Miroirs de l’exil – Par Samar Yazbek , romancière syrienne, réfugiée à Paris depuis 2011. Traduit par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 28 mars 2017

Figure de l’opposition syrienne, l’écrivaine Samar Yazbek est contrainte à l’exil en juin 2011. Femme aux identités multiples, qui s’est extirpée d’elle-même pour se lancer en résistance, elle est retournée trois fois clandestinement dans son pays. Des voyages dont elle témoignera dans «les Portes du néant».

Le plus effrayant dans l’évocation de l’exil, c’est ma foi dans le sens et la puissance des mots. La magie qui transforme le verbe en réalité fait qu’écrire la douleur revient à l’approfondir et l’incarner. Des dizaines de victimes dont j’ai écrit les histoires vivent au fond de moi. C’est pourquoi j’ai longtemps hésité avant de penser à l’exil et je n’ai fait que reporter l’idée en me disant : demain je rentre. L’exil apparaît comme l’un des nouveaux concepts intellectuels et moraux qui agitent actuellement notre monde de chaos et de mal.

C’est en me posant pour la première fois la question et en écrivant la première phrase sur l’exil que j’ai réalisé que j’y étais vraiment. Car les mots sont pour moi charte d’honneur. Le terme d’exil me semble un luxe littéraire et intellectuel pour décrire notre éparpillement, nous, les cinq millions de Syriens confrontés à l’enfer grandissant. Il s’applique à une petite élite d’écrivains et d’intellectuels connus tandis qu’il exclut les millions de réfugiés et de déplacés anonymes. Car l’exil forcé est souvent compris comme le résultat d’une position politique. Comment croire qu’il est le prix à payer par cinq millions de Syriens ayant réclamé la liberté et la démocratie, sans parler de ceux qui ont été tués, humiliés, déplacés, emprisonnés et torturés depuis 2011 ? La Syrie dont ils ont rêvé s’est transformée en théâtre des plus grands crimes de l’histoire moderne.

L’exil est une question existentielle qui se termine par son début, un rocher de Sisyphe. Toutes ces victimes que j’ai laissées derrière moi vivent dans ma tête. J’ai connu l’exil auparavant mais c’est la première fois que je ne l’ai pas choisi. En tant que femme, porteuse d’un projet d’émancipation et de culture, j’ai vécu dans une société orientale aux traditions contraires à mes ambitions. J’ai mené ma propre révolution contre la famille et la société, la religion et l’institution du mariage. J’ai vécu ces ruptures difficiles comme autant d’exils volontaires. J’ai voulu faire le lien entre mon parcours personnel de femme luttant pour sa liberté et le combat national. C’était dur de vivre l’exil dans mon propre pays mais le plus étrange, c’est que cette expérience me semble comme un rêve aujourd’hui en comparaison avec la suite.

«La magie de la résistance»

J’étais aussi en exil en tant qu’écrivaine, vivant en marge de la réalité, ne reconnaissant pas les frontières ou les identités nationales au sens strict. Les mots étaient ma patrie et la langue mon identité. Mais je me suis aperçue que ce n’était pas toujours vrai. Je ne me sentais pas syrienne avant que les Syriens ne descendent dans la rue appeler à la liberté. Mais à partir de ce moment-là, mon exil d’écrivain n’existait plus. Moi, la femme aux identités multiples, j’ai quitté tous mes exils intérieurs en cet instant de liberté. La magie de la résistance, de la justice humaine m’a extirpée de moi-même pour me lancer vers les valeurs d’équité et de libération qui ont éclos dans mon corps et mon esprit. Mais je me suis aussitôt retrouvée face au précipice devant la violence sauvage du régime Al-Assad contre les manifestants pour la liberté et la justice. Un nouvel exil a grandi alors. Car j’avais lu l’histoire des guerres et des massacres. La sauvagerie fait partie de l’histoire de l’humanité. Mais quand j’ai touché le corps d’une enfant tuée, que j’ai vu des êtres déchiquetés par les avions, je n’ai pas su l’exprimer. C’était autre chose. Je n’ose encore affronter cet enfer installé au fond de moi. J’y ai échappé en travaillant jour et nuit pour décrire et documenter. J’ai quitté mon exil d’écrivaine pour entrer dans celui de la révolution. Car à peine avais-je recouvré mon identité nationale dans les manifestations syriennes qu’elle m’a été retirée quand la révolution s’est militarisée déviant de son combat pour le pays. Avec tous ceux qui avaient rêvé, comme moi, d’une Syrie démocratique, nous étions à nouveau exilés. J’ai bien tenté de retourner vers le nord syrien, mais j’ai échoué parce que les régions lâchées par Al-Assad ont été occupées par les jihadistes. Nous n’y avons plus notre place. Mon exil le plus douloureux est la transformation d’un combat pour la démocratie en guerre féroce et massacre continu depuis six ans.

Je vis aujourd’hui à Paris en appréciant la chance d’être sauvée. Mais comme les esprits errants de Dante dans les limbes, je souffre avec d’autres de la culpabilité du rescapé. Nous avons survécu alors que nos amis ont été tués ou enlevés tandis que ceux qui restent sont en danger de mort ou vivent dans un pays occupé par différentes bases armées étrangères. Le président qui a tué son peuple est toujours à la tête du pays. L’extrémisme progresse jour après jour sous l’emprise des trafiquants d’armes et de religion. A Paris, je cherche la France que nous avons apprise et aimée dans les livres : celle de la révolte de la jeunesse dans les années 60, celle de la révolution française et ses transformations. Je vais à la découverte des lieux de James Joyce et d’autres exilés. Je ne retrouve pas la France que j’ai lue même s’il n’y a pas plus bel exil que cette ville. Je garde les ouvrages de Michel Foucault, Roland Barthes et Pierre Bourdieu parce que je cherche en eux la patrie où j’ai vécu, quand je les lisais en Syrie. Me voilà transportée d’un exil à l’autre avec les miroirs que je ne quitte pas. Je ne suis pas vraiment ici dans ces miroirs de multiples exils. Mais je reste ancrée là-bas en pensée et appartenance, quand les Syriens ont appelé à la liberté en 2011.

«Nous devons faire le lien»

L’exil dans sa stricte définition est désormais dépassé. Mais il est devenu encore plus dur avec les moyens de communication moderne. On n’est plus forcé à la coupure et on suit les événements à chaque instant. Il n’est pas facile de quitter la patrie que nous avions récupérée. Je me dis qu’ayant échappé au massacre, nous devons faire le lien entre le monde extérieur et les anonymes qui meurent en silence. Nous avons peut-être l’occasion maintenant de reconstruire dans l’exil notre identité nationale. Ce serait un moyen de surmonter notre déracinement. La formidable communauté humaine de Syriens éparpillés à travers le monde pourrait être idéale pour reconstituer cette identité si la guerre s’arrête.

L’appel à la liberté qui m’a miraculeusement ramenée à mon identité nationale est devenu une adhésion aux idéaux de justice et de liberté sans frontières géographiques. Je reste convaincue que cette appartenance que je garde dans mon exil nous permettrait, nous, les groupes de Syriens agissant dans la politique, la culture et les arts, de reconsidérer notre identité nationale pour un retour vers l’Ithaca syrienne. La route paraît bien longue aujourd’hui mais c’est la seule qui rendrait l’exil tolérable.

Les débris d’un appartement d’Alep-Est, en 2013.Les débris d’un appartement d’Alep-Est, en 2013. Photo Moises Saman. Magnum Photos