Quand la RTBF perd toute décence journalistique par Benjamin Peltier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 septembre 2015

Quand la RTBF perd toute décence journalistique

Ce matin en allumant mon poste radio pour écouter Matin Première, comme tous les matins, l’effroi m’a saisi à l’écoute du reportage de Françoise Wallemacq sur la Syrie.  Je savais depuis plusieurs jours qu’une délégation belge était présente en Syrie à l’invitation du régime. Celui-ci n’avait pas manqué de le faire savoir via deux articles (ici et ici), mentionnant la présence de La Libre Belgique et expliquant que « les membres de la délégation ont assuré que l’objectif de leur visite en Syrie est de se solidariser avec elle [entendez le régime de Bachar Al-Assad] face au terrorisme qui la vise ». Si La Libre, à l’image du Figaro en France, nous avait habitués aux visites de courtoisie à Damas, voilà qui est bien plus étonnant de la part de la RTBF.

Embedded mais critique?

Bien sûr, vu la difficulté d’accès au terrain syrien, il peut être tentant de devenir journaliste embedded (ou journaliste embarqué en français) du régime syrien (c’est à dire un journaliste qui est là à l’invitation d’un parti au conflit et sous sa surveillance). L’espoir étant que malgré cette surveillance, la sagacité et l’esprit critique du journaliste lui permettent quand même de ramener des informations dignes d’intérêt et vérifiées.  Le problème étant que dans le cas du régime syrien, il a été prouvé à maintes reprises que les visites de journalistes sont organisées dans les moindres détails. Les rencontres « fortuites » ne le sont en fait jamais et les témoins « rencontrés aux hasard » sont la plupart du temps des agents du régime. Cela est remarquablement expliqué par de grands journalistes et experts de la Syrie. Je pense à Jean-Pierre Perrin de Libération qui le décrit très bien dans son livre « la mort est ma servante« . Et je pense surtout à l’excellent « Attentat express » de Caroline Poiron, Sid Ahmed Hammouche et Patrick Vallélian, qui raconte comment l’obstination de Gilles Jacquier, journaliste embedded de France 2, à vouloir faire son reportage comme il l’entendait, l’a amené à se faire tuer par le régime Assad.
Françoise Wallemacq de la RTBF savait-elle tout cela? Au moins partiellement, car au début du conflit syrien, elle avait déjà participé à un voyage de ce type à l’invitation de la sulfureuse Mère Agnès. Si à l’époque il était encore possible de plaider l’ignorance, ça devient difficile maintenant. La none a été impliquée dans différents assassinats en Syrie et diffuse la propagande du régime partout où elle peut en Europe et aux USA, jouant la carte « chrétienne » (quelques articles sur elle iciiciiciici et ici).  Elle est évidemment l’égérie de tout ce que le web compte de sites complotistes, de égalité et réconciliation de Alain Soral au Réseau voltaire de Thierry Meyssan. Pour être de bon compte, Françoise Wallemacq n’avait pas été la seule à se faire entraîner dans ce voyage, mais avec d’autres collègues elle avait assuré qu’on ne l’y reprendrait plus. Pourtant la voilà repartie. Les méthodes du régime sont les mêmes: on passe par un représentant chrétien (ici arménien) pour jouer clairement la méthode confessionnelle. C’est gros mais ça marche. Le reportage radio commence par « je suis ici à l’invitation de la communauté arménienne ». Pas un mot sur le régime, qui est pourtant bien évidemment l’instigateur de l’invitation. Elle ne peut pas feindre de l’ignorer vu que la délégation a été reçue par plusieurs officiels syriens. Le mentionner aurait été un début de déontologie journalistique. Cela n’a pas été fait.

Quel contenu au reportage? Complètement déconnecté du terrain et de la réalité

L’écoute de l’intervention de Françoise Wallemacq à la radio est un crève-cœur pour toutes les personnes qui suivent de près le conflit syrien. C’est de la désinformation pure et simple. Un copié-collé du discours du régime. Je vais passer ici en revue différents éléments:
1/ « Damas est calme » « la vie y suit son cours » « les habitants vivent quand même un peu dans la peur des quelques roquettes qui tombent chaque jour ».
Vous savez qu’il y a des habitants de Damas qui vivent dans des parties non tenues par le régime? Que dans ces parties les bombardements par l’aviation du régime sont constants et quotidiens? Que là, non la vie n’est pas « normale ». Ces Syriens ne sont pas Damascènes? On leur a retiré ce droit? Pas un mot sur le plus grand massacre de cette année en Syrie il y a quelques semaines dans la banlieue de Damas par l’aviation du régime.

