Syrie. Le romancier Khaled Khalifa remis en liberté… la main cassée – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 juin 2012

Les services syriens de sécurité ont remis en liberté, le 26 mai, l’écrivain et romancier Khaled Khalifa. Ils l’avaient arrêté la veille alors qu’il participait, en compagnie d’intellectuels et d’artistes, aux funérailles du jeune musicien Rabi’ Al Ghazi. Mais, pour conserver leur standing et ne pas décevoir ceux qui attendaient d’eux une fermeté conforme à leur réputation, ils avaient pris soin, avant de le relâcher, de lui briser la main.

Khaled Khalifa
C’est du moins ce que suggère le site All4Syria, de l’opposant Ayman Abdel-Nour. En revanche, pour le journal libanais Al Akhbar, proche de la Syrie, l’accident serait moins délibéré puisqu’il serait le simple résultat d’un coup porté par un des agents de la sécurité chargés de disperser – on aurait aimé savoir pourquoi, mais Al Akhbar ne le dit pas… – les amis du défunt. Si tout cela apparaît effectivement « normal », puisqu’on est en Syrie, on rappellera néanmoins que Rabi’ Al Ghazi avait été tué d’une balle dans la nuque alors qu’il conduisait la voiture de sa sœur, l’activiste Rim Al Ghazi. Diplomée d’études théâtrales et cinématographiques, en partie formée en France à Avignon, elle avait été emprisonnée le 27 novembre 2011 et libérée sous caution le 8 janvier 2012, dans l’attente de répondre devant la Justice du crime de « participation à des protestations ». La dépouille du jeune homme avait été dissimulée par ses meurtriers dans le coffre du véhicule qu’ils avaient abandonné à proximité de l’Hôpital du Croissant rouge, près de la place Tahrir et de la rue de Bagdad où avait été commis le crime.

Rabi’ Al Ghazi
Parmi ceux qui s’étaient donné rendez-vous pour assister à sa mise en terre, figuraient en particulier deux artistes de renom, le graphiste Youssef ‘Abdelké et le peintre Fadi Yaziji. Ils n’ont été ni arrêtés, ni estropiés, mais, avec un autre intellectuel, le critique littéraire Hassan Abbas, ils ont subi les coups qui sont la sanction minimum appliquée par les moukhabarat à ceux qui prennent le risque de manifester leur solidarité avec le mouvement populaire, en assistant pacifiquement aux obsèques de victimes de la répression.

Hassan Abbas
Khaled Khalifa, qui est né à Alep en 1964 et qui appartient donc à la génération des années 1980, a fait des études de Droit avant de se consacrer à l’écriture. Il est l’auteur des scénarios de plusieurs films et séries télévisées. Il a fondé la revue littéraire Aleph. C’est l’un des romanciers syriens contemporains les plus connus. L’une ses œuvres, parue en 2007, a été traduite en plusieurs langues, dont le français aux Editions Actes Sud, sous le titre Eloge de la haine.

Le personnage principal de ce roman est une jeune femme née dans une famille traditionnelle d’Alep, qui a passé toute son enfance et son adolescence auprès de ses trois tantes, dans un quartier de la vieille ville, et qui, devenue lycéenne, se lie à des militantes islamistes et finit par adhérer à leur organisation. Elle entre alors de plain-pied dans une autre réalité, où la haine marque chaque geste de la vie quotidienne. Elle rompt avec ses anciennes amies, déteste son corps et tout ce qui lui rappelle sa féminité, et voue aux gémonies “l’autre” communauté, celle à laquelle appartiennent les principaux dirigeants du pays. Des attentats jihadistes frappent à l’aveugle militaires et civils alaouites, ce qui entraîne une répression d’une brutalité inouïe, menée par les milices du régime, qui fait des dizaines de milliers de victimes innocentes. Dans ce récit imprégné d’une poignante amertume, la narratrice ne raconte pas seulement sa chute mais aussi sa rédemption, amorcée au contact d’autres femmes de différentes origines confessionnelles ou ethniques qu’elle a rencontrées après son arrestation. En restituant ainsi l’affrontement entre les deux forces qui ont ravagé la Syrie tout au long des années 1980, l’islamisme et le despotisme, Khaled Khalifa met fin à l’amnésie que les Syriens se sont longtemps imposés, que ce soit par peur ou par souci de restaurer la paix civile, mais qui est loin de les avoir guéris de leurs traumatismes.

Au début du mois de février, le site rue89.com avait publié une lettre ouverte de Khaled Khalifa, dans laquelle le romancier attirait l’attention de ses amis, écrivains et journalistes du monde entier, sur le redoublement des massacres dans les villes syriennes entrées en rébellion. Longtemps avant, en mai 2011, il avait livré au site grotius.fr son analyse sur le mouvement en cours dans son pays, qui, « différent de celui des années 1980, s’est véritablement transformé en révolution au cours du mois d’avril » 2011.

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Il est possible que le hasard seul ait voulu que Khaled Khalifa et Hassan Abbas soient membres d’une nouvelle association, créée au début de janvier 2012 sous le nom de Ligue des Ecrivains Syriens. Considérée comme « le premier rejeton de la révolution syrienne », elle s’est fixée pour objectif de réunir, dans un cadre délivré de l’omniprésence du Parti Baath et du carcan de la très officielle Union des Ecrivains Arabes que celui-ci chapeaute et contrôle, les poètes, les philosophes et les écrivains désireux d’apporter un soutien apolitique au mouvement de contestation déclenché à Daraa en mars 2011.

Certes, la Ligue a veillé, depuis le début, à répartir ses critiques entre le régime et l’opposition, auxquels elle reproche également de monopoliser l’action nationale. Elle se veut une sorte de conscience critique du peuple syrien. Evidemment non reconnue, elle se pose par le fait même en concurrente de l’Union, une attitude d’autant plus insupportable pour le régime en place que l’initiative des écrivains est susceptible de donner des idées d’émancipation à d’autres secteurs professionnels, les médecins, les ingénieurs, les avocats.., dont les ordres et les syndicats, uniques et obligatoires, sont tous placés, depuis les évènement du début des années 1980, sous la tutelle du parti au pouvoir.

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Pour éclairer la stratégie d’émiettement de la société en Syrie sous Hafez et Bachar Al Assad, « Un Oeil sur la Syrie » proposera très prochainement à ses lecteurs un texte qui aurait dû trouver place dans l’article « Syrie, 2011. D’une société atomisée à une révolution organisée et citoyenne » (à paraître dans Mondes Emergents/Afrique du Nord Moyen-Orient 2012-2013, La Documentation Française, Paris 2012), mais qui en a été retiré en raison des contraintes éditoriales.

Source: http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/05/31/syrie-le-romancier-khaled-khalifa-remis-en-liberte-la-main-cassee/