Quand Paris Match nous sert sur un plateau de sang une interview de Bachar al Assad – par Lilia Marsali

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 décembre 2014
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Dans son édition en ligne du 04 décembre 2014, Paris Match nous sert sur un plateau de sang une interview « exclusive » de Bachar al Assad. Une interview « people », destinée avant tout à redorer aux yeux de la population française le blason bien terni du dictateur et de son régime sanguinaire.
 
Cette information calibrée sur papier glacé, évacue totalement la réalité de la catastrophe humanitaire que vivent les millions de réfugiés syriens. Pire, elle finit par plonger l’opinion française peu avertie dans un profond silence complice, et par ruiner tous les efforts d’aide humanitaire destinée aux réfugiés.
 
Malgré les moyens déployés, cette énième entreprise d’intoxication médiatique ne saurait pourtant mettre fin à la générosité des donateurs en France, qui sont de toutes confessions et de tous horizons, et dont la contribution est plus que jamais nécessaire à mesure que l’hiver s’installe.
 
Tentative de réhabilitation du « Pinochet arabe »
 
Régis le Sommier, envoyé spécial de Paris Match à Damas, prend des gants de velours pour décrire d’une manière aimable et séduisante Bachar al-Assad, ce « Pinochet arabe », selon l’expression de François Burgat. Dans sa courte vidéo « Bachar El-Assad : les coulisses de l’interview », il relate son entretien d’une heure.
 
 
Tête à tête cordial (…) quelqu’un de chaleureux et d’accueillant, (….) pas du tout un monstre ou quelqu’un de froid. Il voit le monde syrien se dégrader, détérioré (….) on a le sentiment que c’est quelqu’un qui vit un peu assiégé. (…) Sa profession d’origine est médecin, il a gardé une manière de démontrer ses phrases avec un langage gestuel des mains assez intéressant, c’est pas quelqu’un de militaire, de rigide, il a une façon de penser par interrogations.
Pour quiconque a suivi les trois années du conflit meurtrier syrien, le coup est dur. Ces mots décrivent une réalité en total décalage avec les pratiques barbares du régime de Damas. Une réalité ramenée à la communication gestuelle du dictateur, apprise et répétée pour l’occasion, et à quelques images lisses imposées par le régime de quartiers non détériorés de la capitale. Du journalisme « embedded », c’est-à-dire embarqué, pour mieux embarquer les lecteurs et lectrices dans la subjectivité délirante d’un chef d’Etat autoritaire.
 
Un journalisme qu’on appellerait aussi communément « luxuary hotel’s investigation ». Cette formule fameuse, le correspondant de guerre Philip Gibs l’utilise dans The pageant of the years pour décrire les correspondants de guerre en Irak, qui relataient de leurs hôtels luxueux « une réalité » totalement fabriquée, destinée à masquer à l’audience internationale un drame à huis clos.
 
C’est par conséquent une interview cadrée, dirigée au millimètre près, qui ne laisse aucune liberté au journaliste, aucun espace critique, aussi modérées soient cette critique et la volonté du journaliste d’en user. Les esquives faites à certaines questions de Régis le Sommier démontrent bien que l’entretien devait être mené par Bachar al Assad seul.
 
Le temps d’une interview, le dictateur philosophe sur sa condition d’homme d’Etat sous domination étrangère, menacé par les jihadistes (qu’il n’avait jamais bombardés, ni même inquiétés), sans réelle possibilité de gouverner, et par conséquent sans responsabilité aucune dans le génocide de la population syrienne, ni dans la destruction de villes entières, des sites archéologiques, et même d’animaux.
 
Dans ces conditions, l’interviewé, avec la complicité active du journaliste, devient le rédacteur en chef du drame syrien, et sa parole l’emporte sur les images et les vidéos relayées au péril de leur vie par des milliers de militants journalistes de ce pays. Des photos et vidéos pourtant publiées quotidiennement sur le net et consultables par tous les journalistes du monde et toutes les personnes désireuses de s’informer sur le drame en cours.
 