Voilà la
Voilà la « vie normale » dans les parties de Damas sous bombardements du régime.

2/ « j’ai rencontré de nombreux Syriens » « ils nous disent d’ouvrir les yeux, que ce n’est pas Bashar Al-assad le problème ». Sur la première assertion, je rappelle qu’il n’y a pas (ou quasi pas) de « rencontres au hasard » quand on est embedded par le régime. Sur la deuxième partie, aucune mise en perspective. Aucun rappel de la réalité des chiffres: le régime tue beaucoup plus que tous les autres acteurs réunis du théâtre syrien (je n’y reviens pas une fois de plus, mais vous renvoie à mon article précédent).

3/La question de Mehdi Khelfat est ensuite la suivante: « vous êtes dans un pays en guerre, avez-vous senti la pression de Daesh? ». On reprend ici en plein le récit de la situation que veut donner le régime: un pays civilisé et organisé se ferait attaquer par Daesh et sa horde barbare. C’est passer à côté de la réalité complètement. Daesh ne possède que la partie désertique de la Syrie. La Syrie « utile » dans laquelle le régime mène quasi toutes ses opérations militaires est divisée entre les territoires tenus par le régime et ceux tenus par différents groupes rebelles. Les combats qui opposent directement Daesh et le régime sont minoritaires pour les deux acteurs. Autrement dit, Daesh passe bien plus de temps à se battre contre le rebelles syriens que contre le régime et cela est aussi vrai pour ce dernier. Les chiffres de différents instituts d’analyse militaires disent tous la même chose en la matière. Dès lors, contribuer à colporter cette image de « guerre à deux camps », « civilisation vs barbarie », c’est colporter tel quel le récit que le régime de Bachar Al-Assad veut nous faire avaler, en dépit total de la réalité.

4/Je mentionnerai en dernier point l’allusion De Françoise Wallemacq par rapport au musée de Bagdad et au régime qui « cherchent à sauver l’Histoire de la Syrie, notre Histoire ». Là encore, c’est affligeant de naïveté quand on sait combien le régime utilise le commerce d’œuvres d’art pour se financer (voir par exemple ce rapport du Parlement européen), notamment via la fameuse Mère Agnès. Et surtout quand on connaît toutes les destructions culturelles dont il est lui-même responsable. Mais là encore, Françoise Wallemacq nous sert le récit du régime en plein: « civilisation vs barbarie ».

Méconnaissance affligeante et dégâts énormes

Je veux ici préciser très clairement quelque chose:  je ne pense pas une seconde que Françoise Wallemacq et la RTBF aient voulu faire le jeu du régime. Non, c’est clairement un manque total de connaissance de la région, de la Syrie et surtout des méthodes du régime syrien. La RTBF mériterait d’avoir au moins un journaliste qui maîtrise vraiment ce conflit. Le Soir par exemple, avec bien moins de moyens, a un journaliste avec le degré de connaissance suffisant pour traiter de la situation syrienne (Baudouin Loos).

Car quelles sont les conséquences maintenant? Tout le travail de sensibilisation à la question syrienne tombe à l’eau. Les clichés se voient tous renforcés par un reportage d’un grand média belge. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour voir Raoul Hedebouw du PTB diffuser l’interview. PTB qui en 2012 avait déjà effectué le même voyage et qui se pose en défenseur inconditionnel de Bachar Al-Assad depuis le début de la révolution syrienne en 2011.

update 4/10 à 10h30: Le présent article est une réaction au passage à matin première dont le podcast est en lien au début de l’article. Il me revient que depuis d’autres reportages issus du même voyage sont sortis sur La Première, je ne les ai pas entendu et ne me prononce donc pas à leur sujet.

source : https://acontrepoint.wordpress.com/2015/09/03/quand-la-rtbf-perd-toute-decence-journalistique/