Syrie : «Ici à Douma, la révolution reste vivace» – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 17 janvier 2016

Ce berceau de la révolution fait face depuis cinq ans à un «siège psychologiquement épuisant». Si, dans la ville de la Ghouta, la résistance au régime sanglant de Bachar al-Assad ne faiblit pas, elle doit composer avec les tentatives de noyautage de l’Armée de l’islam.

Entre deux bombardements meurtriers de l’aviation russe, les habitants de Douma ont été les seuls en Syrie à manifester il y a quelques jours en solidarité avec Madaya (Est), localité assiégée et affamée depuis des semaines par les troupes du régime de Bachar al-Assad. Subissant eux-mêmes depuis plus de deux ans le siège imposé à toute la région de la Ghouta, ils ont témoigné leur compassion tout en rappelant leurs propres souffrances. Depuis cinq ans, l’histoire de Douma, banlieue située à une dizaine de kilomètres au nord-est de Damas, résume la résistance et les errances de la «révolution»syrienne, comme s’obstinent à l’appeler ses habitants.

Des membres de la défense civile, le 10 janvier, à Douma, au cœur de la plaine de la Ghouta, près de Damas, après des frappes russes, selon les rebelles.
Des membres de la défense civile, le 10 janvier, à Douma, au cœur de la plaine de la Ghouta, près de Damas, après des frappes russes, selon les rebelles. Photo Bassam Khabieh. Reuters

«La révolution reste vivace ici et la population mobilisée contre le régime malgré ou à cause de tout ce qu’elle endure», affirme Jamal Fletani, joint sur place par l’application mobile Viber. Se désolant des 12 morts et des dizaines de maisons détruites par le raid du matin, le jeune homme précise qu’une heure après, les marchés de la ville sont bondés. Ce n’est pas le seul paradoxe qu’évoque l’ancien étudiant en génie mécanique à propos d’un «siège psychologiquement épuisant»,mais pratiquement surmonté. «Il y a bien longtemps que nous n’avons plus d’électricité, ni de chauffage, ni d’Internet, rappelle-t-il, mais heureusement l’antenne satellitaire fonctionne, et on n’est pas coupés du monde. Une méthode de recyclage des déchets a été inventée pour produire un carburant permettant d’alimenter les petits générateurs domestiques. Une fabrique de médicaments produit analgésiques, pommades et anti-inflammatoires. Elle a été créée grâce à la saisie des stocks d’une usine pharmaceutique implantée dans la région avant 2011.»

En fait, le système de survie de Douma fonctionne surtout, comme ce fut longtemps le cas à Gaza, grâce aux tunnels creusés depuis les zones voisines contrôlées par les forces loyalistes. La corruption omniprésente et les trafiquants en tous genres permettent le passage des hommes, des marchandises, voire des armes.

«Attaques chimiques». Les ressources ne manquent pas dans la riche plaine de la Ghouta, verger historique de la région de Damas, où presque chaque famille possède un bout de terre qu’elle a récemment planté de blé et peuplé de moutons. «Nous avons une autosuffisance alimentaire», souligne Jamal. Militant impliqué dans plusieurs initiatives de la société civile locale, il poursuit l’action et défend la mémoire de son père, Adnan Fletani, commerçant et figure politique influente de la ville, assassiné en 2014 par des inconnus qui l’ont traité de «collaborateur» en le mitraillant depuis leur voiture. Appartenant à l’Union socialiste, un ancien parti de tendance nassérienne (en référence à l’ex-président égyptien Gamal Abdel Nasser), bien implanté dans la région, le père de Jamal dénonçait trop fort l’extrémisme religieux grandissant et le financement des groupes armés de la Ghouta par les pays du Golfe. «Les islamistes de l’Armée de l’islam veulent nous imposer une dictature, à l’image de celle du régime», affirme aujourd’hui le fils, à propos de la formation armée créée par Zahran Alloush, le chef militaire tué fin décembre par un raid aérien russe. «Ils ont acheté ou volé la révolution», insiste-t-il.

