Syrie, de la révolte au déchirement – par Peter Harling et Sarah Birke

Article  •  Publié sur Souria Houria le 14 mai 2013

Les tueries, qui causent des dizaines de milliers de victimes, n'épargnent pas les forces vives de la nation, simples citoyens au courage exemplaire. | AP/Burhan Ozbilici

Il y avait une façon d’être syrien et d’en être fier. C’était une fierté adossée à une histoire remontant au premier alphabet, à une culture et à une langue raffinées, à un savoir-vivre exprimé par des manières subtiles, une cuisine délicate et une hospitalité sincère. Lagéopolitique n’y était pas étrangère, puisque la Syrie avait su se donner un rôle plus grand que ses maigres ressources n’auraient dû le lui permettre.

La fierté d’être syrien était d’une évidence si naturelle qu’elle permettait d’absorber des vagues d’étrangers. Entre Syriens et réfugiés palestiniens, irakiens et libanais, les tensions n’étaient certes pas absentes. Elles restaient cependant remarquablement limitées, au vu du nombre de réfugiés et du climat sectaire qui pesait alors partout ailleurs dans la région. La société syrienne était assez à l’aise et consciente d’elle-même pour s’ouvrir à l’autre sans crispation.

Aujourd’hui, le tissu urbain tombe en ruines. Les tueries, qui causent des dizaines de milliers de victimes, n’épargnent pas les forces vives de la nation, simples citoyens au courage exemplaire. Ils nous restent anonymes mais, pour leurs proches, que de parents, d’amis, de voisins perdus. Dans toute cette détresse, ce dont les Syriens souffrent parfois le plus, c’est de l’humiliation qui s’ajoute à leur tragédie. Des familles amputées subsistent à peine dans les décombres. Ceux qui franchissent les frontières ne sont pas sauvés pour autant. La communauté internationale verse sans doute plus de larmes qu’elle n’abonde les budgets de l’action humanitaire.

Un jour, les violences cesseront. Dans les vestiges d’une nation où tout sera à refaire, rien ne sera plus difficile à reconstruire que ce sentiment de fierté nationale. Le régime, ses sympathisants et ses alliés ont très tôt sacrifié toute considération morale. L’opposition les a graduellement rejoints, légitimant ses propres excès par la barbarie de son adversaire.

UN CONFLIT ASYMÉTRIQUE

L’opposition conçoit le régime comme une « force d’occupation » et attribue aux alaouites – une minorité confessionnelle qui domine au sein de l’appareil répressif – un ethos « étranger ». Les loyalistes, eux, veulent croire qu’ils combattent une invasion de hordes djihadistes.

Le conflit n’a jamais été symétrique. Le régime a d’emblée mis les ressources de l’Etat au seul service de l’habitus meurtrier des services de sécurité. L’opposition s’est laissé prendredans ce tourbillon. Certains saccagent bien plus que les symboles du pouvoir : résidences huppées, écoles, lieux de culte. La prolifération des islamistes aux instincts hégémoniques n’arrange rien pour les minorités et les laïcs. Il reste que le régime a toujours pris l’initiative de l’escalade.

La dignité est un autre élément distinctif. Les loyalistes ont choisi de ne pas voir l’évidence d’une sauvagerie du pouvoir qui ne pouvait que conduire au désastre. Aussi, la moindre défaillance de l’opposition leur sautait aux yeux. Dans leur rationalisation du conflit, le régime est innocent des souffrances de la société. Les dérives de l’opposition créent même une fierté nouvelle à la combattre : en faisant en sorte que le mouvement populaire devienne une insurrection islamiste adossée à des machinations étrangères, le régime a donné à ses troupes un ennemi digne de ce nom.

 

 

Un rebelle passe devant un graffiti "la révolution est paisible", et "armée syrienne libre".

 

 

De fait, le moment de grâce des jeunes offrant des roses aux soldats est passé. Le rapport de force interne exige de faire appel à des acteurs externes qui sont loin d’être neutres dans la psyché collective. Il y a néanmoins, du côté de l’opposition, quelque chose que les émotions destructrices ne parviennent pas à dominer : une sorte d’éveil, présente depuis le début. Si les Syriens ont pris le risque de sortir dans les rues, c’est parce qu’ils étaient fiers de ne plus avoir peur.

Cet instinct collectif était la hantise du régime. Il s’est terni à mesure que les activistes pacifistes sombraient au profit des radicaux et des criminels. Mais il résiste au désespoir, et l’opposition a bien plus de comptes à rendre à sa base que le pouvoir à la sienne. Les attentats djihadistes provoquent un tollé dans les milieux hostiles au régime. Les missiles balistiques laissent ses sympathisants de marbre. Le programme du régime se réduit, pour ses partisans, à l’éradication de l’ennemi. L’opposition doit satisfaire des attentes beaucoup plus ambitieuses. Même si la chute du président Bachar Al-Assad, son régime et ses soutiens, vire à l’obsession pour certains.

Suprême ironie du conflit, les Syriens sont d’accord, davantage qu’ils ne le soupçonnent. Ils se déchirent au sujet de Bachar Al-Assad. Ils insultent ceux qui refusent de comprendrequ’un régime autocratique serait préférable à une opposition fragmentaire ou vice versa. Mais, quand on leur demande ce qu’ils souhaitent pour la Syrie, ils dépeignent la même société unie et tolérante dans sa diversité, dotée d’un Etat juste et représentatif. Le fantasme djihadiste d’un Emirat islamique n’existe que dans des franges marginales. Et rares sont les loyalistes qui aspirent à une tyrannie perpétuelle.