Inertie de la « communauté internationale »
 
Bachar al-Assad a la responsabilité plénipotentiaire des crimes contre l’humanité qu’il a puissamment orchestrés depuis quatre ans sur la population syrienne. L’intervention de l’Otan en Libye lui donnerait-elle raison ? Utiliser le cas Libyen pour se dédouaner des milliers de bombardements ciblés sur des citoyens non armés, sur des villes entières, des hôpitaux et des écoles, tout en occultant la complicité précieuse de la « communauté internationale », il fallait le faire.
 
Quand bien même aujourd’hui les avions de la coalition tournent autour de Raqqa, ils s’effacent très vite pour laisser les avions de l’armée régulière syrienne bombarder des maisons de civils non armés, puis reviennent faire leur ronde sans broncher.
 
Des centaines d’habitants de Raqqa qu’il avait écrasés sous les bombes de son aviation au cours de la semaine précédente et aux civils des villes révoltées de Syrie auxquels il réserve dans les jours à venir un sort identique. Le coût humain, pour son armée, de cette stratégie, n’a pas semblé l’affecter le moins du monde. Quant à la population syrienne, qui a perdu beaucoup plus – peut-être le double – que les 200 000 victimes recensées par les organisations spécialisées, cela fait longtemps, on le sait, qu’il n’en a rien à faire…
Ces propos de Wladimir Glasman, postés sur les réseaux sociaux, résume bien l’hypocrisie qu’aucun journaliste n’ose relayer.
 
La menace jihadiste : le cache- misère de l’argumentaire de B. al Assad
 
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La médiatisation exacerbée des jihadistes de Da’ech dans la presse internationale, a favorisé la position dominante du régime d’Al-Assad. C’est au Venezuela, par l’intermédiaire de la chaîne Telesur, que l’on apprendra que le président Barak Obama a décidé une collaboration étroite avec le régime de Bachar al-Assad, en vue d’exterminer les jihadistes.
 
La « sérénité » affichée de B. al-Assad, dissimule en réalité un état de faiblesse et une fin sans doute proche. Sa dernière stratégie en date a consisté à vouloirconfessionnaliser le conflit syrien, pour en occulter les dimensions politiques, et légitimer la barbarie du régime au nom de la nécessaire réponse à la menace jihadiste. Comme le rappelle François Burgat :
 
« Ce dont je veux me démarquer, c’est l’idée que cela a été d’abord toute la société syrienne, dont les chrétiens et/ou la gauche laïque et républicaine qui s’est rebellée, et puis, progressivement que la révolte s’est rétrécie aux seuls islamistes ».
Naomi Ramirez tiendra un discours similaire en reprenant dans son « Analyse de la stratégie et des buts des Frères Musulmans dans la révolution syrienne » les propos de Molhem al-Droubi, membre proéminent des Frères Musulmans syriens. Pour ce dernier, janvier 2011 marque le début de l’engagement des Frères Musulmans dans ce qui deviendra par la suite la Révolution Syrienne. Ils s’étaient réunis pour étudier le cas des révolutions tunisienne et égyptienne, et avaient proposé le plan « Erhal Bashar » (Dégage Bachar), dans une optique pacifique, en accord avec les aspirations d’une majorité de la population. F. Burgat, de nouveau, rappelle que :
 
« La laïcité du régime, certes héritée de l’ère nassériste et baasiste du temps, avait en réalité longtemps masqué ainsi la crainte des élites alaouites d’apparaître comme illégitimes face à la banalisation, en cours en terre arabe, de l’usage politique du lexique religieux de la majorité sunnite ».
L’audience française comprendra que le raccourci emprunté par Bachar al-Assad visait à cacher ses premiers desseins, semblables à ceux de son défunt père à Hama en 1982[1] : éliminer l’opposition. Même si elle n’était pas au départ portée par toute la population syrienne, cette opposition était cependant bien présente et menaçante par son caractère rebelle, capable d’une islamisation par le bas, dans l’optique d’une unification du peuple syrien avec toutes ses composantes confessionnelles, et surtout en désaccord avec une intervention étrangère.
 
