Syrie. Les amères leçons d’un échange de prisonniers – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 février 2013

Le 5 août 2012, une unité de l’Armée Syrienne Libre dans la Ghouta orientale de Damas, la Brigade Al Barâ’, s’était emparée d’une cinquantaine d’Iraniens. Leur avion, en provenance d’Iran, venait de se poser à l’aéroport international de la capitale, et ils se rendaient à bord d’un car de tourisme en direction de la ville. Une partie de ces hommes étaient de simples civils. Leur voyage était officiellement motivé par la visite de lieux saints rattachés au souvenir de membres de la famille d’Ali ibn Abi Taleb, gendre du prophète Mohammed, vénérés à Damas et dans d’autres villes de Syrie. Mais leur déplacement était surtout la couverture derrière laquelle se dissimulait une opération sensible. Ses deux volets étaient la fourniture au régime syrien d’armes et de munitions de fabrication iranienne, et la mise à sa disposition de quelques officiers ou d’officiers à la retraite des Gardiens de la Révolution, spécialisés dans la répression des manifestations.

Les « pèlerins » iraniens durant leur détention

Le 9 janvier 2013, au terme de plusieurs mois de difficiles négociations auxquelles une ONG turque et des intermédiaires qataris avaient apporté leur contribution, la Brigade Al Barâ’ a libéré ses 48 prisonniers. Dès leur récupération, ces hommes ont été conduits à l’Hôtel Sheraton, où ils ont été accueillis par l’ambassadeur d’Iran en Syrie, Mohammed Ridha Chibani, par les négociateurs et par des représentants de la presse rameutés pour l’occasion. Une fois achevée la fête organisée en leur honneur, ils ont été transférés au Liban d’où ils ont sans doute regagné leur pays.

En contrepartie, les autorités syriennes s’étaient engagées à remettre en liberté la totalité des femmes arrêtées durant le mouvement de protestation populaire, auxquelles devaient s’ajouter plus de 2000 détenus, parmi lesquels « des noms importants ». Le Réseau Assyrien des Droits de l’Homme espérait ainsi que figureraient parmi eux le lieutenant-colonel Huseïn Harmouch (chef du Mouvement des Officiers Libres, capturé en septembre 2011), la jeune bloggeuse Tall Al Mallouhi (arrêtée le 27 décembre 2009, alors âgée de 17 ans), l’activiste Mazen Darwich (directeur du Centre Syrien pour les Médias et la Liberté d’Expression, en détention depuis février 2012), l’ancien membre dirigeant du Parti Baath Chibli Al Aisami (enlevé au Liban au printemps 2011, âgé de 88 ans), le Dr Abdel-Aziz Al Khayyer (ancien dirigeant du Parti de l’Action Communiste, responsable des relations extérieurs de la Coordination Nationale pour le Changement Démocratique en Syrie, « enlevé le 21 septembre 2012 par des terroristes »… qui se sont révélés appartenir aux moukhabarat), Maître Khalil Maatouq (célèbre défenseur des Droits de l’Homme et avocat de nombreux prisonniers politiques, en détention depuis le 2 octobre 2012), etc.

Réseau Assyrien des Droits de l’Homme

Mais, comme il était malheureusement prévisible, s’agissant d’un régime qui n’a pas pour habitude de tenir ses engagements, même quand ils ont été donnés au président d’un Etat étranger en contrepartie de la réintégration de la Syrie sur la scène internationale, les responsables syriens n’ont pas tenu leur promesse. Tirant prétexte de la bousculade provoquée devant le siège de la Police militaire de Damas par les familles de détenus espérant récupérer leurs proches, et profitant de la confusion provoquée par la remise en liberté simultanée de prisonniers sur l’ensemble du territoire, ils ont interrompu l’opération avant d’atteindre le nombre auquel ils avaient donné leur accord. Le soir du 10 janvier, un millier seulement de détenus – 700 en provenance du centre de la Police de Damas, 80 du siège de la branche du Parti Baath à Homs et environ 200 des autres gouvernorats du pays -, parmi lesquels quelque 80 femmes et jeunes filles, avaient été relâchés. Une semaine plus tard, le 15 janvier, aucun nom n’avait été ajouté aux listes que les organisations de défense des Droits de l’Homme s’efforçaient d’établir à grand peine, faute de communication officielle et de collaboration des services de sécurité.

En Syrie même, cette affaire a provoqué un flot de réactions. Elle n’a pas amélioré dans l’opinion publique intérieure l’image personnelle de Bachar Al Assad.

Certains, à commencer dans la majorité dite « silencieuse » et parmi les plus fidèles partisans du chef de l’Etat, se sont offusqués de la contradiction de celui qui venait d’affirmer solennellement, trois jours plus tôt, sur la scène de l’Opéra de Damas, qu’il « ne négocierait jamais avec les groupes terroristes ». Même au sein des men-hebbakjiyeh, qui professent n’avoir « pas d’autre dieu que Bachar » et qui se disent « prêts à tout pour ses beaux yeux », le mécontentement a été manifeste. Ils pouvaient admettre que leur « patron » se dédise. Mais, puisqu’il avait décidé de céder aux demandes des « rebelles », ils ne comprenaient pourquoi il y avait consenti en faveur d’étrangers. Il s’y refusait en effet depuis des mois pour des prisonniers ou des otages syriens, parmi lesquels figuraient des dizaines d’officiers de l’armée et des services de sécurité appartenant à sa propre communauté. Alors qu’ils l’avaient servi au péril de leur vie et qu’il leur devait en partie son maintien en place, il semblait se désintéresser de leur sort.

