Polyphonies syriennes : Bassel Shehadeh et Abounaddara

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 mars 2016

Le dossier Polyphonies syriennes va à la rencontre d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes venus de Syrie à Paris : retrouvez un nouveau portrait tous les lundis et vendredis sur nonfiction.fr.

Prêter attention aux voix de ces exilés syriens de Paris – qu’ils soient là depuis longtemps ou qu’ils soient arrivés depuis 2011 –, c’est trouver auprès d’eux des éléments de réponses à la question « Comment en sommes-nous arrivés là ? ».

Avec les artistes syriens exilés à Paris, tentons de mettre de l’ordre dans le flot d’images qui nous sont parvenues de Syrie : pourquoi ce flot d’abord ? N’a-t-il pas été contre-productif ?

 

Des courts-métrages en réponse à l’urgence

 

« Frère tireur, 

Je vais passer demain. 

Vous pouvez me tuer si vous voulez.

Mais mes amis vont voir ces images et vos enfants aussi. »

Bassel Shehadeh, I will cross tomorrow (Je vais traverser demain, 2012)

Bassel Shehadeh, au sourire lumineux, « mort pour que vive le symbole »

En août 2011, ayant obtenu une bourse Fulbright, Bassel Shehadeh a quitté Damas où il avait participé au début du soulèvement pacifique pour poursuivre des études de cinéma à l’université de Syracuse, aux États-Unis. Mais au bout de quelques mois, il a voulu retourner en Syrie pour s’impliquer davantage et défendre le caractère non-violent de la révolte. Il a alors gagné Homs fin 2011, où il a formé des jeunes activistes aux métiers de l’image et du son tout en documentant lui-même les manifestations dans la ville devenue le symbole de la révolution, à laquelle le régime a répondu par le siège de quartiers entiers.

Le 28 mai 2012, il a été tué lors d’un bombardement des forces du régime qui a détruit la maison où il avait trouvé refuge après le massacre de Houla. Il a été enterré à Homs, pour respecter sa volonté tandis que sa famille et ses amis, de toutes confessions, étaient surveillés lors de l’hommage religieux qu’ils lui ont rendu devant l’église de leur quartier à Damas, à défaut de pouvoir le faire à l’intérieur de l’édifice religieux. À Homs, sa dépouille a été bénie par le père jésuite néerlandais Frans van der Lugt, assassiné depuis, au printemps 2014. Son sourire lumineux et sa vision d’une Syrie unie en ont fait une icône de la révolution avant que la militarisation, la répression accrue et la montée des extrémistes, voulue par le régime, ne brouillent l’image du mouvement.

À Paris, une messe a été célébrée, le 4 juin 2012, par un prêtre de rite syriaque, répétant des gestes et des prières datant des premiers siècles du christianisme, à l’église Notre-Dame du Travail dans le XIVe arrondissement, en présence là aussi de Syriens de toutes confessions comme de Syriens agnostiques, rejoints par quelques amis français. Le temps, l’actualité, les urgences suspendus pendant deux heures, ils ont communié dans le souvenir de ce jeune héros qu’ils aimaient et respectaient infiniment.

Restent les sept films de Bassel Shehadeh, tournés entre 2010 et 2012, dont quatre accompagnent la lutte des Syriens pour la liberté : Singing to Freedom (2010), Merry Christmas Homs (2011), Our Streets, Celebrating Freedom (2012), I will cross tomorrow (2012). Et un film inachevé Les Princes des abeilles que choisit Hala Mohammad, la responsable du Ciné-club syrien pour lui rendre hommage le 22 mai 2015, au cinéma Accatone, au quartier Latin, en présence de plusieurs de ses amis. Un ami l’a connu dans une association pour venir en aide aux enfants de personnes déplacées. Un autre, Dellair Youssef, aujourd’hui exilé à Berlin, l’a connu dans une association pour l’environnement. C’est lui qui a entrepris avec courage de terminer le film. Bassel Shehadeh a laissé des rushes sur les risques de représailles contre les Alaouites après les tueries perpétrées à Banias et à Rastan en 2011 contre des sunnites et dix minutes d’images montées : « elles m’ont servi de ligne directrice, précise-t-il. J’ai pris contact avec sa famille et les protagonistes des scènes filmées. 95% des images sont de lui. Il ne voulait pas de sang. J’ai respecté ce parti-pris qui me convenait. Quant au titre, il renvoie à Ali, le gendre du prophète, surnommé le prince des abeilles… »

Pour sa part, le Collectif de cinéastes Abounaddara a mis deux fois à l’honneur sur sa page Facebook (6 656 J’aime) le dernier film de Bassel Shehadeh tourné à Homs en 2012, I will cross tomorrow, 3’53, toujours accessible sur sa plateforme Vimeo.