Comme les autres zones syriennes contrôlées par la rébellion, la Ghouta est dominée par les forces islamistes, mais la différence, c’est que tous ses combattants sont des Syriens, fils de la région. «L’appartenance et l’allégeance à la révolution, comme à la population locale, restent prioritaires, même parmi les salafistes de Douma», souligne Zeina, réfugiée depuis quelques mois en France. Ancienne militante communiste à Damas, la jeune secouriste volontaire a travaillé dans plusieurs localités de la Ghouta révolutionnaire avant que la zone ne soit totalement assiégée. «L’étau s’est fermé en août 2013, au lendemain des attaques chimiques qui ont tué plus de 1 500 personnes», rappelle Zeina. «Avant cela, comme je n’étais pas fichée par les forces du régime et pour ne pas attirer les soupçons, je me voilais la tête pour franchir les barrages de l’armée, puis, une fois arrivée au barrage des insurgés de la Ghouta, j’enlevais mon foulard.» Les opposants de tous bords, notamment les intellectuels laïcs, avaient trouvé refuge dans la Ghouta libérée. C’était le cas de l’avocate militante Razan Zaitouneh, qui vivait et travaillait avec son mari et ses amis depuis plus d’un an à Douma avant de disparaître fin 2013, enlevée sans doute par les hommes de l’Armée de l’islam qui se sont imposés dans la ville. «Mais Douma a été la ville pionnière à chaque étape de la révolution», rappelle Zeina.

Verrouillage.La gigantesque manifestation du 25 mars 2011 à Douma, en solidarité avec Deraa (sud du pays) d’où est parti le soulèvement syrien, est citée par les militants comme une date historique. Les forces du régime ont fait preuve de retenue face à la protestation qui montait aux portes de Damas. Trois semaines plus tard, le centre de Douma a pris des allures de place Tahrir avec un rassemblement qui a duré plusieurs jours. Les manifestants ont ensuite marché sur la capitale, mais se sont heurtés au verrouillage du centre-ville par les forces de sécurité. La contestation s’est poursuivie et a gonflé de semaine en semaine avec une répression «raisonnable» jusqu’en juillet, quand l’armée a massivement investi Douma pendant une dizaine de jours, multipliant perquisitions et arrestations.

La militarisation de la révolution a commencé à Douma dès l’automne 2011, lorsque les opposants ont porté les armes pour protéger les manifestations et empêcher l’accès des forces de répression. Celles-ci se sont mises alors à tirer à l’arme lourde contre les foules.

«Divergences».C’est à Douma aussi que le premier conseil militaire de l’Armée syrienne libre (ASL) a vu le jour début 2012 et que les attaques contre l’armée du régime ont commencé. Une grande offensive lancée à l’été 2012 a fait de la Ghouta la première «zone libérée» du contrôle de Bachar al-Assad. La nécessité de palier les manquements des services de l’Etat a conduit les habitants à créer à Douma le premier conseil civil local pour gérer les hôpitaux, les tribunaux, les écoles… Les autres localités de la Ghouta ont suivi l’exemple de ces conseils élus démocratiquement, et qui reflétaient le pluralisme politique d’une région où se côtoient, nationalistes arabes nassériens, Frères musulmans et libéraux. Une sorte de République de Ghouta était née, non loin du cœur de Damas.

«Reconquérir la Ghouta est aujourd’hui une impossibilité pour les troupes du régime, assure Jamal Fletani. Ils n’ont plus du tout les forces nécessaires pour affronter les 30 000 combattants locaux prêts à prendre les armes et à oublier leurs divergences pour défendre leur territoire.» Sans se faire d’illusions sur la rapidité de la solution politique qui doit s’amorcer dans les négociations parrainées internationalement, le jeune opposant se dit optimiste du moins sur un cessez-le-feu prochain qui soulagerait la population de Douma des attaques quotidiennes de l’aviation du régime de Bachar al-Assad.