Regarder le régime syrien en face par PIERRE PUCHOT

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 mai 2014

 |  PAR PIERRE PUCHOT

La journaliste Hala Kodmani et le politologue Ziad Majed publient deux ouvrages, revenant en détail sur les étapes de la révolution syrienne. Alors que Bachar al-Assad se présente à une parodie de présidentielle le 3 juin, que faire pour sortir la Syrie de cette double barbarie du régime et de l’ignorance internationale ? Entretien.

L’une est journaliste, l’autre chercheur. À eux deux, ils tentent d’éclairer avec pédagogie la boîte noire syrienne (l’expression est de l’écrivain al-Haj Saleh). En ce printemps 2014, Hala Kodmani et Ziad Majed publient deux ouvrages, aux éditions Actes Sud. Dans La Syrie promise, la journaliste franco-syrienne donne à lire un long dialogue par courrier électronique avec son père, diplomate syrien contraint à l’exil à la fin des années 1960. Un échange sur la nature du régime de Bachar al-Assad et l’histoire de la société syrienne, à mesure que la révolution s’étend à tous les pays et que Hala Kodmani se rend régulièrement en Syrie.

« C’est parce que la communauté internationale, nous dit Ziad Majed, et je parle ici surtout de l’Occident, n’était pas suffisamment ferme par rapport au régime syrien, que les Iraniens et les Russes ont compris que leur marge de manœuvre était très importante, et que leur détermination allait le maintenir. » Avec Syrie, la révolution orpheline, le politologue libanais revient en détail sur les étapes de la construction du régime, puis de la révolution syrienne. Il rappelle notamment que la révolution et les coordinations mises en place par les manifestants dès le mois de juin 2011 étaient centrées « sur la nécessité d’une transition vers un régime démocratique et sur le rejet du communautarisme et de l’esprit de vengeance », face à un régime et une armée qui vont jusqu’à exécuter d’une balle dans la tête les soldats qui refusaient de tirer sur la foule de manifestants. Trois ans plus tard, alors qu’Assad se présente à une parodie d’élection présidentielle le 3 juin, que faire pour sortir la Syrie de cette double barbarie du régime et de l’ignorance internationale et diplomatique où elle se trouve aujourd’hui plongée ? Entretien.

Mediapart : Outre le fait qu’elle se déroulera en temps de guerre, quel est selon vous le sens politique que veut donner Bachar al-Assad à l’élection présidentielle qui va se tenir le 3 juin ?

Hala Kodmani : Assad suit son idée, « tout va bien, je suis encore là, j’ai gagné », c’est dans la logique même de sa stratégie de survie et de maintien coûte que coûte à la tête du pouvoir. Il a convié d’autres candidats à se présenter pour une parodie de scrutin, et va ensuite arranger le score à sa guise. Assad est dans le déni de la guerre, de l’opposition, des Syriens, et l’obsession de la normalité. Donner l’apparence que tout est normal, voilà pourquoi il organise cette élection.

Ziad Majed : Peut-être faut-il également ajouter que du côté russe et iranien, il y a aussi la volonté de présenter un fait accompli, que tout ce qui a bloqué la réunion de Genève 2 – est-ce qu’Assad fait partie de la transition ? se représentera-t-il ? – est finalement vain : le 4 juin, les Syriens se réveilleront avec Assad à nouveau président pour sept ans, et les Russes et les Iraniens diront qu’il faut faire avec. C’est aussi ça le message de cette présidentielle.

Hala Kodmani et Ziad Majed, le 7 mai à ParisHala Kodmani et Ziad Majed, le 7 mai à Paris © Pierre Puchot

Sur le plan international, la victoire d’Assad n’est-elle pas déjà acquise, du fait qu’il ait réussi à se maintenir au pouvoir jusqu’ici grâce à ses alliés ? Dans votre livre, Ziad Majed, vous estimez notamment que la communauté internationale a manqué à tous ses devoirs vis-à-vis du peuple syrien.

Hala Kodmani : Sa victoire, c’était déjà d’avoir tenu les six premiers mois de la guerre, d’avoir survécu et maintenu le régime. Mais cette victoire, c’est avant tout celle de ses alliés, c’est celle d’un camp qui se bat, l’Iran et la Russie, contre un autre, l’Occident, qui ne se bat pas.

Ce que sanctionne cette élection présidentielle, c’est le maintien en place d’un appareil d’État syrien d’avant mars 2011.

