Majd, révolutionnaire traqué par le régime syrien et l’Etat islamique – par Pierre Puchot

Article  •  Publié sur Souria Houria le 26 février 2015

Éclipsée par la progression de l’organisation de l’État islamique, la révolution syrienne se poursuit dans le silence des médias internationaux. Voici le récit de Mohamed Majd Aldik, militant révolutionnaire échappé de la ville de Douma, en banlieue de Damas, et arrivé en France fin décembre 2014. Un témoignage de premier plan sur une révolution assiégée par le régime syrien et l’État islamique.

Éclipsée par les exactions de l’État islamique (EI), la révolution syrienne se poursuit dans le silence des médias internationaux. 2015 sera pourtant une année clé pour la révolution syrienne et pour les révolutionnaires, désormais pris en tenailles entre EI et le régime de Bachar al-Assad. Arrivé le 24 décembre 2014 à Paris, Mohamed Majd Aldik est né et a grandi à Douma, en banlieue de Damas (sud-ouest de la Syrie), dans la région de la Ghoutta orientale. Âgé de 23 ans au début de la révolution, en 2011, cet étudiant en droit, qui travaillait depuis 2007 pour un programme de l’Unicef à destination des enfants, s’est engagé à fond dans la révolution.

Emprisonné en Syrie d’août à octobre 2011, il s’efforçait depuis, aux côtés du personnel médical, de faire face à la situation catastrophique d’une population assiégée. C’est dans cette position qu’il a vécu, en août 2013, l’attaque à l’arme chimique du régime de Bachar al-Assad. Nous publions le témoignage et quelques-unes des récentes photos de ce jeune militant, qui a été aussi, occasionnellement, photographe pour l’AFP. Un témoignage de premier plan sur une révolution assiégée par le régime syrien et l’État islamique.

 

Majd

Mohamed Majd Aldik, Saint-Denis, janvier 2015. © PP

 

Son arrivée en France. « Je m’appelle Mohammed Majd Aldik. Je suis né en 1987 à Douma, en banlieue de Damas. Je suis venu en France à cause de la pression qui pesait sur moi en Syrie. Je suis arrivé à Paris le 24 décembre 2014, via Beyrouth. Pourquoi la France ? Je n’avais pas le choix, je n’ai pas de passeport, j’ai fait une demande à l’ambassade de France à Beyrouth et j’ai obtenu un visa valable pour une entrée en France. Les autorités françaises le donnent aux personnes en situation très dangereuse, et sans papiers. À charge pour moi de faire ma demande d’asile politique sous deux mois pour obtenir le statut de réfugié.

Pourquoi n’ai-je pas de passeport ? Au début de la révolution, je refusais de sortir du pays, je n’avais donc pas de raison d’en avoir un. Puis, à partir de 2011, j’étais recherché par les services de sécurité. Or le service des passeports en Syrie dépend des services de sécurité, beaucoup de gens se font arrêter lorsqu’ils font une demande. Donc c’était devenu impossible pour moi. »

La fuite hors de Syrie. « Mon nom était diffusé aux barrages, comme personne ayant documenté l’attaque chimique d’août 2013. L’autre grosse affaire, c’était celle de l’évasion de cinq prisonniers du centre de renseignement de l’armée de l’air de Harasta, que l’on avait interviewés. Grâce à eux, on a inscrit les noms des détenus, des gens morts de faim, exécutés, et de tous ceux qui ont commis des violations des droits de l’homme là-bas. Bref, si le régime nous prenait, c’était fini pour nous. J’ai reçu aussi des menaces de l’État islamique. Zied, un de mes amis, s’est fait enlever par l’EI dans le nord de la Syrie. Nous avons organisé une manifestation contre ce groupe à Douma. Des photos de cette manifestation ont été diffusées, sur lesquelles j’apparaissais en premier plan.

Pour aller de Douma à Beyrouth, c’est très difficile, car il faut sortir des régions assiégées. Un de mes amis a mis treize mois pour parvenir à Barzeh, la ville la plus proche de Douma et en dehors du siège. Moi, je ne voulais pas partir. Mais on m’a fait une proposition : une voiture pouvait me prendre, avant que je passe par un tunnel secret, un de ceux que l’on a creusés pour évacuer les blessés et les morts, et parfois faire entrer de la nourriture, quand il en arrive, ou du matériel informatique. Enfin, je devais aller directement au Liban en tâchant d’éviter les barrages. J’en ai pris le risque.