Enfin, Bachar al-Assad se détache dans cette interview de toute participation à la fabrication du « printemps jihadiste », en pointant du doigt la terre de provenance d’Al Baghdâdi et son incarcération par les états-uniens. Ce que Bachar al-Assad omet de dire, c’est qu’il avait lui-même fomenté le scénario d’une prise par ses services de douanes d’armes en provenance d’Irak en 2011 à la frontière syro-irakienne, alors que les syriens manifestaient pacifiquement. B. al-Assad a crié au complot et à l’ingérence jihadiste, tout en prenant soin de stocker les armes dans ses dépôts d’approvisionnement, et de filmer un homme qu’il avait payé pour véhiculer le scénario qu’il avait échafaudé. Il laissait ainsi entendre que les jihadistes étaient aux portes de la Syrie et allaient semer le désordre. A ce stade précoce de la révolution syrienne, il n’y avait pourtant aucune présence jihadiste en Syrie.
 
Propagande coloniale
 
Paris Match Offensive Espérance
Serait-il loin ce temps où la propagande de l’armée coloniale française était relayée par la même presse à scandale ? Rappelez-vous « Offensive Espérance » du 16 juin 1946, numéro 375 de Paris Match, avec en couverture une photo de François Pagès sur laquelle y était inscrit « La première grande bataille de la pacification de l’Algérie vient d’être livrée et gagnée par les appelés sous les ordres du général Dufour. Les fellagas avaient fait du massif du Guergour un camp retranché. Ils en ont été chassés ». L’armée coloniale française savait bien communiquer sur ces Algériens-terroristes, pour justifier une opération de « ratissage » appelée pudiquement « pacification ».
 
Gardez- bien en mémoire le « grand massacre de Hama[2] » en février 1982. Dans sa chasse aux sorcières des Frères Musulmans, le sanguinaire Hafez al Assad avait ordonné le massacre en masse des habitants d’une ville qu’il détruisit toute entière en guise d’exemple.
 
Au-delà de son objectif faussement rédempteur, l’« exclusivité » accordée à un bafoueur des droits de l’homme, fils du même Hafez al Assad, conserve dans « l’écho de cette histoire déjà ancienne mais pourtant si proche qui résonne sans doute aujourd’hui dans les titres de nos gazettes[3] », toute la barbarie bien contrôlée sous le prisme médiatique d’une presse alignée à un agenda politique international cruel.
 
Contre cette mascarade médiatique : le combat des humanitaires
 
L’interview exclusive de Paris Match arrive au moment où les aides humanitaires adressées aux millions de réfugiés syriens sont supprimées par les Nations unies, alors que l’hiver rude s’installe. Simple coïncidence, ou participation volontaire à l’invisibilisation de réfugiés syriens qu’ils laissent crever de faim et de froid ?
 
De nombreuses associations franco-syriennes et non syriennes s’engagent depuis quatre ans à aider les syriens demeurés soit dans les zones assiégées, soit libérées, mais aussi les millions de réfugiés syriens qui ont fui les bombardements du régime, les violences physiques et les abus sexuels quotidiens, les incarcérations arbitraires dans les geôles d’Al-Assad où l’enfer attend quiconque a le malheur d’y être mis.
 
A Syrian refugee holds a baby in a refug...A Syrian refugee hold
Camp de réfugiés syriens au Liban. Photo Nikolay Doychinov / AFP / Getty Images.
Cette opération de « réhabilitation » de B. al-Assad, sans proposer en contrepartie le point de vue, par exemple, d’opposants syrien réfugiés en France à Paris, est impardonnable. Elle traduit un manque d’éthique et d’impartialité journalistique auquel nous sommes hélas habitués. Une opération de communication dont nous nous serions bien passés au moment où une crise humanitaire sans précédent sévit actuellement en Syrie. Une situation d’urgence qui ne trouverait d’issue possible qu’avec une mobilisation accrue de donateurs.
 
Le combat continue !
*Une précédente version de cet article est parue sur liliamarsali.wordpress.com
date : 02/12/2014