Ziad Majed : C’est certain, et même si le pays est en ruine, Assad contrôle toujours une partie stratégique du territoire, dont la capitale, et il n’a perdu aucun de ses soutiens. En même temps, jamais sa légitimité, aussi bien sur les plans interne qu’externe, n’a été si menacée. À l’intérieur du pays, à chaque fois qu’il reprend une région, toute sa population est contrainte de la quitter, ce qui est pire que le traitement infligé par une force d’occupation. À l’international, il y a toujours beaucoup d’éléments qui peuvent être utilisés contre lui, y compris les 55 000 photos authentifiées de 11 000 personnes tuées dans les geôles du régime (lire l’article du Guardian, qui a publié ces photos en janvier 2014), et qui pourront servir à une cour pénale internationale.

En outre, Assad est devenu otage des Russes et des Iraniens. Autant, par le passé, le régime syrien voulait se montrer incontournable sur la scène moyen-orientale, utilisait les cartes libanaises, palestiniennes, kurdes, mêlait de front une alliance avec l’Iran et une autre avec l’Arabie saoudite, dénonçait l’impérialisme mais coopérait avec les Américains, y compris sur le plan militaire en envoyant son armée pour la libération du Koweït en 1991 ; autant tout cela a aujourd’hui disparu. Tous les acteurs de la région et du monde sont en Syrie, mais le régime dépend directement des combattants chiites libanais (lire notre précédent article sur l’intervention du Hezbollah, qui fit basculer la guerre, et le fonctionnement du mouvement chiite libanais), du côté de la frontière, comme autour de Homs et de Damas même. Financièrement, il est à sec, et ce sont ses alliés iraniens qui le maintiennent en vie. Militairement, ce sont les armes russes.

Le régime ne paraît donc plus menacé dans les prochains mois. Mais il n’a plus aucune marge de manœuvre, et sa dépendance est sans précédent dans l’histoire du pays.

Hala Kodmani : Il faut s’attendre, dans les années qui viennent, à une perte de souveraineté syrienne, notamment à cause de cette alliance avec l’Iran. Téhéran est en train d’acheter la Syrie : contre les prêts, il y a des contreparties, et l’on est en train de vendre des terres, des pans entiers de l’économie, à l’Iran. C’est pire encore que pour l’Irak de Maliki (premier ministre irakien) en voie de démantèlement, la Syrie est en voie de démembrement et confie peu à peu les rênes du pays aux Iraniens.

Ziad Majed : D’autant que l’Irak possède un potentiel économique, via le pétrole, sans équivalent avec celui de la Syrie.

«Il y a un certain racisme envers les Syriens de la part d’une partie de la gauche»

Le régime syrien s’est cependant montré très habile, en favorisant l’émergence d’un deuxième front pour l’opposition, qui doit désormais combattre l’État islamique en Irak et au Levant (lire notre article sur l’histoire et le fonctionnement de ce mouvement armé), pendant que le régime reprend peu à peu position à la frontière libanaise. N’y a-t-il pas eu une sous-estimation de ce régime de la part de la communauté internationale ?

Ziad Majed : Je ne pense pas que la communauté internationale ait sous-estimé le régime d’Assad. Mais elle a sous-estimé l’acharnement iranien et russe à le défendre. Personne n’imaginait que les Iraniens, quoique soumis à des sanctions internationales, aient été capables d’envoyer des milliards de dollars pour soutenir l’économie syrienne ; qu’ils allaient mobiliser des milliers de combattants libanais et irakiens ; qu’ils allaient recruter parmi des réfugiés afghans en Iran des combattants et les envoyer en Syrie ; qu’ils allaient mettre leurs drones au service du régime syrien ; et finalement être déterminés en estimant qu’ils se défendent eux-mêmes à travers le maintien du régime. On pensait qu’ils étaient capables d’un compromis si le régime était menacé. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : c’est parce que la communauté internationale, et je parle ici surtout de l’Occident, n’était pas suffisamment ferme par rapport au régime syrien, que les Iraniens et les Russes ont compris que leur marge de manœuvre était très importante, et que leur détermination allait le maintenir. S’ils avaient senti dès le début qu’au niveau de l’armement, des sanctions, de la menace de la Cour pénale internationale… que tout cela était en marche et cohérent, tout aurait été différent. Et jusqu’à aujourd’hui, de ce point de vue, la seule chose qui compte, ce sont les missiles anti-aériens. Tant qu’il subsiste un véto américain contre leur livraison à l’opposition, cela montre qu’il n’y a pas, à Washington, une décision prise pour mettre fin à cette situation, à cette guerre.