Outre toutes ces menaces, je suis parti aussi pour des raisons familiales : après neuf mois de siège, j’ai réussi à faire passer mes parents en Turquie. Mais personne ne s’occupe d’eux là-bas. Or ma mère est diabétique et mon père a 75 ans. Pour moi, je n’ai pas pu trouver une issue vers la Turquie. Mais j’espère pouvoir vivre non loin d’eux à nouveau. »

Le siège de Douma. « La ville est très proche de Damas (la capitale, toujours sous l’autorité du régime syrien – ndlr) et toute la zone est acquise à la révolution depuis les premières manifestations, le 25 mars 2011. Ce jour-là, l’un des premiers sit-in en Syrie a eu lieu à Douma. C’est une région agricole importante, avec beaucoup de vergers, où se cachaient les personnes recherchées par le régime. L’armée a plusieurs fois tenté d’envahir cette zone, engageant parfois jusqu’à 30 tanks avec une couverture aérienne et beaucoup de barrages militaires. Mais elle n’y est pas parvenue. »

La « maladie sociale » syrienne. « Au début, on pensait que le régime ne pourrait pas tenir un mois. Tellement de gens étaient dans les rues, impliqués dans la révolution… Avec ce régime, la pression sur chaque citoyen était immense, chacun luttait pour sa survie économique sans vraiment pouvoir penser à autre chose. Bachar al-Assad, et son père avant lui, ont toujours eu cette politique consistant à maintenir les citoyens sur le fil du rasoir, à ne jamais leur laisser la possibilité de réfléchir. Les salaires étaient très bas, les arrestations et persécutions étaient multiples. Sans parler des discriminations en fonction des régions et des confessions, l’absence totale d’égalité devant le loi… Tout cela diffusait une sorte de maladie sociale en Syrie. Et du fait de l’état d’urgence, chaque personne travaillant dans les services de sécurité bénéficiait de l’impunité. La révolution est née en réaction à tout cela. »

Les débuts de la révolution. « Je n’étais pas politisé. Notre idée de la vie était : “Faire des études, l’armée, trouver un travail et mourir.” C’est le début de la révolution tunisienne qui nous a rendus optimistes. On a senti que quelque chose d’autre était possible, que les gens pouvaient se mobiliser. Au début, il y avait des appels à manifester, notamment à la mosquée des Omeyyades de Damas. On y allait, mais en fait, il n’y avait pas de manifestations. C’était début mars 2011. Le 25 mars, avec le parti social-nationaliste syrien (PSNS), nous avons organisé un sit-in à Douma. On a répandu la nouvelle dans notre réseau. Et l’après-midi, on s’est retrouvés sur la place principale de Douma. Des délégations de chaque ville de la région sont arrivées. On se croyait sur la place Tahrir (place du Caire, en Égypte, d’où est partie la révolution de janvier 2011) ! Au début, ça se passait bien, il n’y avait pas d’agent de sécurité, les gens ont commencé à prendre courage et à nous rejoindre. Le sit-in a duré jusqu’à minuit moins dix. Le maire est venu, puis le responsable sécuritaire de la région, faisant des promesses, annonçant des augmentations de salaire pour tenter de disperser le sit-in. Mais ce n’était pas pour l’argent que les gens étaient là ! À minuit moins dix donc, des soldats sont arrivés pour boucler la zone, puis fondre sur nous avec des matraques électriques. Et la foule a commencé à s’éparpiller. Au début, on pensait que l’armée serait neutre, voire avec nous. Mais c’était une armée idéologique, aux mains d’un clan, même si une partie a fait défection et tenté de protéger les civils. À la suite de ce sit-in, certains habitants ont été arrêtés chez eux et l’on a commencé à avoir peur, car on avait manifesté à visage découvert. Ce fut mes débuts dans la révolution. »