DAMNÉS DE LA TERRE

Les hommes favorables à Bachar Al-Assad formulent, en privé, les mêmes critiques que ceux qu’ils massacrent : la famille Assad est corrompue, indifférente à leur sort. Ils aimeraient tant servir l’Etat responsable que le régime prétend être, mais ils en connaissent mieux que personne la réalité honteuse. Quand leurs arguments sont battus en brèche, ils justifient leurs actes en les assimilant à ceux de leurs adversaires.

Ceux qui ne se voient plus qu’à travers leur viseur ont presque tout en commun. Ils sont les damnés de la terre, une classe prolétaire et provinciale dont le régime et le père de Bachar, Hafez (1930-2000), sont à l’origine issus, mais qui a été laissée à la dérive par une nouvelle élite politique plus urbaine et mondaine. Les combattants loyalistes – alaouites ou non – vivent dans les mêmes conditions que les guérilleros de l’opposition, dans des quartiers informels, produits désordonnés d’un exode rural.

 

 

Quand on demande aux Syriens ce qu'ils souhaitent pour leur pays, ils dépeignent la même société unie et tolérante dans sa diversité, dotée d'un Etat juste et représentatif.

 

 

Le bas peuple alaouite partage avec son homologue arabe sunnite, principale composante de la société syrienne, le même profil socio-économique. Il a rejoint en masse les services de sécurité faute de mieux. Les privilèges, la corruption et l’influence de certains masquaient le gros des troupes de cette armée d’esclaves. Le prolétariat arabe sunnite s’est engagé dans le parti, la police et l’armée, quand il n’optait pas pour les autres métiers du pauvre. Beaucoup de jeunes ont désormais pris les armes, mais pas tous contre le régime. Il n’est pas rare qu’une même famille ait des martyrs dans les deux camps.

La confusion qui règne en milieu alaouite a son pendant dans la crise identitaire qui touche les rangs de l’opposition. Inspirés par les « printemps arabes » voisins, des gens simples ont défié un régime qu’ils n’auraient jamais imaginé si solide dans ses structures. Les opposants exilés leur ont emboîté le pas, peu soucieux de définir la bonne voie, car misant surtout sur des solutions à venir de la communauté internationale. Militarisation, criminalisation, radicalisation et islamisation se mirent en branle dans un milieu dominé par des ruraux mal urbanisés. Dans cette révolution en labyrinthe, la trajectoire du pire s’est dessinée à force de culs-de-sac.

Tout comme les alaouites combattent au nom d’un Etat qui est sa propre négation, l’opposition clame une ambition contredite par la place croissante d’un dogme exclusif et importé. Prétendre que le djihadisme est une tactique temporaire est naïf. Les officiers de sécurité eux aussi assurent que leur férocité est une anomalie et que tout rentrera bientôt dans l’ordre. En réalité, les deux camps, dont les aspirations de départ étaient centristes, ont glissé vers les extrêmes. Cette dynamique ne s’inversera pas facilement.

DESCENTE AUX ENFERS

Bien sûr, le conflit n’aurait jamais pris cette dimension sans le rôle catalytique du monde extérieur. Bachar Al-Assad n’aurait pu s’appuyer sur son armée fragile sans le soutien de laRussie depuis début 2012. Il aurait sans doute dû se résoudre à des compromis. L’opposition, de son côté, aurait réfléchi à deux fois avant de prendre les armes si nos gouvernements ne lui avaient pas fait miroiter leur soutien.

 

 

Le tissu urbain tombe en ruines. Les tueries, qui causent des dizaines de milliers de victimes, n'épargnent pas les forces vives de la nation, simples citoyens au courage exemplaire.

 

 

La prochaine marche de cette descente aux enfers pourrait être la destruction de Damas, siège du pouvoir. Depuis le début de l’année, les groupes armés de l’opposition gagnent du terrain dans la courte plaine qui sépare la Jordanie de la capitale. Mais l’espoir d’une bataille décisive qui mettrait fin au massacre n’est plus qu’un souvenir des débuts du conflit.

L’offensive rebelle sur Alep en juillet 2012 a changé les dynamiques du conflit : la destruction de la ville emporterait alors avec elle ce qui reste d’une cause pourtant commune aux deux camps. Le nihilisme qui s’empare déjà des esprits pourrait en ressortirseul vainqueur, si la communauté internationale ne se décidait pas à ramener les parties à la raison.

Seule note positive : de toutes les blessures, aucune n’est parvenue à atteindre la grâce qui touche encore cette société. La solidarité humanitaire est aussi spectaculaire que dépassée par l’ampleur des besoins. Si la chance lui en était donnée, cette société se remettrait sans doute.

Nous en sommes au jour 787 de conflit. Les « amis » de la Syrie sont sa malédiction et sa perte : Etats-Unis, Russie, QatarIranArabie saouditeIrakTurquie et Hezbollah, tous prétendent ne vouloir que le bien des Syriens, qu’ils sacrifient à leurs intérêts égoïstes. Cette tragédie se nourrit d’un rapport de force international qui en déterminera l’issue. Les Syriens n’ont plus prise sur leurs propres souffrances, dans une lutte qui leur ressemble moins qu’elle ne les défigure. D’un conflit prometteur, au crève-coeur syrien.

 

Peter Harling est directeur Irak-Syrie-LibanEgypte-Golfe à l’International Crisis Group, un think tank spécialisé dans la résolution des conflits, dont le siège est à Bruxelles. Il a vécu en Syrie de 2006 à 2011 et continue à s’y rendre régulièrement. Il a travaillé en Irak de 1998 à 2004 en tant que chercheur en sciences sociales et consultant

Sarah Birke est journaliste. Elle couvre la Syrie, où elle a vécu trois ans, pour The Economist et se rend régulièrement sur le terrain.

source : http://www.le monde.fr/idees/article/2013/05/13/syrie-de-la-revolte-au-dechirement_3176374_3232.html

date : 13/05/2013