« On est là parce qu’on ne veut pas mourir » : le poignant exil d’une famille syrienne – par Sarah Diffalah

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 mars 2017

Hala et ses quatre enfants ont quitté Alep il y a deux ans. En Allemagne, où ils tentent une nouvelle vie, le souvenir du passé les hante toujours.

En 2013, Sara a quatre ans. Elle habite Alep, à quelques pâtés de maisons de la ligne de front, au sommet d’une colline qui domine les zones contrôlées par le régime syrien. Son quartier, Saïf al-Dawla, au sud-est de la ville syrienne, vit au rythme des tirs de roquettes, sous le feu nourri des bombardements de l’armée syrienne et dans la ligne de mire des snipers de Bachar al-Assad. Deux ans après le début de la révolution, ce secteur, tenu par les rebelles, ressemble déjà à un vaste champ de ruines. Un no man’s land où beaucoup de maisons ont été détruites, les façades éventrées. Dans l’appartement d’un immeuble abandonné par des familles qui ont fui la guerre, elle vit avec ses deux sœurs, Farah, 7 ans, et Helen, 10 ans, son frère, Mohammed, 12 ans, et ses deux parents, Hala et Abu Ali. Devant la caméra du journaliste et réalisateur allemand Marcel Mettelsiefen, la petite fille, larges cernes, craquante avec ses deux couettes brunes de part et d’autre du visage qu’elle fait tourner avec sa main, soupire :

« Avant on se promenait partout. On achetait des glaces. On mangeait, on faisait des courses. Mais aujourd’hui c’est plus possible […] On adore les glaces ! »
"On est là parce qu'on ne veut pas mourir" : le poignant exil d'une famille syrienneLa famille d’Hala : (de gauche à droite) Farah, Mohamed, Hala, Sara, Helen. ((DR – Lola Ledoux – Amnesty International))

Quatre ans plus tard, Sara a délaissé ses couettes pour de longs cheveux lisses détachés et mis une jolie robe assortie avec un gilet rose orné de fleurs. Devant le cinéma parisien Le Majestic, ce lundi soir, elle tire la robe de sa mère et lui tend la glace vanille fraise qu’elle tient. Quatre ans plus tard, Sara n’a rien perdu de son faible pour ce dessert.

La petite fille d’Alepville martyrisée, est de passage dans la capitale française, avec sa famille. Ils sont venus assister à la projection du documentaire de Marcel Mettelsiefen organisée par l’ONG Amnesty international, à l’occasion du sixième anniversaire de la révolution syrienne, et dont elle est l’une des héroïnes. Le film, « Watani – My homeland », nominé aux Oscars 2017, primé dans sa version courte (« Syrie : la vie obstinément ») au festival de Bayeux des correspondants de guerre, raconte l’histoire de cette famille, obligée un matin pluvieux de charger leurs valises dans une voiture et de quitter leur pays pour fuir la guerre et la mort. Il parle de cet exil forcé vers cette petite et charmante ville médiévale allemande de Basse-Saxe, Goslar, où vivent désormais Hala et ses enfants. Le père, lui, commandant d’un bataillon de combattants de l’Armée syrienne libre, a été enlevé par Daech en 2014. Depuis la famille est sans nouvelles. « Je n’aime pas regarder ce film », confie la mère sur le trottoir, son visage entouré d’un élégant hijab gris, une cigarette aux lèvres.

« A chaque fois qu’il a été projeté, j’ai pleuré. J’ai pleuré à Londres, j’ai pleuré aux Etats-Unis. Le film me rappelle les moments passés avec mon mari. On avait beaucoup de rêves. »

Souvenirs douloureux

Deux ans ont passé depuis qu’ils ont posé les pieds en terre de paix. Mais depuis, les souvenirs de leur pays natal et de ceux qu’ils ont laissés ne cessent de tous les hanter. Hala nous confie :

« Si ce n’était que moi, je serais restée, mais je ne voulais pas voir mes enfants mourir sous les gravats, comme les autres enfants. »

Dans la salle, une fois les lumières éteintes, les images de son mari, bel homme, portant bien le treillis, défendant « l’une des plus grandes révolutions de l’histoire du monde » défilent. Celles où il n’est plus là, où son absence laisse un vide inconsolable, font discrètement pleurer Hala. Sara, assise à côté, enjambe les jambes de sa mère, quitte la salle en sanglots. A la fin du film, la petite fille dira à l’assistance : « Moi aussi, je n’aime pas regarder ce film. Je n’aime pas revoir les passages en Syrie. Je ferme les yeux, je me bouche les oreilles jusqu’au moment où on est en Turquie. »