Les hôpitaux clandestins. « À partir du début du mois d’avril, il y a eu des manifestations tous les vendredis. Et c’est là que l’on a commencé à voir les meurtres des manifestants par les forces du régime. Le 1er avril, dans la région de Ghouta orientale, il y a eu 13 martyrs le même jour. Un petit garçon, qui marchait devant moi, est tombé sous les balles. Des équipes médicales se sont mises en place, avec l’aide du Croissant-Rouge. Les hôpitaux publics achevaient les blessés à leur arrivée. J’ai donc commencé à travailler au Croissant-Rouge pour conduire les blessés à l’hôpital privé Al-Noor, un peu en marge de Douma. À cette époque, il n’y avait pourtant pas encore de slogan pour la chute du régime, les revendications se limitaient aux droits de l’homme, à la libération des détenus, l’annulation de l’état d’urgence, un multipartisme… À partir de début avril, les meurtres ont été quotidiens. Et une règle s’est instaurée à Douma : le vendredi, on manifeste ; le samedi, on enterre les martyrs. Cette situation a duré jusqu’au 30 août 2011. »

La torture en prison. « Je me suis fait arrêter par l’armée avec un groupe de manifestants qui venait de la ville de Salamié. L’armée nous a attaqués. Pendant ce qui m’a paru une demi-heure, les militaires nous pointaient le fusil sur la tempe en disant à haute voix : “On les tue ? On ne les tue pas ?” Puis ils nous ont bandé les yeux, nous ont traînés par terre, et nous ont fait monter dans un bus dans lequel il y avait aussi des agents de sécurité. Là, ils ont brûlé les cheveux à un membre de notre groupe, ils ont uriné sur plusieurs d’entre nous. Ils nous ont passés à tabac. J’ai reçu un coup de botte dans l’œil et je pensais l’avoir perdu. J’ai aussi reçu des coups de baïonnette (il soulève son tee-shirt et nous montre ses cicatrices à la poitrine et à l’aine – ndlr). Ils nous ont fait descendre sur la place principale de Douma pour nous battre encore, à coup de botte, de fusil, de matraque électrique. Puis ils nous ont conduits au centre de sécurité Al-Khatib, chacun dans une pièce pour l’interrogatoire. Les coups, l’électricité dans l’aisselle… Pendant deux heures. Un de nos amis n’a pas supporté et a dit ce que je faisais, que je conduisais les gens aux manifestations et que je m’occupais des blessés. Là, j’ai été convoqué pour un interrogatoire beaucoup plus dur, dans le bureau du directeur. Ils nous ont mis les uns en face des autres, et la torture a repris, pour que je confirme ce qu’avait dit mon ami, que je connaissais l’emplacement des hôpitaux clandestins. Ils voulaient aussi nous faire dire que l’on appelait à l’exécution du président dans les manifestations. À la fin, j’ai dit oui à tout ce qui concernait les manifestations, et à chaque fois qu’un garde disait quelque chose, j’acquiesçais. Mais je suis parvenu à éloigner les accusations relatives aux hôpitaux clandestins : des blessés pouvaient y être arrêtés si l’on parlait. Après cinq jours d’interrogatoire, on a été transférés dans un autre centre de sécurité, pour être interrogés uniquement sur les manifestations. Ils nous ont mis ensuite dans une pièce de 5 mètres sur 5, où nous étions plusieurs dizaines, au deuxième sous-sol. Nous ne voyions jamais la lumière. Partout, des poux et des insectes. Interdiction de parler, de bouger et de dormir. Un prisonnier était obligé d’espionner tout le monde et de noter le nom de ceux qui parlaient. Il était très difficile d’aller aux toilettes… Puis, nous devions dormir lorsque le geôlier nous en intimait l’ordre. Mais il n’y avait pas la place pour se coucher. Certains restaient debout, d’autres dormaient tête-bêche se servant des jambes de l’autre comme d’un oreiller. Parfois, nous dormions dans les toilettes. Je suis resté 37 jours dans les deux centres, jusqu’à ce qu’une amnistie soit prononcée, et qu’on me relâche. »