Le ressentiment à son encontre a été attisé, dans une autre partie de la population, par la vision de l’état plus que déplorable, humainement scandaleux, dans lequel sont apparus à leur sortie de geôle la plupart des prisonniers et des prisonnières. Les « pèlerins » iraniens avaient été conduits dans un hôtel pour célébrer leur retour à la liberté, ils y avaient été accueillis avec des fleurs, ils y étaient apparus en bonne santé, bien qu’affaiblis par le manque d’exercice durant leurs 5 mois de détention, et ils avaient quitté les lieux entourés de journalistes et de télévisions. En revanche, les prisonniers syriens avaient subi jusqu’au dernier moment mauvais traitements et humiliations, et rien n’avait été fait, bien au contraire, pour atténuer le choc causé par leur réapparition.

Otages iraniens libérés

La plupart étaient squelettiques. Certains étaient quasiment nus, dépourvus de chaussures et couverts des lambeaux des vêtements qu’ils portaient au moment de leur arrestation, quelques mois et parfois plus d’un an auparavant. Nombre d’entre eux exhibaient sur le visage et les membres les traces des tortures subies durant leur détention. Quelques-uns étaient blessés ou estropiés. D’autres étaient tellement affaiblis par le froid, la faim et le manque de soin qu’ils étaient dans l’incapacité de se déplacer sans l’aide de leurs camarades. Une quinzaine d’entre eux sont décédés durant les heures qui ont immédiatement suivi leur sortie de prison. Les uns, des suites des maladies contractées durant leur enfermement, dans les conditions épouvantables qui prévalent plus que jamais dans les lieux de détention. Les autres, de troubles et de maux étranges, qui semblaient les avoir atteints aux dernières heures de leur détention. Plusieurs, depuis leur libération, sont restés prostrés, incapables de parler et d’échanger avec quiconque. Et les témoignages de ceux et de celles qui ont eu le courage d’évoquer les conditions de leur emprisonnement suffisent à démontrer que, de Hafez Al Assad à Bachar Al Assad, rien dans ce domaine n’a véritablement changé en Syrie. « L’Etat de barbarie » décrit par Moustapha Khalifeh ou Aram Karabet y reste d’une insupportable actualité.

Le 15 janvier, l’avocat Anwar Al Bounni, directeur du Centre Syrien d’Etudes et de Recherches Juridiques, relevait finalement que, si des activistes et des révolutionnaires anonymes avaient fait leur réapparition à la faveur de cet échange, aucun « prisonnier politique » proprement dit ne figurait parmi le petit millier de prisonniers relâchés. Cette exclusion n’est pas non plus faite pour surprendre. Le régime syrien a toujours exclu les prisonniers politiques des amnisties accordées depuis le 18 mars 2011. Il a fait tout ce qu’il a pu, depuis l’été de la même année, pour inciter au départ et faciliter la sortie de Syrie de figures majeures de l’opposition politique. Il a contraint par la menace la majorité des autres leaders de l’opposition qui ne voulaient pas quitter leur pays à se terrer dans la clandestinité, les isolant par là-même des manifestants, des combattants de l’Armée Syrienne Libre et des structures de substitution qui se mettaient lentement en place dans les zones « libérées ». Seuls ont échappé à la répression ceux dont la personnalité, l’audience populaire et les projets ne constituaient pas pour lui de danger, ou dont il  pouvait avoir besoin pour entamer le « dialogue national » qu’il présente, avec « l’éradication du terrorisme », comme la clef de la situation.

Attente des prisonniers syriens libérés

La conclusion qui s’impose est que, en réduisant au silence, dans ses prisons, en exil ou dans leurs cachettes, les opposants les plus écoutés et les plus raisonnables, Bachar Al Assad espère favoriser de facto les moins raisonnables. En privant la révolution de ceux qui seraient en mesure d’inspirer la modération des propos et des actes, il provoque et il entretient délibérément le vide politique favorable à l’anarchie, à la violence et finalement au terrorisme dont il a besoin. Il a en besoin pour justifier les méthodes abjectes qu’il met en œuvre depuis bientôt deux ans contre sa population. Il en a besoin pour souder autour de lui les minorités apeurées et pour faire douter certaines composantes de la communauté majoritaire, hostiles au désordre. Il en a besoin pour tenter désespérément, malgré ses crimes et ses mensonges, de présenter son maintien à la tête de l’Etat comme un moindre mal pour la Syrie, pour la région et pour l’ensemble du monde.

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/02/11/syrie-les-ameres-lecons-dun-echange-de-prisonniers/

date : 11/02/2013