Le problème, c’est qu’avec le temps et le sentiment d’abandon, un terrain fertile pour les discours radicaux s’est développé, et cela a favorisé les prophéties autoréalisatrices d’Assad, notamment du point de vue de l’Islam politique. Il faut souligner ici la porosité de la frontière irakienne : les djihadistes ont existé en Irak avant la guerre en Syrie, ils continueront après, c’est un phénomène qui n’a rien à voir avec le contexte syrien à proprement parler. Mais ils se sont invités en Syrie, parce que la frontière a disparu, et que le régime syrien lui-même les avait déjà manipulés contre les Américains en Irak après 2003.

Hala Kodmani : Dès lors qu’il se permet tout, y compris le meurtre de sa propre population et la destruction du pays, le régime a acquis une marge de manœuvre sur le terrain qui est difficile à contrer. La force de ce régime, c’est son caractère criminel. Faire émerger ce front djihadiste, c’était son intention dès le départ. Dès le premier mois, en mars 2011, les manifestants étaient qualifiés de terroristes par la propagande et la télévision d’État. J’étais à Damas, et l’on disait déjà « des terroristes salafistes venus de l’étranger ». Et des gens relayaient cela, alors qu’il n’y avait à cette époque aucun groupe de ce type, et pas un manifestant qui ne fût armé. C’était la masseuse qui venait à la maison et disait : « Ma sœur a vu des barbus à Homs, ils étaient armés. » Le fantasme né de la rumeur était déjà là, le régime l’avait créé bien avant que ces groupes n’arrivent réellement. Le plus fort, c’est que cette propagande a fonctionné à plein.

Cela a d’ailleurs fonctionné au-delà des espérances du régime, puisque l’influence de cette propagande a dépassé les frontières syriennes. Comment expliquer qu’une partie de la gauche française, américaine, arabe, soit séduite par ce régime d’Assad, et tienne à le défendre ?   

Ziad Majed : La position géographique de la Syrie, sa frontière avec Israël, et le fait que le régime n’a pas encore signé un accord de paix avec les Israéliens, nourrit dans l’imaginaire de cette gauche-là une certaine idée selon laquelle, finalement, la politique étrangère de résistance à Israël, en lien avec le Hezbollah, est beaucoup plus importante que toute la question des droits de l’Homme et de la justice à l’intérieur de la Syrie. Et dans ce sens-là, il y a un certain racisme envers les Syriens : on ne veut pas les voir, on ne veut pas parler du peuple syrien, de la société syrienne. On veut juste parler de la Syrie comme d’un acteur régional que certains anti-impérialistes valorisent, car ils sont satisfaits de son discours et de ses alliances. Et ces militants-là ne sont pas du tout concernés par le fait qu’il y ait en Syrie des centaines de milliers d’exilés, de prisonniers politiques, de morts sous la torture, de vies brisées, qu’en 1982 déjà, il y ait eu des massacres barbares, et que finalement ce système syrien représente ce qu’il y a de pire au niveau de l’autoritarisme.

Hafez al-Assad avait lui-même réussi à occulter la société syrienne, pour ne faire exister son pays que comme un acteur régional, au Liban ou sur le dossier palestinien. Tout cela masque un culturalisme qui ne veut pas voir les gens, les sociétés.

Cette « boîte noire » du régime syrien, pourquoi ne parvient-on pas à la voir, à comprendre ses ressorts ?

Hala Kodmani : Tout simplement parce qu’on ne le veut pas ! Pour continuer sur l’attitude de cette gauche, cela remonte à une culture ancienne. La Syrie a renversé les lignes confortables dans lesquelles nous étions installés. Nous étions anti-américains. Et d’ailleurs, je me suis posé la question à propos de l’Ukraine aujourd’hui : est-ce que, si la guerre en Syrie n’avait pas eu lieu, je n’aurais pas été contente que la Russie bouscule l’ordre établi, et revienne dans le jeu ? Cette gauche-là qui tient ce raisonnement, c’était la nôtre ! On s’est opposés à la guerre en Irak, on aimait bien que l’Iran défie les États-Unis et Israël.