Faire face à la pénurie médicale. « Je sors le 7 octobre 2011, c’est l’époque où le régime prend des détenus pour filmer leurs faux aveux à la télévision. J’y ai échappé. Ils avaient dit à ma mère que j’étais mort, et j’étais inquiet, car il y avait alors une incursion de l’armée à Douma. J’ai dû rester plus d’un mois à Damas, c’était trop dangereux de tenter de rejoindre Douma. Beaucoup de médecins, comme Ahmed Sawel, avaient été arrêtés, des amis dont on ne connaît pas le sort aujourd’hui encore. On a fini par identifier des chemins permettant de contourner les barrages, ceux qui n’étaient contrôlés que par un ou deux snipers. Et notre travail s’est donc surtout concentré sur le médical. On a rassemblé du matériel médical pour l’emmener de Damas à Douma, et faire le chemin inverse avec des blessés. À l’époque, aucun hôpital clandestin n’était protégé, et l’armée pouvait les attaquer à tout moment. Cela a duré un an, jusqu’au 28 octobre 2012. »

La libération de Douma. « Douma et la Ghoutta orientale étaient alors totalement scindées par les barrages et les snipers, positionnés dans les derniers étages de tous les hauts immeubles. Beaucoup de femmes et d’enfants sont morts sous leurs balles. Le 26 octobre 2012, l’armée du régime a commis un nouveau massacre : sur la place des Martyrs de Douma, les militaires qui contrôlaient le barrage sont entrés dans deux immeubles et ont tué tout le monde, sans que l’on comprenne pourquoi : il n’y avait que des civils. Les brigades rebelles qui s’étaient formées tout au long de l’année 2012 à Douma se sont alors rassemblées, pour décider de libérer la ville. Deux jours plus tard, il n’y avait presque plus d’éléments du régime dans la cité. Pour l’ensemble de la Ghoutta orientale, il a fallu se battre pendant un mois. C’est là que les bombardements ont commencé, via les hélicoptères et les avions Mig. Un obus est tombé chez mon voisin, il y avait des corps en morceaux éparpillés partout. Lui était avec moi, et on a rassemblé ensemble les membres, une tête, deux bras, deux jambes, pour pouvoir compter les morts et essayer de les identifier. »

Le projet éducatif « Source de vie ». « Parce qu’elles étaient prises pour cible, toutes les écoles ont aussi été évacuées. À partir du début de l’année 2013, j’ai décidé de travailler avec les enfants, dans le domaine médical mais aussi éducatif. Beaucoup avaient perdu leur famille et étaient traumatisés. Les problèmes d’incontinence ou de prononciation se sont généralisés. Nous avons fait des stages de soutien psychologique, grâce à un ami psychologue. Nous avons demandé au conseil local de Masraba, une ville non loin de Douma, de nous envoyer des professeurs qui aimeraient travailler avec les enfants, et mon ami leur a fait une petite formation. C’était important dans le contexte syrien où on ne connaissait pas les concepts d’éducation ludique, par exemple. Mon ami psychologue est ensuite reparti, et avec les professeurs, nous avons lancé notre projet, des centres éducatifs baptisés “Source de vie”, pour offrir aux enfants un soutien éducatif, psychologique et même alimentaire. Il s’agissait aussi d’apporter une aide aux mères de ces enfants atteints de problèmes psychologiques. Nous avons d’ailleurs effectué un recensement assez précis de ces enfants, pour pouvoir mieux les répartir dans les centres, qui s’étendent aujourd’hui sur l’ensemble de la Ghoutta orientale. En 2013, j’ai fait la connaissance de Razan Zaitouneh (activiste des droits de l’homme en Syrie depuis 2001, cette avocate a été enlevée à Douma en décembre 2013, sans que l’on ait identifié ses ravisseurs – ndlr) à son arrivée dans la Ghoutta orientale. En juin, j’ai travaillé dans le centre de documentation des violations des droits de l’homme qu’elle a créé à Douma. »

L’islamisation de la rébellion. « Au début, ce sont plutôt les modérés et les séculiers, dont je fais partie, qui manifestaient. Certains sont morts en criant “Nous sommes un peuple uni”“Pour un État de droit”, des slogans qui n’avaient rien de confessionnels. Seulement, toute personne qui se retrouve dans une situation sans issue, s’en remet finalement à Dieu. À mesure que le temps passait, les salafistes et les Frères musulmans ont pris du poids à Douma. Les premiers ont une influence importante au sein du Front islamique, les seconds au sein de l’Unité islamique des comités de Damas. L’un des facteurs ayant renforcé ces deux groupes a été l’attaque chimique du régime. Mais attention, ils n’ont absolument rien à voir avec les djihadistes et l’État islamique, qui les accusent de collaborer avec les Américains, ils sont très éloignés de leur point de vue dogmatique et leur mènent une lutte à mort. »

