Syrie : forts soupçons d’usage d’armes chimiques – par Christophe Ayad, Eric Albert, Benjamin Barthe, Alexandra Geneste, Nathalie Guibert, Corine Lesnes, Laurent Zecchini et Jacques Follorou

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 mai 2013

A l'hôpital d'Alep après le tir d'obus à Khan Al-Assal, le 19 mars, qui avait fait 15 à 26 morts. Les médias syriens ont largement couvert l'événement accusant les rebelles d'utiliser des armes chimiques. | SANA/AP

La localité de Saraqeb a-t-elle été la cible d’une attaque à l’arme chimique lundi 29 avril ? Cet incident, le dernier en date, vient s’ajouter à une liste d’une demi-douzaine de cas récents dans lesquels le régime syrien est fortement suspecté d’avoir eu recours à des armes non conventionnelles, reposant avec encore plus d’acuité le débat sur la « ligne rouge »fixée par le président américain Obama et ses homologues français et britannique.

Sur des vidéos postées par des militants de la province d’Idlib, dans le nord de la Syrie, on voit des rebelles sans blessures apparentes suffoquant et vomissant. D’autres montrent des projectiles cylindriques en plastique largués par hélicoptère, de la taille d’une boîte de conserve, percés d’un trou et d’une ouverture ressemblant à une valve et surmontés d’un embout. Des victimes souffrant de suffocation ont été évacuées vers la ville frontalière turque de Reyhanli, où elles ont été mises en quarantaine et où des analyses sont en cours.

L’attaque de Saraqeb ressemble trait pour trait à celle ayant fait au moins trois morts àCheikh Maqsoud, un quartier kurde d’Alep, dans la nuit du 12 au 13 avril. La photo de « une » du quotidien britannique The Times, le 26 avril, montrant une victime bouche et narines recouvertes d’une mousse blanchâtre, avait causé une telle émotion au Royaume-Uni que le premier ministre, David Cameron, avait parlé de « preuves limitées mais grandissantes (…) d’utilisation d’armes chimiques, probablement par le régime » et de « crimes de guerre ».

Une déclaration qui avait contraint Obama à sortir de sa réserve la semaine suivante sur un sujet épineux, en raison des manipulations passées de l’administration Bush à propos des armes de destruction massives avant l’invasion de l’Irak en 2003, mais aussi à cause de la« ligne rouge » qu’il a définie, se condamnant à une intervention quasi automatique.

MÉLANGE D’AGITATION DIPLOMATIQUE ET DE DÉCLARATIONS SPECTACULAIRES

En fait, la question des armes chimiques est un bon résumé de l’ensemble de la gestion du conflit syrien. D’un côté, le régime teste les limites de la communauté internationale, puis organise la banalisation de l’escalade par une gradation très étudiée. De l’autre, les démocraties occidentales énoncent des principes qu’elles ne peuvent – ou ne veulent – pasmettre en œuvre ultérieurement, gérant leurs contradictions par un mélange d’agitation diplomatique et de déclarations spectaculaires.

Dès janvier, la question de l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar Al-Assadavait été posée, quand les conclusions d’une enquête menée par les services de renseignement de l’ambassade américaine en Turquie, à propos d’un incident à Homs le 23 décembre 2012, avaient « fuité » dans la presse. Lors d’une attaque contre un réduit rebelle dans le quartier d’Al-Bayyada, des grenades au gaz utilisées par l’armée avaient tué plusieurs personnes et empoisonné des dizaines d’autres. A l’époque, des services de renseignement occidentaux avaient confirmé au Monde l’emploi d’une « arme chimique incapacitante, non létale », dont ils n’avaient « pas pu établir le nom, faute d’échantillon ». Il s’agirait d’une substance intermédiaire entre gaz lacrymogène et gaz de combat. Cette attaque ressemble à celles commises à Alep et à Saraqeb les 13 et 29 avril.

D’après les experts, des gaz de combat de type sarin, VX ou ypérite (gaz moutarde), généralement tirés au moyen d’obus ou de bombes, ne peuvent avoir été employés dans d’aussi petits conditionnements. Seulement, le 13 avril toujours, le Times, citant des sources du ministère de la défense britannique, a évoqué des preuves d’utilisation « d’une sorte d’arme chimique » dans des échantillons de sol rapportés de Syrie, la BBC révélant plus tard que les laboratoires militaires de Porton Down avaient détecté du gaz sarin.

Ces échantillons, dont disposent aussi les services américains, proviennent probablement de Khan Al-Assal, une bourgade du nord de la Syrie, proche d’Alep, où un tir d’obus, le 19 mars, avait fait 15 à 26 morts selon les sources, dont 9 à 16 soldats. La télévision officielle avait abondamment couvert l’incident, accusant les rebelles d’avoir tiré des armes chimiques sur le village, tandis que l’opposition rejetait toute responsabilité et accusait le régime.

Dès le lendemain, l’ambassadeur syrien aux Nations unies, Bachar Al-Jaafari, avait demandé une enquête au secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, qui avait accepté et confié la mission au Suédois Ake Sellström, à la tête d’une équipe de quinze enquêteurs, dont aucun n’est issu des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité.

Français et Britanniques, qui suivent attentivement le dossier, avaient vu le piège et demandé le 21 mars à Ban Ki-moon que l’enquête fût étendue à Homs et dans la banlieue de Damas. Ils soupçonnaient, dans le cas de Khan Al-Assal, un tir raté que Damas aurait cherché à utiliser en sa faveur. Et, surtout, ils affirmaient, sous le couvert de l’anonymat,disposer de preuves « solides » et « convaincantes ». Ils évoquaient des incidents à Homs, à Alep et dans la banlieue de Damas.