 

Il y a près de six cent mille vidéos sur la révolte qui ont été postées sur YouTube de 2011 à 2013, selon les estimations des chercheurs. Ces documents bruts méritent d’être étudiés même si leur nombre empêche de le faire de façon exhaustive. Leur force, c’est d’avoir été filmés, au péril de leur vie par les activistes dès les premières manifestations et d’être des témoignages émanant de l’intérieur de la société syrienne dans sa diversité. Mais notre méconnaissance du contexte, la piètre qualité technique des images et la violence de certaines d’entre elles rendent leur analyse difficile. D’où l’intérêt du travail entrepris par Cécile Boëx , auteure d’une thèse de doctorat sur le cinéma syrien et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) dans le cadre de son séminaire sur l’usage de la vidéo dans les révolutions arabes. En contrepoint à cette recherche qu’elle poursuit, elle reçoit, le 15 mai 2014, Charif Kiwan, pour nous présenter des films courts, réalisés par une vingtaine de cinéastes au sein du collectif Abounaddara, aux antipodes de ceux des activistes bien qu’ils aient des formats grosso modo identiques.

 

« Parfois, nous n’avons aucune image. Les opprimés n’ont jamais rien. »

Charif Kiwan, Paris (2014)

 

Charif Kiwan, porte-parole du collectif de cinéastes Abounaddara, qui met en ligne des films courts, concentrés de résistance intellectuelle au régime.

Historien de formation, bardé de références cinématographiques et culturelles, Charif Kiwan, âgé de 47 ans, à l’allure austère d’un moine soldat, résume ainsi l’ambition du collectif Abounaddara, créé en 2010 : proposer une image alternative de la Syrie, persuadé que « la société doit prendre en charge sa propre image pour s’émanciper de la tutelle d’un État qui écrase. La lutte remonte au minimum aux massacres de Hama en 1982, du temps de Hafez al-Assad. Internet nous est tout de suite apparu comme le seul espace disponible à cause de la censure, des autorisations à demander avant de faire un film, de notre désir d’être diffusés à l’international. Selon nous, la société doit pouvoir se défendre contre tous ceux qui veulent la représenter. Nous sommes critiques envers le régime, la révolution, l’Armée syrienne libre (ASL). Nous défendons les gens qui n’ont pas droit à la parole en proposant d’eux une image digne et diverse ».

 

Les courts sifflent comme des balles

Nous visionnons ensemble une vingtaine de courts-métrages. Aperçu.

 

Sous le ciel de Damas, 3’53 (2011)

« Nous avons eu recours à une image touristique omniprésente en Syrie pour poser un cadre. Plan fixe. Le son des manifs renouvelle cette image. » Le slogan “ô Dieu, aide-nous à accomplir le jeûne”, montre qu’on est en août 2011 pendant le ramadan mais cela n’est pas dit explicitement. Abounaddara ne cherche pas à prendre l’internaute par la main.

 

Zeïna, 0’55 (2012)

Zeïna est conçu « comme un tract en couleurs ». Il y a un dessous à ces images : la petite fille a été blessée par un éclat d’obus. On la voit avec son goutte à goutte, un large sourire aux lèvres nous demander “How about you?” (Et vous, comment allez-vous ?), alors qu’elle a dû être amputée d’une jambe. Mais ça, on ne le voit pas, on ne l’apprend pas. L’auteur du film est un citoyen reporter de Homs, de 22-23 ans : il a voulu respecter la dignité de la petite-fille qui avait d’abord refusé d’être filmée à cause des pratiques de la télévision.

 

Aux armes citoyens-reporters !, 2’06 (2012)

Un activiste dénonce le système des médias qu’il a mis à nu. Il refuse le goût du sensationnalisme et le formatage : « au début, on était content quand une image de martyrs passait à la télévision, on avait le sentiment d’être utile ». Beaucoup d’activistes avaient une trop grande croyance dans le pouvoir des images. Ils en sont revenus. Maintenant, les activistes sont passés d’un extrême à l’autre, ils ne croient plus du tout aux médias.

