la coopération de Moscou est par ailleurs recherchée. Dans les années 1992-1994, les Etats Unis de George Bush père, puis de Bill Clinton, ne voient pas d’intérêt stratégique à se mêler de l’affaire bosniaque. Les Balkans sont à leurs yeux le dossier des Européens. James Baker, le secrétaire d’Etat de George Bush, a cette formule devenue célèbre : « We don’t have a dog in that fight » (« Nous n’avons aucun intérêt à défendre dans ce conflit »). Warren Christopher, son successeur, renchérit : « Bosnia is a problem from Hell ».
La Syrie, un « problème infernal » ? Les Etats Unis semblent, pour l’essentiel, déléguer la crise à leurs partenaires régionaux, à savoir la Turquie et certains pays arabes. On cherche à contenir le risque de contagion. Mais cette valorisation des acteurs régionaux, dont l’action est confuse, contribue à amplifier l’effet de « guerre par procuration » dans le grand clash stratégico-confessionnel : sunnites contre chiites, Arabie saoudite contre Iran.
Sur la Bosnie comme sur la Syrie, les Européens s’illustrent par leur impuissance à agir seuls. Et par leurs divisions, plus ou moins visibles. Dans les années 1991-1994, les Croates ont l’appui de l’Allemagne. Les Serbes, eux, bénéficient d’une forte indulgence de François Mitterrand.
Appels français peu suivis d’effets
La France de François Hollande, autant que celle de Nicolas Sarkozy, est en pointe en Europe pour dénoncer les agissements du régime Assad. Mais ses solos restent des solos.
L’annonce faite par François Hollande, le 27 août, d’une « reconnaissance » d’un futur « gouvernement de transition » à Damas et son récent appel à l’ONU en faveur d’une protection pour les « zones libérées » en Syrie ont eu peu d’effet d’entraînement jusqu’à présent. Les Britanniques comme les Américains ont jugé ces initiatives prématurées. Paris semble avoir étudié l’idée, pendant plusieurs semaines, de s’appuyer sur les « zones libérées » à l’intérieur de la Syrie pour conférer une légitimité à une politique d’ingérence. L’autorité de Damas ne s’exerçant plus sur ces régions, la souveraineté de l’Etat syrien ne serait pas enfreinte.
La récente tournée du ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, en Jordanie et au Liban a cependant signalé l’abandon de cette option : ni livraisons d’armes ni « zones tampons » protégées. On s’en tient aux équipements « non létaux » distribués à des groupes d’opposants armés que les services français tentent de trier sur le volet, une démarche conforme à ce que font les Américains. Le reste de l’aide concrète est dans le registre de l’humanitaire et du soutien à la société civile. A leurs interlocuteurs français, les chefs de katibas (unités de combattants) anti-Assad répètent que le refus occidental de leur fournir des armes antiaériennes ne fait que pousser la rébellion vers d’autres sources d’approvisionnement : le marché noir, où les islamistes financés par le Golfe auraient la haute main…
On retrouve là certains échos du débat qui avait cours à l’époque de la Bosnie : faut-il livrer des armes, violer l’embargo (onusien en Bosnie, européen en Syrie) ? L’administration Clinton était favorable à un approvisionnement des Bosniaques. Paris et Londres étaient contre. Aujourd’hui, la politique des Occidentaux sur la Syrie est de ne pas adopter de posture de belligérant, même si cela paraît en décalage avec leurs appels au départ d’Assad, lancés depuis août 2011. La crainte est vive de voir des armes sol-air sophistiquées tomber un jour entre les mains de groupes radicaux, terroristes ou hostiles aux intérêts occidentaux. Israël a envoyé des messages catégoriques sur ce point, obsédé par le stock d’armement du Hezbollah.
Selon une source proche des milieux saoudiens, Washington a mis un veto à toute livraison d’armes antiaériennes performantes à la rébellion syrienne par des pays du Golfe. Vrai ou faux ? Si c’est vrai, quelles en seraient les conséquences pour une rébellion que l’on prétend soutenir ? « Les Américains ont mis quinze ans à retrouver tous les missiles Stinger qu’ils avaient envoyés aux moudjahidin d’Afghanistan », rappelle un expert des questions de défense à Paris. En Bosnie, le problème du « contrôle des airs » ne se posait pas. Milosevic n’employait pas l’aviation car une zone d’exclusion aérienne avait été imposée en 1993, ce qui n’est pas le cas en Syrie.
Depuis 2011, la diplomatie internationale a repris à propos de la Syrie une série de figures imposées, déjà observées pour la Bosnie. Elles se déclinent en conférences, sommets, tentatives de médiations, scénarios hypothétiques de règlement. Sans lendemain. Hier, les émissaires étaient Lord Carrington, Lord Owen, Cyrus Vance ; aujourd’hui, Kofi Annan et Lakhdar Brahimi. La formule « groupe de contact » se retrouve sur les deux crises. De même que la formule des « observateurs internationaux » (casques bleus en Bosnie, missions de la  Ligue arabe et de l’ONU en Syrie). Impuissants, ces observateurs sont cantonnés dans un rôle de spectateurs de la dévastation et des crimes. Le problème de leur sécurité en fait des otages potentiels.
