Parcours terrifiant d’un combattant pacifique – par Béatrice Petit

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 mars 2012

Béatrice Petit – publié le 15/03/2012

Seul survivant parmi les cinq étudiants qui déclenchèrent le « printemps » à Damas, Yahia a trouvé refuge en Belgique. Parcours terrifiant d’un combattant pacifique.
Le 15 mars 2011, cinq jeunes, dont Yahia, se retrouvent, via Facebook, dans la capitale syrienne pour réclamer plus de liberté. Un groupuscule vite rejoint par d’autres. Les services secrets enserrent immédiatement les manifestants. Yahia crie : « La Syrie est libre ! » Aussitôt frappé à la tête, il s’écroule. Quand il reprend connaissance, il voit la police déchirer le voile et les vêtements d’une manifestante. Comme ses compagnons, il est insulté, piétiné, tabassé et arrêté. En prison, les coups pleuvent de plus belle. Déshabillés, ligotés, ils sont fouettés et aspergés d’eau froide. « J’ai manifesté pour la liberté, le droit de ne pas être arrêté sans raison et de cette façon », déclare Yahia. Ses interlocuteurs répliquent : « Tu veux la liberté comme en Irak, où les Américains ­violent les femmes ! » On l’interroge.
De qui tire-t-il ses ordres ? Yahia est forcé d’apposer ses empreintes digi­tales sur une feuille où est écrit : « Je reconnais avoir manifesté sur ordre du Mossad (services secrets israéliens). La CIA m’a payé à cette fin. » Transporté dans un autre centre de détention, il est régulièrement battu à coups de barre de fer, avant d’être renvoyé dans une cellule de moins de 2 m2, où ils croupissent à 10, pieds et mains liés.

Il est aussi attaché au plafond durant quatre jours, avec, pour seule nourriture, un morceau de pain humecté fourré en bouche. Puis, pendu par les jambes et roué de coups sur la plante des pieds. Objectif : lui faire avouer qu’il est un agent du ­Mossad. Après 27 jours d’enfer, Yahia est enfin libéré. Mais on le prévient : il vivra désormais sous ­surveillance étroite, avec interdiction de se rendre dans une mosquée ou de participer à un rassemblement, même festif. S’il est vu dans les parages d’une manifestation, il en sera considéré comme le responsable.
Par voie officielle, Yahia apprend qu’un des cinq manifestants arrêtés en même temps que lui s’est « suicidé », qu’un deuxième est mort « dans un accident de voiture » et que le troisième a été « enlevé, torturé et assassiné par un groupe terroriste ». Du quatrième, plus de nouvelles… Malgré ses blessures, Yahia passe ses examens de fin d’études universitaires en littérature française. Surprise : lors de la publication des résultats, il est mentionné « absent ». Le sinistre scénario se reproduit en seconde session. Les services secrets syriens lui proposent, non sans menaces, de travailler pour eux comme « informateur » s’il veut décrocher son diplôme. Yahia refuse, mais prend peur. Il se réfugie en Égypte, où il continue à être poursuivi par des agents syriens. Seule solution : s’enfuir plus loin encore.

Nous le retrouvons en février dernier, découragé de faire la queue sous la pluie devant la porte close de l’Office des étrangers, à Bruxelles. « Je croyais la capitale de l’Europe attachée aux droits de l’homme », commente Yahia. Deux jours plus tôt, il était déjà là, au milieu d’une foule de demandeurs d’asile, de tous âges et origines, prié de prendre place avant 8 heures derrière les barrières. À l’intérieur, aucun accompagnant autorisé. Il n’y a même pas assez de chaises pour tout le monde. « Nous sommes enfermés avec des fonctionnaires qui nous toisent et des policiers qui raillent certains noms d’Africains. » Tous doivent attendre la journée entière, parfois pour rien d’autre qu’une nouvelle convocation.

Comment est-il arrivé là ? Le 4 octobre 2011, après ses déconvenues sco­laires, le jeune homme introduit à Damas une demande de visa « humanitaire » à la Belgique, épaulé par une famille belge, qui s’engage à le prendre en charge. Sans savoir que plus aucun pays de l’Union européenne n’accepte de demande d’asile faite à l’étranger. En clair, il faut parvenir à entrer clandestinement ! Quant au visa « humanitaire », il n’existe aucun cadre légal, et aucune chance de l’obtenir ! Yahia sollicite alors un visa d’étudiant accompagné d’une inscription dans une université belge. Mais l’affaire traîne étrangement. Il y a pourtant urgence, Yahia risque l’expulsion d’Égypte et le retour forcé en Syrie, son visa arrivant à expiration.

En réalité, ce que Yahia ignore, c’est que son visa d’étudiant lui a été refusé. Motif : son inscription à l’université ne serait pas authentique. La déléguée auprès de la ministre (belge) en charge de l’Asile se justifie : « Ce dossier semble fabriqué de toutes pièces. Toutes les attestations sont bizarres. » Un recours est heureusement déposé en extrême urgence par un avocat de renom. Et le refus est suspendu.
Le même jour, pourtant, coup de théâtre. Ignorant la procédure judiciaire en cours, la ministre compétente annonce la délivrance d’un visa d’études moyennant trois documents de l’administration syrienne qu’elle sait impossibles à obtenir. Obliger Yahia à retourner en Syrie, c’est l’envoyer à la mort. L’affaire est si choquante qu’elle se répand dans le sérail politique et diplomatique. D’autant que « Yahia est un homme intelligent, équilibré, ouvert… bref, le genre de personnes dont la Syrie de demain aura besoin », écrit une personnalité qui le connaît bien. Finalement, après moult interpellations, le précieux sésame tombe. Le 12 février 2012, à Bruxelles, les parents « d’adoption » de Yahia et leurs cinq enfants peuvent enfin l’entourer et lui donner une chance de servir plus tard sa patrie, muni d’un diplôme de sciences politiques.

Il était temps ! Yahia était tellement désespéré qu’il envisageait de partir rejoindre l’armée libre de Syrie. « Dès l’âge de 12-13 ans, explique-t-il, j’ai appris à l’école le maniement des armes. Après les revers essuyés côté belge, je me préparais… à tuer ou à être tué. Pourtant, je suis fondamenta­lement opposé à toute violence, mais toutes les victimes sont mes frères ! » Un jour, on avait demandé à Yahia, enfant, ce qu’il voulait faire plus tard. « Président », avait-il dit avant de se faire aussitôt frapper. Ce rêve, il le caresse encore : « J’aimerais assumer des responsabilités qui me permettent de faire prévaloir les valeurs de liberté et de non-violence au nom desquelles j’ai manifesté. La Syrie fut le premier pays du monde arabe à proclamer la République mais risque d’être le dernier à en vivre les principes. J’étais prêt à mourir pour faire changer les choses ! Heureusement, Dieu a toujours été à mes côtés. » Sans doute par la voie de cette famille catholique très engagée dans la non-violence, qui a tout fait pour soutenir Yahia. Jusqu’à aller, alternativement pour chacun des parents, dans le monastère où Yahia avait trouvé refuge en Égypte… et à prier avec lui en union avec d’autres chrétiens et musulmans, en Belgique et en Syrie. Internet a rendu cette communion vivante. Une arche de lumière dans la nuit des Syriens.