Non, il n’y a pas de nouvelle guerre froide en Syrie par Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 juin 2013

Avec quelque cent mille morts, la crise syrienne apparaît déjà comme un des grands drames de notre temps. Mais l’historien sait que de tels crimes de masse ne peuvent être perpétrés sans un discours de circonstance, qui vaut justification des bourreaux et apaisement des observateurs. Ce discours est aujourd’hui celui de la « nouvelle guerre froide » qui opposerait en Syrie la Russie et les Etats-Unis par clients interposés. Cette grille d’interprétation est particulièrement prégnante à l’ONU, obsédée par la restauration d’un consensus minimal au sein du Conseil de sécurité.

Planche issue de Le printemps des Arabes Jean-Pierre Filiu, Cyrille Pomès, Edition : Futuropolis

Kofi Annan, envoyé spécial des Nations Unies pour la Syrie à partir de février 2012, défend avec constance une vision aussi erronée, faisant ainsi l’impasse sur l’escalade guerrière menée par Bachar al-Assad tout au long de la mission des observateurs de l’ONU. Et lorsqu’Annan jette l’éponge en août 2012, il n’a pas une once d’autocritique, attribuant l’essentiel de son échec aux différends persistants entre Moscou et Washington. C’est la même démarche qui nourrit aujourd’hui l’illusion d’un « Genève 2 », d’une conférence internationale qui, sous l’égide des Etats-Unis et de la Russie, règlerait par là même le conflit syrien.

Cette fiction de la « nouvelle guerre froide » est activement entretenue par la dictature syrienne. Depuis le déclenchement du soulèvement populaire contre son régime, en mars 2011, Bachar al-Assad a répété avec constance qu’il faisait face, non pas à une révolution syrienne, mais à une subversion « terroriste » entretenue de l’étranger. La CIA et le Mossad, de même que l’Arabie saoudite et le Qatar, sont désignés comme les maîtres d’œuvre d’une telle opération de déstabilisation. Au-delà du rejet hors de la communauté nationale d’une opposition ainsi assimilée à une manipulation extérieure, cette propagande permet jusqu’à aujourd’hui de cautionner le recours au pire arsenal de guerre contre la population : artillerie lourde, blindés à tir tendu, bombardements aériens et, depuis plusieurs mois, armes chimiques.

Depuis que le monde est monde, les despotes accusent leurs opposants, civils et militaires, d’être des « agents de l’étranger ». Le fait que les 300.000 militaires de l’armée gouvernementale aient besoin du renfort des miliciens du Hezbollah pour remporter des succès sur le terrain n’entame en rien un tel mensonge d’Etat. Bachar peut compter sur le soutien inconditionnel de Vladimir Poutine, qui gave les troupes loyalistes de matériel destructeur, au besoin avec les conseillers formés pour maximiser le massacre. Le Kremlin adresse ainsi un message simple à tous les dictateurs de la région : à la différence de la Maison blanche, accusée d’avoir « lâché » Moubarak et Ben Ali, la Russie défendra jusqu’au bout les tyrans qui lui sont alliés.

Face à une telle détermination de Poutine, Obama joue un apaisement défaitiste. Son obsession est de boucler le retrait d’Afghanistan après celui de l’Irak, soldant ainsi l’héritage calamiteux de l’administration Bush. La tragédie syrienne doit donc être contenue au moindre coût pour les Etats-Unis. Et tant pis si le peuple syrien va de carnage en carnage, il est prié d’agoniser en silence. C’est pourquoi Washington, détenteur depuis des mois depreuves d’utilisation des armes chimiques, a imposé le silence sur ces violations embarrassantes des « lignes rouges » tracées par le chef de l’Etat. C’est pourquoi aussi les révélations en France et en Grande-Bretagne sur ce sujet ont été neutralisées par une véritable campagne d’étouffement de l’administration Obama.

Si « guerre froide » il y a en Syrie, elle est menée par les nostalgiques du Kremlin, grisés par l’absence de toute réaction occidentale à leur surenchère meurtrière. Dans de telles conditions, la conférence de « Genève 2 », prévue désormais en juillet, après avoir été attendue en juin, ne peut que conforter le régime Assad face à une opposition sommée de faire des concessions majeures au profit d’un accord si désiré à Washington. Gageons en ce cas que Moscou poussera encore plus son avantage et que les pressions américaines aggraveront les dissensions dans le camp insurgé.

Il est cependant probable que la révolution syrienne, épuisée par plus de deux ans de sacrifices, mettra malgré tout en échec ce plan concocté à Washington et à Moscou. Les manifestants syriens du 7 juin ont encore ironisé sur le langage de supposée fermeté des Etats-Unis à l’encontre de l’Iran et du Hezbollah, engagés massivement dans les récents combats de Qussaïr.

En 1916 déjà, les plénipotentiaires français et britannique s’accordaient en secret sur un partage du Moyen-Orient entre Paris et Londres. Ces « accords Sykes-Picot », fondateurs de la Syrie moderne, visaient à liquider le droit du peuple syrien à l’autodétermination. Il n’y aura pas de Sykes-Picot aujourd’hui entre Washington et Moscou. Car le peuple syrien ne cédera pas avant le renversement de Bachar al-Assad. Et tant pis pour les tenants de la « nouvelle guerre froide ».

Source : http://www.huffingtonpost.fr/jeanpierre-filiu/poutine-obama-syrie_b_3414705.html

Date : 11/6/2013