Alors, on s’en remet à l’humanitaire, indispensable volet. Qui a en outre l’avantage de fournir des images plus positives aux téléspectateurs. Comme à Sarajevo autrefois, l’assistance acheminée vers les Syriens allège des souffrances, mais ne règle en rien le fond du problème. La violence continue de s’abattre sur les civils. On compte trente mille morts à ce jour.
Comment la donne a-t-elle changé en Bosnie ? Le « facteur CNN » a sans doute été décisif. L’impact de la couverture médiatique de la Syrie est d’ailleurs, aujourd’hui, suivi de très près par les décideurs occidentaux, sur fond de « fatigue des guerres » ressentie par les opinions. En 1995, le choc créé par le massacre de huit mille hommes et adolescents bosniaques à Srebrenica a été un tournant majeur. La passivité face à l’horreur, au coeur de l’Europe, est alors devenue intolérable pour tous. Le rôle des personnalités politiques ne doit pas être négligé. Après l’arrivée au pouvoir de Jacques Chirac, un puissant duo franco-américain se forme avec Bill Clinton. Les deux dirigeants s’entendent pour que l’OTAN montre ses muscles.
Afin que la pression militaire sur les Serbes soit crédible et décisive, les Occidentaux décident, en juillet 1995, que le feu vert de l’ONU ne sera pas nécessaire pour déclencher des frappes massives. L’obstacle russe à l’ONU est contourné. Quatre ans plus tard, Américains et Européens iront encore plus loin en intervenant au Kosovo sans mandat explicite délivré par le Conseil de sécurité. L’épuisement de la carte diplomatique et la volonté d’en finir avec Slobodan Milosevic agissent comme un accélérateur majeur.
François Hollande répète que rien ne peut être entrepris en Syrie sans résolution de l’ONU – ce que n’ont dit ni les Etats-Unis ni les Britanniques. Le président français enterre ainsi la « doctrine Kosovo », regrettent certains diplomates. Et raye la logique de Jacques Chirac en 1999 selon laquelle « le scandale humanitaire efface le scandale juridique ». La seule « ligne rouge  » fixée par les Occidentaux à Bachar al Assad concerne l’emploi d’armes chimiques. Il y a là un paradoxe qui peut susciter des accusations de cynisme : les Occidentaux semblent plus préoccupés par le problème de la prolifération des armes de destruction massive que par la protection des civils.
En 1995, le dénouement est arrivé en Bosnie avec l’inversion du rapport de forces sur le terrain. Les Serbes ont fini par céder parce qu’ils étaient pris dans la double tenaille des frappes de l’OTAN et de la reconquête menée sur le terrain par les forces croates. Celles-ci ont été équipées et entraînées par une société privée militaire américaine. « Nous savions que la diplomatie ne pouvait pas réussir tant que les Serbes n’auraient pas subi des pertes importantes sur le terrain », racontera Bill Clinton dans ses Mémoires. En novembre 1995, les accords de Dayton entérinent les lignes de front en Bosnie. Une paix imparfaite, aux lourdes séquelles aujourd’hui, mais les armes se sont tues.
Les ingrédients du dénouement bosniaque ne sont pas réunis à l’heure actuelle en Syrie. Les Occidentaux sont convaincus que Bachar Al-Assad finira par tomber, à plus ou moins longue échéance. Mais avec le temps, le pourrissement de la situation rendra de plus en plus difficile l’endiguement d’une crise qui menace de déborder dans un Moyen-Orient explosif. Des Etats arabes poussent à faire plus, mais peinent à s’accorder entre eux.
En Occident, la perception du facteur islamiste refroidit les enthousiasmes et fait oublier un peu vite la formidable résistance civile à l’oeuvre en Syrie au niveau local. Aucun dirigeant occidental n’a cherché à prendre un leadership sur ce dossier. C’est au contraire Vladimir Poutine, ardemment opposé à une politique de changement de régime imposée de l’extérieur, qui campe une figure dominatrice.
Les Balkans furent peut-être une parenthèse. Un cas très spécifique où l’ingérence pouvait s’exercer hors des clous de la légalité internationale stricte car, après tout, les Européens intervenaient « chez eux », en Europe, et non pas dans d’anciens protectorats ou colonies. Mais la leçon de la Bosnie, à vingt années de distance, est aussi que le moment finit par arriver où il faut répondre aux appels à l’aide. On s’aperçoit alors que le temps perdu fut un gâchis, que les belligérants les plus actifs, les plus extrémistes, ont pris le dessus, et que, pour la population civile, il est tout simplement trop tard. Des dizaines de milliers de morts trop tard.
Source: http://www.lemonde.fr/international/article/2012/09/28/l-ombre-portee-du-drame-bosniaque_1767488_3210.html