L’attaque chimique. « Cela a commencé le 21 août 2013. L’attaque visait les villes de Zamalka et Ein Tarma, tout près de Damas. Six obus avec des têtes chimiques ont été tirés sur ces deux villes à 1 h 45 du matin. J’étais tout près, je me suis donc rendu sur place. Quand je suis entré à Zamalka, il y avait des corps étendus dans les maisons, et l’on devait casser les portes parce qu’il n’y avait plus de survivants pour nous ouvrir. Nous avons vu des hommes, des femmes, des enfants morts dans leur sommeil, c’était horrible. L’atmosphère était imbibée de gaz toxique. Après y être allé une première fois pour secourir d’éventuels blessés, j’y suis allé avec Razan Zaitouneh pour noter le nombre de morts. On s’est ensuite rendus dans les hôpitaux clandestins pour essayer de les dénombrer. C’était la première fois que je voyais autant de cadavres, entassés, les uns sur les autres. Il n’y avait pas de morgue, et aucun moyen de refroidir les corps. Dès qu’ils étaient identifiés, des camions arrivaient pour les enterrer. C’était absolument horrible. On est ensuite allés là où les obus chimiques étaient tombés, à Zamalka. Il n’y avait personne. On avait du mal à repérer l’endroit exact de l’impact, il faisait nuit. On a fini par identifier le lieu, mais ce n’était pas supportable : on a commencé à vomir, nos yeux devenaient jaunes. Contre les effets du gaz, nous n’avions pas d’atropine pour homme, nous avons alors utilisé de l’atropine pour animal. Mais nous n’avons pas pu sortir un seul blessé. Les masques à gaz ne marchaient pas, nous n’avions pas assez de filtres. Plusieurs personnes sont mortes sous nos yeux, alors qu’elles secouraient les blessés, car leurs masques étaient défectueux. Plus de 1 500 personnes sont mortes dans cette attaque dont, selon nos statistiques, 70 % étaient des femmes et des enfants. »

L’espoir déçu d’une intervention de la communauté internationale. « À ce moment-là, nous avons repris espoir : puisque le régime avait franchi une ligne rouge en utilisant les armes chimiques, le monde ne pouvait plus se taire. Et on y a cru, à cette frappe américaine. Dans la foulée de l’attaque chimique, l’armée libre voulait entrer à Damas. Mais lorsque Obama a annoncé la frappe, toutes les brigades ont décidé de patienter. Et puis, rien. Aucune intervention. Cela a poussé beaucoup de gens dans le désespoir, et certains ont rejoint des groupes islamistes radicaux. »

L’échec de l’Armée syrienne libre (ASL). « Tout d’abord, les brigades modérées n’ont reçu aucun financement. Autre chose : entre la fin de l’année 2011 et celle de 2012, il y a eu beaucoup de désertions d’officiers de l’armée régulière. Or, aucun ne restait en Syrie. Ils se retrouvaient en Jordanie ou en Turquie. Enfin, c’est moins la compétence qui compte dans l’ASL que l’ancienneté de la désertion. Pour toutes ces raisons, il y a aujourd’hui des leaders de factions qui n’ont aucune compétence militaire. Or, puisque le régime a choisi la solution militaire, en face, il fallait aussi des compétences militaires. Aujourd’hui, il y a très peu d’officiers dans la Ghoutta orientale. C’est un peu la même chose pour les hommes politiques. Soit ils ont fui à l’étranger, soit ils ont été assassinés ici par le régime, comme Adnane Wehbeh, qui était un important leader socialiste. »

Qui dirige Douma aujourd’hui ? « Au début, il y avait beaucoup de factions. Mais depuis un peu moins de deux ans, le soutien financier s’est politisé. Au niveau de la Ghoutta orientale, il y a le Front islamique, soutenu par l’Arabie saoudite, l’Union islamique des comités de Damas, et un autre groupe, séculier. Tout récemment, s’est formée une direction militaire unifiée, et le chef du Front islamique, Zahran Allouch, dirige cet ensemble sur toute la Ghoutta orientale. Seule une faction, l’Armée de la Nation, a décidé de ne pas rejoindre le front unifié. Et son chef a fait l’objet de moult tentatives d’assassinat depuis ce refus.