Déracinement

Marcel Mettelsiefen voulait faire un documentaire sur la guerre en Syrie à travers les yeux d’enfants syriens. A l’époque, en 2013, son choix s’est rapidement porté sur la famille d’Hala, la seule à être restée sur cette ligne de front pour accompagner le père, ancien fonctionnaire de l’Etat qui a fait défection. Elle s’est engagée dans la résistance dès les premières heures de la révolution. Et puis très rapidement, la guerre a surgi et les espoirs de changements se sont éteints. Le journaliste est resté avec eux pendant trois ans et a tissé une véritable relation de confiance et d’amitié. Après la disparition d’Abu Ali, c’est lui qui a les a poussés à partir. Lui encore, qui leur a trouvé un visa pour l’Allemagne grâce à ses « contacts ». « C’est une famille relativement privilégiée. Elle n’a pas eu à traverser la mer par bateau. Elle a pris l’avion de Turquie, elle est entrée directement dans une nouvelle maison. On pourrait dire qu’elle a eu de la chance. Mais en fait, peu importe, parce que les réfugiés ont traversé la même expérience : ils n’ont pas eu le choix de rester », explique le réalisateur.

Un choix encore difficile à supporter. Hala porte le déracinement en elle comme un fardeau. « On aurait préféré être des visiteurs pour une courte période, mais apparemment les choses vont durer plus longtemps », dit-elle.

« Je voulais juste que mes enfants aient la même vie que les vôtres, qu’ils soient capables de sentir l’air pur et qu’ils sentent l’odeur des fleurs et non plus celles des bombes et de la mort. »

Intégration

Avant d’atterrir en Allemagne, Hala craignait le regard des autres sur elle, sur son voile, sur l’islam. « Marcel m’avait montré des vidéos de néonazis en Allemagne. Je lui ai dit que si j’étais confrontée à ça, je rentrerais en Syrie. » A son arrivée à Goslar, son appréhension s’estompe : elle est accueillie par le maire en personne. Goslar est une ville qui lutte contre le vieillissement de sa population et la désertification et qui voit dans l’arrivée des réfugiés, un investissement pour le futur. Quand ils débarquent en avril 2015, ils étaient la première famille syrienne. « Ça a été très difficile au début. J’étais très fatiguée, j’ai fait une dépression. A cause de ce que j’ai vécu en Syrie, je n’arrivais pas à me concentrer, j’étais dominée par des pensées négatives. Je rêvais que d’une chose : prendre une pilule pour oublier le passé », raconte Hala.

Isolée, ne comprenant pas la langue, débordée par les papiers administratifs, Hala a un temps pensé revenir en Syrie, quitte à y laisser sa vie. Les services sociaux les ont aidés au début. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une volontaire à ses côtés avec qui elle a lié amitié. « Au début, beaucoup de gens pensaient que parce que j’étais une femme arabe musulmane, j’avais été soumise à mon mari. Beaucoup de gens se sont permis d’intervenir dans ma vie, jusque dans l’éducation de mes enfants. J’ai dû leur faire comprendre que je n’étais pas la femme simple et stupide qu’ils s’imaginaient. Que j’avais vécu deux ans de guerre avec mes enfants, que j’avais réussi à les protéger, que j’avais pris la décision de partir vivre à l’étranger. Si j’avais été capable de faire ça, alors j’étais capable de prendre des décisions, seule. Le voile cache mes cheveux, pas mon cerveau. Cela ne m’empêche pas de réfléchir, ni de ressentir avec mon cœur ».

Hala et ses enfants (de gauche à droite), Farah, Sara, Helen et Mohammed, à Goslar. (@Alina Emrich)

Son fils, âgé aujourd’hui de 16 ans, témoigne de quelques tensions : « C’est vrai, on a vécu le racisme contre les arabes et l’islamophobie, mais ce n’est pas si grave, on a surtout eu beaucoup de moments plus positifs. » Hala enchaîne:

« Quelque part c’est normal, on habite dans leurs maisons. Ils pensent qu’on va les voler. Mais ils ont fini par accepter, et maintenant ils sont toujours là pour nous aider. Ils sont bienveillants. »

« On est là parce qu’on ne veut pas mourir »

Depuis, Hala a pris de l’assurance. Grâce au film de Marcel Mettelsiefen, elle est devenue un porte-voix des réfugiés pour expliquer qu’ils n’ont pas d’autre choix que de partir. Invitée dans des universités américaines ou au siège des Nations unies, elle fait passer « son message pour l’humanité » :

« Le peuple syrien n’est pas un peuple qui a faim, qui vient manger le pain des Européens ou qui vient prendre les retraites des Européens. C’est un peuple qui a quitté son pays à cause d’un fou, d’une dictature qui est en train de tuer son peuple.
Si la situation s’arrange, je repartirai pour reconstruire ma maison, même sur des ruines. J’ai été bien accueillie en Allemagne, mais ce n’est pas chez moi. On est là parce qu’on ne veut pas mourir. »

Dans le documentaire, Hala explique qu’elle se fait chaque matin deux cafés : un pour elle, un pour son époux. Elle pose son smartphone avec le visage d’Abu Ali en fond d’écran. « Il ne partait jamais de la maison sans boire le café avec moi. S’il oubliait, il revenait. Cette photo de lui, je m’y accroche comme à mes racines. »