L’affaire syrienne a bouleversé la donne du fait des alliances régionales telles qu’elles se sont faites. Et puis, il y a cette Amérique qui n’est plus ce qu’elle était : continuer de raisonner avec Obama comme on le faisait avec Bush, continuer de dire « ils veulent notre argent et notre pétrole », ce n’est pas possible. Et cette gauche-là n’arrive pas à voir qu’il y a une nouvelle donne, moins confortable, plus compliquée. On reste donc dans le dogme de la méchante Amérique, avec les méchants vassaux, les Saoudiens, Israël… Ce ne sont pourtant pas les avions de l’Arabie saoudite qui sont en train de massacrer les civils syriens !

«En Syrie, le régime a établi une certaine hiérarchie dans l’usage de la violence»

C’est tout de même un grand paradoxe que cette Syrie et sa société, qui structurent le Moyen-Orient depuis toujours, depuis le califat de Damas, ne puissent pas être vues pour ce qu’elles sont.

Ziad Majed : Tout le travail académique fait sur la Syrie montre que c’est un régime barbare, depuis Michel Seurat, en passant par toute la littérature de la nouvelle génération de chercheurs, francophones ou anglophones. Il n’y a pas un livre sérieux sur la Syrie qui ne parle pas du régime en ces termes, comment il a écrasé la société et se maintient par le monopole du pouvoir. Mais cela reste malheureusement dans un domaine restreint, alors même que l’on est, comme vous le dites, plutôt fasciné par son histoire. Au Maghreb, en Algérie, la Syrie, c’est l’origine de l’islam, les Omeyyades, et ils déconnectent cette idée de Damas de la réalité que vivent les Syriens chaque jour.

Il faut ajouter que l’idée de la « stabilité » joue aujourd’hui à plein au niveau régional, après les bouleversements qui ont eu lieu. De larges pans des populations du Maghreb et du Moyen-Orient ont peur de la montée de l’islam politique en tant qu’alternative plus ou moins organisée.

Il y a enfin une certaine lassitude de l’opinion face au conflit qui se prolonge : le fait que 50 barils de TNT soient largués par le régime sur la population civile et fassent des centaines de morts, c’est devenu un fait divers. Il y a même des gens qui disent : « Nous savons que le régime syrien est monstrueux, mais ce n’est pas cela la question. Il faut surtout éviter que la Syrie ne soit divisée, qu’elle ne devienne un autre Irak. »

Tous ces discours font le jeu du régime syrien. C’est d’autant plus paradoxal que les théories du complot anti-impérialistes tombent complètement à côté de la plaque : Israël, par exemple, a davantage intérêt à ce qu’Assad se maintienne au pouvoir tout en étant affaibli, qu’à une victoire de l’opposition syrienne. Et les Américains ont mis un véto catégorique sur l’envoi d’armes sophistiquées à l’opposition. Et ce n’est pas une question d’avoir peur que celles-ci se retrouvent entre de mauvaises mains : on sait très bien à qui les donner, et il y a aujourd’hui des systèmes de commande par empreinte digitale qui règlent le problème.

À cela s’ajoutent les questions sur les minorités, ou sur la soi-disant laïcité du régime syrien.

Hala Kodmani et Ziad Majed, le 7 mai à ParisHala Kodmani et Ziad Majed, le 7 mai à Paris © PP

L’un des points forts de vos deux ouvrages, c’est de montrer comment les premières manifestations en mars puis les premières coordinations de la résistance en juin 2011 excluaient totalement les revendications communautaires.

Hala Kodmani : Dans l’opinion internationale, subsistent des réflexes peu subtils. Dès que l’on parle Moyen-Orient, on pense qu’il faut évoquer les minorités. Quelle est la population des chrétiens ? Et les alaouites, sont-ils menacés ou pas ? Comme si les minorités relevaient de la responsabilité des Occidentaux face à l’hydre islamique qui veut tout dévorer. En Syrie, cette idée est venue très tôt, bien avant l’apparition des groupes fondamentalistes. Pourquoi se posait-on ces questions, alors qu’elles ne correspondaient à aucune réalité sur le terrain, un mois après le début des manifestations en Syrie ?