« Parfois, avoue Charif Kiwan, nous n’avons aucune image. Les dominés n’ont jamais rien. » Après la projection, Charif Kiwan revient sur la démarche du collectif : « Nous voulons mettre l’événement dans une perspective historique. Les manifestations viennent de très loin. La colère du peuple aussi. Notre travail s’inscrit également par rapport à l’histoire du cinéma. Il consiste à mettre de la profondeur dans le champ. À l’origine, le film est muet. Ensuite, nous travaillons sur la bande son. Notre démarche est déconstructiviste. L’adoption d’un format court nous permet de concevoir nos films comme des balles. Nous cherchons l’impact maximum. Au montage, nous tentons de “penser contre nous-mêmes”. »

Frappée par les partis pris de montage du collectif et son goût pour l’ellipse, je lui demande si tous les membres de l’équipe sont sur la même ligne esthétique. Charif Kiwan me répond : « Nous avons eu le temps, avant le déclenchement de la révolution, de nous accorder sur le fait que la deuxième réalisation du film s’effectue au montage. Y compris pour le montage de la parole. Cela s’apparente à un poème. Ainsi le spectateur ne peut pas s’installer dans le voyeurisme. Nous brouillons ses repères. Oui, nous faisons tout pour être elliptiques et pour vous mettre dans l’inconfort. Souvenez-vous aussi du film commandé à Jean-Luc Godard Ici et ailleurs sur la cause palestinienne : le soutien sans manipulation est possible. Nous faisons pareil. Nous nous appuyons sur lui. Un exemple : un jour, nous apercevons une des idoles de la révolution que nous aimons bien, Abdel Basset Sarout à côté d’un prédicateur en train d’affirmer une ânerie : “nous allons exterminer tous les Alaouites”. Cas de conscience : “il faut sauver le soldat Sarout”. Le malaise nous étreint jusqu’à ce que nous fabriquions un film de 40’’ intitulé Warning/Avertissement avec trois plans fixes : 1/ il harangue la foule 2/ il voit qu’il est filmé 3/ il dit “non” au journaliste de la main. Carton : “Amis révolutionnaires, ayez l’esprit sportif !” ». La supplique passe au-dessus de la tête de Sarout qui s’est radicalisé après le siège de Homs…

 

Plan de L’homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov (CC Wikimedia Commons).

 

La distance et le langage du cinéma

Six mois plus tard, dans le cadre d’un autre séminaire à l’EHESS consacré à la fabrique du regard cinématographique à l’épreuve de la violence et de la guerre, Cécile Boëx demande à Charif Kiwan comment filmer la guerre, la souffrance et la douleur depuis que la révolte a basculé dans un conflit armé. « La Syrie a connu une rupture, rappelle Charif Kiwan, au moment magique de mars 2011 où les gens se sont soulevés, au nom de la dignité [karama en arabe]. Un moment fondateur qui fait penser à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Comment donner à voir cette rupture pour qu’elle puisse être perçue par un public universel ? »

« C’est impossible de compter uniquement sur le flux de vidéos hors contexte avec le risque de manipulations et de théories du complot inhérent à ce type d’images. La force du cinéma documentaire, c’est de prendre du recul. Entre mars et juin 2011, nous avons travaillé sur des images prises avant la révolution. Les médias, comme les militants, ont été surpris par notre distance, notre langage qui se situait du côté de la poésie. » Exemples.

« Dans The End (La Fin), 3’10 (2011), l’idée du rideau de théâtre nous est venue tout d’un coup. Le reflet du décor dans l’eau symbolise la trace laissée par les morts. Pour l’épitaphe, nous avons choisi un chant liturgique d’un jésuite syrien dédié aux femmes et aux hommes morts pour que vive la liberté en Syrie, accompagné par la voix de Fairouz. »

« Dans le clip The Eagles of Syria (Les Aigles de Syrie), 49” (2013), nous avons utilisé des images officielles trouvées sur YouTube et avons détourné les codes de la propagande de l’armée pour montrer les dégâts causés par les bombes artisanales remplies de barils de TNT, larguées à l’aveugle sur la population civile, l’arme qui, de loin, tue le plus de civils depuis le début du conflit armé. Or les soldats restent impunis. La vidéo a beaucoup circulé. »

« Dans The Sniper (Le Tireur) 2’18 (2014), on a affaire à un combattant de l’Armée syrienne libre (ASL) qui se transforme en machine à tuer : c’est  un criminel qui pourrait être traduit en justice. Que doit faire le cinéaste face à un tireur ? Montrer qu’on n’est pas dans un jeu vidéo ».