Le 19 mars (ou le 24 mars, les sources diffèrent), un bombardement suspect avait fait 6 morts à Adra et Otayba, deux villages à l’est de Damas. Les corps seraient conservés à la morgue par des militants. Plus récemment, le Groupe de soutien à la Syrie, un lobby pro-opposition à Washington, a répercuté des accusations sur deux attaques supplémentaires à Daraya, dans la banlieue de Damas.

Le 28 avril, des militants trouvent une bombe creuse de gros calibre (ODAB 500PM) ayant atterri sans exploser dans un champ près d’Al-Bab, dans la province d’Alep. Typiquement le genre de vecteurs utilisables pour des bombardements à l’arme chimique. Damas risque gros.

ÉVOQUER DES « PREUVES SOLIDES » A FAIT S’EMBALLER LA MACHINE MÉDIATIQUE

Mais la mission Sellström n’a jamais pu entrer en Syrie. Tirant argument de ce que les diplomates syriens et russes présentent comme une « obstruction » franco-britannique, le régime Assad refuse l’accès de son territoire aux enquêteurs de l’ONU.

En voulant bien faire, Français et Britanniques n’ont-ils pas tout gâché ? La précipitation à évoquer des « preuves solides » a fait s’emballer la machine médiatique et a refermé la brèche que Ban Ki-moon croyait avoir ouverte. La Syrie exige que ces preuves lui soient transmises et bloque tout en représailles.

L’équipe de M. Sellström est pour l’instant condamnée à enquêter hors de Syrie, auprès des blessés, des réfugiés et avec l’aide des services de renseignement travaillant sur la question, c’est-à-dire les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et Israël, qui échangent leurs informations. Les Occidentaux ne désespèrent pas de faire changer d’avis la Russie, leur demande d’accès ne portant que sur trois sites. Mais plus le temps passe plus les traces s’effacent.

Les Britanniques sont ceux qui ont poussé leurs investigations le plus loin. Contrairement à Londres, Paris reste particulièrement discret dans ses déclarations publiques. La raison ? « Il est extraordinairement difficile de confirmer un usage d’armes chimiques, concède-t-on au Quai d’Orsay. La vérification dans ce domaine obéit à un protocole très précis, qui suppose d’aller sur place. Les substances employées sont très volatiles. Dans ces affaires, on ne peut pas s’en tenir aux informations qui circulent ici ou là. Passer de la présomption à l’établissement des faits est compliqué. »

De fait, les traces de sarin et d’ypérite relevées par les laboratoires travaillant pour la Direction générale de la gendarmerie et la Direction centrale du renseignement intérieur l’ont été sur… des échantillons transmis par les services britanniques. Quant au renseignement militaire français, il refuse de reprendre à son compte les déclarations américaines et anglaises. Autrement dit, si la France a communiqué si peu d’informations à l’ONU, c’est« parce que nous n’en avons pas« , a répondu une source française proche du dossier à un haut fonctionnaire de l’ONU.

Selon l’analyse française, « nous ne sommes pas dans une situation où le régime balancerait à tout-va du sarin ou du VX. Bachar est dans une situation compliquée, mais pas au point de faire n’importe quoi. Il est susceptible d’utiliser des armes chimiques à faibles doses, dans une stratégie de tension ».

« A QUOI SERT-IL DE DIRE QUE LA LIGNE ROUGE A ÉTÉ FRANCHIE SI L’ON NE FAIT RIEN ? »

En fait, l’affaire des armes chimiques est, estiment les observateurs, polluée par les arrière-pensées des uns et des autres. Ainsi, Israël a grandement embarrassé son allié américain. Le général Itai Brun, du renseignement militaire, a affirmé, le 23 avril, que Damas avait« utilisé des armes chimiques contre ses citoyens, en plus d’une occasion ». Une révélation interprétée comme la volonté de mettre Washington face à ses responsabilités à propos de la « ligne rouge » sur la Syrie, afin de tester sa détermination s’agissant du programmenucléaire iranien. « A quoi sert-il de dire que la ligne rouge a été franchie, s’interroge un diplomate français, si l’on ne fait rien derrière ? » Cette question résume le dilemme de M. Obama, contraint de réagir après les affirmations britanniques et surtout israéliennes.

Régulièrement accusé de pusillanimité en politique étrangère par le sénateur républicain John McCain, le président américain a confirmé, mardi, l’usage d’armes chimiques en Syrie.« Mais nous ne savons pas comment elles ont été utilisées, quand elles ont été utilisées, qui les a utilisées », a-t-il tempéré, avant d’ajouter : « Nous n’avons pas d’éléments de traçabilité établissant ce qui s’est exactement produit. »

En l’absence d’un usage massif d’armes chimiques, aucun Etat ne semble prêt à intervenir. De fait, la seule ligne rouge claire qui subsiste aujourd’hui est le passage de l’arsenal syrien sous contrôle du Hezbollah libanais, allié de Damas et de Téhéran, ou sous celui de groupes djihadistes proches d’Al-Qaida.

source : http://www.lemonde.fr/international/article/2013/05/03/syrie-forts-soupcons-d-usage-d-armes-chimiques_3170434_3210.html

date : 03/05/2013