Ziad Majed : Avant le processus de militarisation de l’opposition, on parlait déjà d’un scénario irakien pour les chrétiens syriens. Au bout du compte, si l’on poursuit le raisonnement jusqu’au bout, cela aboutit à cette conclusion : ce n’est pas grave si la majorité demeure écrasée, pourvu que l’on préserve les minorités. Même du point de vue éthique, et non plus seulement politique, c’est parfaitement absurde. C’est une manière très grave de concevoir le conflit et de diviser les Syriens, de les considérer en fait comme appartenant à deux « races », l’une qu’il faudrait absolument sauver, l’autre que l’on considère comme négligeable. Par la suite, avec la militarisation et la montée des groupes djihadistes, ces mêmes voix sont là pour se manifester à nouveau : « Vous voyez, on vous avait prévenus ! », alors même que l’immense majorité des morts sont des musulmans sunnites, pauvres et absolument pas membres de ces minorités !

Quand on parle de l’intelligence du régime, il faut faire référence à sa gestion de la violence. La bataille diplomatique est sous-traitée à Moscou et Téhéran. Mais en Syrie, le régime a établi une certaine hiérarchie dans l’usage de la violence. Il y a eu par exemple des centaines de manifestations dans une ville comme Souaida, à majorité druze, à Salamiyé, à majorité ismaélienne, à Qamishli à majorité kurde. Et le régime ne tirait pas sur les manifestants, tandis qu’il massacrait les gens dans les régions sunnites, pour mieux faire monter cette idée de fondamentalistes et diviser la population. De même, les premiers bombardements ont visé des banlieues déshéritées des grandes villes, pour couper une certaine base sociale à l’opposition et montrer que sa guerre était contre ces gens-là, les pauvres, les sunnites, et non une certaine classe bourgeoise urbanisée, ou issue des minorités.

À cela s’ajoute le fait que ceux qui ont les moyens de combattre, et qui disposent des fonds et des armes, ce sont les islamistes. Et ce n’est pas uniquement dû aux interventions extérieures : depuis les années 1980, les courants de gauche sont en déclin, les gens qui montent en puissance, pour différentes raisons, ce sont les islamistes. Si vous ajoutez à cela le fait que l’Occident et les pays démocratiques n’ont pas envoyé de soutien significatif à l’opposition « laïque » et/ou modérée, à l’armée libre qui se constituait au début et essayait de prolonger l’expérience civile des manifestations, vous avez tous les ingrédients de l’impasse actuelle.

«La solution ne peut qu’être imposée aux Syriens par une entente internationale»

Hala Kodmani, c’est le soulèvement syrien qui vous rapproche d’un pays que vous aviez complètement mis de côté depuis votre installation en France. Il vous rapproche aussi de votre père, ancien diplomate contraint à l’exil à la fin des années 1960. Quel écho ses anecdotes sur le parti Baas des origines ont-elles aujourd’hui ? Le grand récit du Baas a-t-il en outre encore un poids politique pour légitimer le régime syrien, comme peut l’avoir le Front de libération national (FLN) sur une petite partie de la population, âgée mais dont le soutien ne se dément pas, en Algérie ?

Hala Kodmani : Le Baas de mon père, c’était une autre époque, les priorités étaient différentes. C’est comme le marxisme sur le papier, et ensuite l’Union soviétique. Sur le papier, le Baas répond à un idéal social, laïc, d’union et de solidarité arabe. Le régime qui s’est construit sur la base du Baas n’a rien à voir avec ces principes. Ce sont des dirigeants venus au pouvoir grâce aux coups d’État militaires successifs. Cela n’a rien de commun avec ce parti politique démocratique, qui participait à des élections et prônait le pluralisme.

Pour reprendre votre comparaison avec le FLN, je ne crois pas qu’il existe encore une forme de légitimation du pouvoir grâce au récit du Baas. Cette comparaison ne fonctionne pas. Le Baas n’a jamais eu une base sociale importante, c’était un parti d’intellectuels auquel se sont greffés des militaires qui y ont vu une manière de monter dans la hiérarchie. Cela n’a jamais été un parti populaire. Il n’y a pas eu une adhésion des Syriens à ce parti, les militants du Baas étaient trop élitistes et tenaient un langage abscons. Il n’y a pas eu d’élan populaire envers le Baas comme il y a pu en avoir avec le nassérisme, par exemple. Cela a d’ailleurs toujours été son handicap.

Ziad Majed : Sa base sociale était dans les zones rurales, et dans une certaine classe moyenne urbanisée issue de ces zones. Or les manifestations sont aujourd’hui dans ces mêmes zones. Depuis le début de la révolution syrienne, le Baas n’a pas réussi à organiser une seule conférence. Cela dit tout sur le potentiel de mobilisation d’un parti au pouvoir qui, selon l’article 8 de la constitution, doit diriger l’État et la société. Ce parti n’existe plus en tant que tel, ses membres sont insérés dans l’État lui-même, ou dans les services de renseignements.