La direction de Zahran Allouch, c’est une très mauvaise chose. En ce moment, leur stratégie est de bombarder Damas au mortier et via des roquettes Katyusha. Cela n’a pas de sens, car le bombardement doit préparer une attaque terrestre. Or nous n’en avons absolument pas les moyens. De plus, cela creuse le fossé entre Damas et sa banlieue. »

La vie quotidienne dans une région assiégée par l’armée syrienne. « Depuis la fin 2012, il n’y a plus d’électricité dans les 53 municipalités de la Ghoutta orientale, ni d’eau courante. Au début du siège, une poignée de commerçants maintenaient une relation avec les militaires aux barrages, et arrivaient à faire du trafic. On pouvait donc acheter du carburant via ces profiteurs de guerre, mais pour trente fois le prix de vente à Damas. À Douma, certains ont commencé à produire de l’essence à partir du plastique extrait des réservoirs d’eau, au-dessus des immeubles. Avec ce carburant, on fait marcher de temps en temps une batterie d’ordinateur. Mais plus personne ne peut acheter le carburant des trafiquants, sauf peut-être 1 % de la population qui reçoit un peu d’argent de l’étranger. Certains essaient aussi avec de l’huile de cuisine. Moi, ma technique, c’était d’utiliser du dissolvant pour vernis à ongles.

Sur le plan médical, une seule donnée : pour 800 000 habitants de Douma et sa région en situation de guerre, il ne reste qu’un seul chirurgien. Les médecins doivent choisir qui soigner. Pendant l’attaque chimique, un médecin à qui on amenait 15 personnes en train de s’étouffer, ne disposait que de deux machines à oxygène, et il a dû choisir qui secourir. Les médecins sont placés dans une situation morale terrible…

La question alimentaire, c’est la pire : des gens se nourrissent à partir d’herbes, de poubelles…, certains se chauffent au plastique, à n’importe quoi. Les seuls qui s’en sortent, ce sont les trafiquants et les chefs de factions armées. »

Enfant handicapé à la suite d’un bombardement de l’armée syrienne, dans une rue de Douma. Janvier 2014. © Mohamed Majd Aldik

L’avenir de la révolution. « Beaucoup de gens, comme ceux qui travaillent avec nous dans les centres éducatifs, ont les mêmes orientations que moi, “humain” si vous voulez, contre le régime, contre l’État islamique, contre toute personne qui ne tolérerait pas que son opinion politique ou religieuse soit remise en question. Je suis musulman, sunnite, mais je pense que les principes généraux d’une personne doivent venir de la morale et non de la religion. Le bien et le mal plutôt que Haram et Hallal, si vous préférez. Je suis minoritaire en Syrie, certes, mais pas tant que ça : la société syrienne est conservatrice, avec des éléments de régulation religieuse. Mais ce n’est pas une société extrémiste. Et ce que l’on observe aujourd’hui du point de vue religieux ne représente pas la société. Les Syriens veulent une vie digne, tous ne sont pas salafistes ou séculiers, ça ne marche pas comme ça.

Toutefois, si la situation ne s’améliore pas, il ne restera plus personne au sein des révolutionnaires. L’État islamique est à l’est de la Syrie. Pour qu’ils arrivent sur la zone du régime d’al-Assad, il faudra qu’il passe par toutes les zones libérées entre les deux. Pour l’instant, EI a tenté par deux fois de s’infiltrer dans la Ghoutta orientale, sans succès. Et ceux qui ont été accusés à Douma d’appartenir à l’État islamique ont été jugés et exécutés. Mais il y a aujourd’hui une alliance objective entre le régime et EI, qui ne se combattent pas. Et je ne sais pas si les révolutionnaires peuvent survivre face cette communauté d’intérêts. »

 

date : 24/02/2015