Pour Charif Kiwan, « il est vital de mettre les événements syriens en perspective car ils ne concernent pas uniquement les Syriens mais l’humanité tout entière. Aujourd’hui, nous avons conquis un peu plus de légitimité, grâce aux chercheurs, aux festivals. Mais notre collectif demeure très fragile du fait que nous recevons zéro financements et que nous nous méfions des représentants politiques et des médias qui refusent la complexité et font le jeu des pouvoirs. Comment construire des contre-pouvoirs dans ces conditions ? »

Lors de ces deux séminaires, la question du statut à réserver aux images des activistes surgit par deux fois sans être tranchée. Dans le court-métrage REC, la répression silencieuse des révoltes de 1982 (20 000 morts en quinze jours, notamment à Hama) est mise en parallèle avec les images provenant de YouTube, dans un cadre mentionnant 2012 en lettres rouges pour souligner l’audace de ceux qui ont filmé ces images.

Le seul court-métrage qui utilise des images YouTube pour raconter une histoire, c’est Apocalypse here (L’Apocalypse ici), 2’28 (2012) mais Charif Kiwan le présente comme une concession faite à ceux qui ont lancé à Abounaddara la critique suivante : « vous méprisez le travail des activistes anonymes ».

D’autres cinéastes syriens, arabes et occidentaux estiment que les images charriées par YouTube sont du cinéma. C’est le cas notamment du Syrien Ossama Mohammed, qui a présenté au Festival de Cannes en mai 2014 Eau argentée, Syrie autoportrait.

 

ÉCOUTER

La chanteuse libanaise Fairouz chante la crucifixion du Christ, 7’53.

 

VOIR

Saturday Morning’s Gift (Le cadeau du samedi matin, 2010), un court-métrage d’une grande beauté, fondé sur une interview d’un enfant victime de la guerre civile au Liban, qui montre le talent prometteur de Bassel Shehadeh.

379 vidéos d’Abounaddara sont disponibles sur Vimeo au 31 décembre 2015Plus de 50 de ces films ont déjà été sélectionnés par des festivals internationaux de cinéma (Mostra de Venise, Festival du nouveau cinéma, Doclisboa, Human Rights Watch Film Festival, etc.). En 2014, Abounaddara a obtenu le grand prix du jury au Festival de Sundance pour les courts (Utah, États-Unis) avec Of God and Dogs (Dieu et les chiens), 0’45. Et, en octobre 2015, Abounaddara a reçu un prix de la part de The Vera List Center à New York. Pour la circonstance, il a produit une série intitulée Le droit à l’image qui a fait l’objet d’une exposition et d’une conférence.

My name is Bashar (Mon nom est Bachar), 1’25 (2015), produit à partir d’images provenant du compte Instagram du président syrien. L’ironie est-elle perceptible pour tous les publics ?

Une autre initiative, créée en 2013, Bidayyat pour les arts audiovisuels soutient des vidéastes auteurs de courts métrages expérimentaux et des auteurs de documentaires, en assurant des activités de formation, dans un esprit d’ouverture sur la société syrienne et sur le monde.

Le Chien, court-métrage de Fares Cachoux, franco-syrien originaire de Homs, présenté au Festival de Cannes en 2013, visible en streaming. Accès gratuit.

 

LIRE

Le site de la Fondation Bassel Shehadeh, créée par de jeunes Syriens pour perpétuer sa mémoire et sa vision de la Syrie.

Sur son site, le collectif d’Abounaddara explique en anglais pourquoi il a choisi ce nom, en référence au long métrage des années 20, L’homme à la caméra, du cinéaste russe Dziga Vertov.

Opinion de Charif Kiwan au tout début du soulèvement, le 31 mars 2011.

À Lisbonne, les cinéastes anonymes syriens cherchent diffuseur, le 2 novembre 2013.

À bas les héros de la révolution ! le 12 janvier 2015.

Montrons l’horreur en Syrie pour sortir de l’ignominie, le 21 octobre 2015.