Depuis le début des années 2000, et l’accélération de la libéralisation de l’économie, il y a une nouvelle classe affairiste, qui s’est enrichie grâce aux contrats décrochés avec l’aide de l’État, et constitue une bourgeoisie clientélisée, qu’Assad a encouragée tant qu’elle n’intervenait pas dans le champ politique. Ce sont les gens comme Makhlouf, le cousin d’Assad, qui représentent près de la moitié de l’économie syrienne. Ce sont ces nouveaux riches, souvent membres de la famille Assad, qui financent en partie aujourd’hui la machine de répression. Ils sont dans le même bateau que le régime. C’est un clan qui dirige aussi directement les différents services de renseignements.

Hala Kodmani, vous revenez du nord-ouest de la Syrie, dans la région d’Idlib. Quelle situation sociale et militaire avez-vous rencontrée sur place ?

Hala Kodmani : J’étais dans la zone qui venait d’être « relibérée », si je puis dire, de l’État islamique (EIIL). Je suis allée notamment dans les villages qui étaient complètement tenus par l’EIIL, dont Dana, dont ils avaient fait leur bastion pendant 10 mois. Ces villages ont été parmi les premiers à se libérer du régime, puis ils sont tombés sous cet autre joug, et ont dû se libérer à nouveau. C’était très intéressant de voir comment l’essentiel est demeuré intact, que les habitants sont restés eux-mêmes, toujours opposés au régime et aux extrémistes. En Syrie, il y a de plus en plus de « républiques locales », si je puis dire, les gens font face à la guerre en s’organisant très localement, en s’autonomisant. Chaque village a ses enjeux, ses forces, ses bataillons militaires.

Il faut rappeler que la ligne de fracture, pour les populations syriennes, traverse celle que nous énonçons en désignant les « djihadistes ». Jabhat En-Nusra est toujours acceptée par la population et combat l’EIIL, venue d’Irak, qui s’implante en coupant des têtes pour impressionner les habitants, terroriser les populations civiles et ainsi contrôler des villages entiers avec une poignée d’hommes. Une tactique similaire aux exécutions publiques organisées par les FARC de Colombie à une certaine époque. Pour les Syriens, la ligne de fracture passe donc entre ceux qui se battent pour la Syrie, pour la population syrienne, et l’EIIL, qui a son propre agenda et demeure un des alliés objectifs du régime syrien, qui le ménage, car cela contraint l’opposition syrienne à lutter sur deux fronts.

Après l’échec de Genève 2, existe-t-il encore un espoir de sortir du conflit par une solution politique ?

Hala Kodmani : Entre Syriens seuls, cela ne pourra pas se faire. Personne dans l’opposition n’est prêt à accepter l’idée même que le régime survive, même temporairement. Et côté Assad, on est dans le déni total.

Cela tient donc aujourd’hui aux parties du monde impliquées dans le conflit. Si, comme la formule sur les armes chimiques, les Russes et les Américains imposent une solution politique, il y aura une issue. C’est ce qui aurait dû se passer à Genève, si nous avions eu affaire à des puissances responsables. La solution ne peut qu’être imposée aux Syriens par une entente internationale.

Ziad Majed : Militairement, avec le rapport de force actuel, aucun des deux camps ne peut remporter une victoire définitive. Le régime peut continuer à progresser sur plusieurs fronts, mais il ne peut pas reprendre tout le pays. De l’autre côté, l’opposition, avec la fragmentation des fronts dont nous avons parlé, et le manque de moyens, ne peut pas battre le régime. Un régime toujours dans la même logique dynastique, qui pense qu’il « possède » la Syrie.

Puisque la solution politique paraît impossible aujourd’hui, il faut des négociations avec les acteurs internationaux via l’ONU, afin qu’Assad lui-même paie le prix, et que l’on trouve une formule pour la transition, qui ne pourra se faire que sans lui. Car quelle image, et quel précédent, instaurerait la communauté internationale en laissant en jeu un criminel qui torture à la chaîne, tue des milliers de civils en leur lançant des barils de TNT dessus ?

Source : http://www.mediapart.fr/article/offert/4d057d0b4089623958c2c8564dea0ce7