Syrie: « Les gens pensent en blanc et noir » – entretien de François Janne d’Othée

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 août 2013
Dans le cabinet du père Elias, psychanalyste à Damas, les patients racontent « leur » guerre de Syrie.
Son cabinet de psychanalyste ne désemplit pas depuis le début du conflit. Dans la maison des jésuites à Damas, le père Rami Elias accueille sur le divan hommes, femmes, chrétiens, musulmans, venus exprimer leurs angoisses et leurs tourments.
Quels sont les symptômes évoqués par vos patients ?  
Difficultés à dormir, angoisses, anxiété… Pour les jeunes couples, il y a surtout la peur pour les enfants, avec cette question : « Faut-il quitter le pays ? Et si je reste, que va-t-il arriver ? » Les patients ont tendance à projeter sur nous, analystes ou religieux, une sorte de clairvoyance sur ce qui va arriver alors qu’à ce niveau-là, nous sommes aussi perdus qu’eux.
Partir ou rester : que répondez-vous à cette question ?  
Je ne donne jamais de réponse. Ce n’est pas mon rôle. Je peux aider le patient en posant des sous-questions pour chacune des branches de l’alternative mais c’est lui qui prendra sa décision. Déjà, quand je suis arrivé à Damas, je choquais beaucoup les chrétiens qui venaient me consulter. Ils sortaient déçus. A présent, ils savent que c’est la meilleure manière de procéder. Je ne suis pas un père qui doit guider ses enfants.
Quelle psychanalyse pratiquez-vous ?  
Freudienne mais aussi lacanienne. L’important, c’est de bien écouter la personne et de la libérer de ce qui la bloque. Même quand un chrétien essaie de me faire glisser vers les questions religieuses, je réponds : « Non ». On peut analyser la manière de vivre la religion, si c’est un moyen de défense, par exemple, mais je n’interviens pas au niveau théologique.
La question du suicide est-elle abordée ?  
Non. C’est une question de morale religieuse : ici, c’est considéré comme un crime.
Que font les gens pour retrouver la sérénité ? Prônez-vous la relaxation ? 
Je la leur conseille en sachant… que cela ne changera rien. Pourquoi ? Parce que les gens ne parlent pas d’autre chose que du conflit, ce qui est très néfaste à la guérison.
Alors, que faites-vous, concrètement ?  
J’essaie d’aider les chrétiens à retrouver leur vraie place, celle de pont entre les communautés, même si c’est un peu tard, aujourd’hui. Au début des événements, j’avais organisé avec une amie analyste musulmane (NdlR : Rafah Nached) des séances de psychodrame pour aider les patients à se débarrasser de leurs angoisses et s’accepter mutuellement. Tous les dimanches soirs, on était entre 70 et 80 personnes, chrétiens et musulmans mélangés. Au début, c’était pénible, car la majorité était constituée d’opposants. Les pro-régime ont pris peur et voulaient quitter. Je leur ai rétorqué que si le groupe n’a qu’une couleur, cela ne sert plus à rien. Ils sont restés et on a enregistré les premiers progrès.
Pourquoi l’expérience a-t-elle pris fin ?  
Au bout d’un mois ou deux, la femme a été arrêtée et les gens ont pris peur. Après, je me suis retourné vers les chrétiens et j’ai projeté un DVD intitulé : « A contre-courant », réalisé par la fondation Adyan de Beyrouth, à partir des événements du Liban. Il contient des témoignages extraordinaires, notamment de prêtres qui ont été solidaires avec les musulmans. C’était une manière de faire comprendre ce rôle de « pont » spécifique aux chrétiens.
Pourquoi spécifiquement les chrétiens ?  
Si on regarde les villages syriens et libanais, chacun d’eux est composé de deux couleurs, jamais de trois, et la deuxième couleur, c’est toujours le chrétien. Vous aurez donc des villages druzes-chrétiens, sunnites-chrétiens, chiites-chrétiens, mais jamais sunnites-chiites, sunnites-druzes, etc. Le chrétien, c’est un peu l’élément sûr. Un fonctionnaire chrétien recevra plus facilement les confidences des autres. Au début du conflit, j’avais suggéré aux patriarches de jouer ce rôle de pont, d’inviter les gens à un repas, à dialoguer. Malheureusement, cela n’a pas été fait.
Si plus personne n’arrive à s’accepter, que pouvez-vous encore faire ?  
On est de fait arrivé à un point où les gens pensent en blanc et noir. Leur psychologie fonctionne déjà comme cela. L’idée que le bien et le mal s’entremêlent leur est très difficile à comprendre même quand je leur parle du passage de l’Evangile sur le bon grain et l’ivraie. Ce n’est qu’au moment de la moisson qu’on enlève l’ivraie car, avant, on ne peut les discerner. C’est pourquoi les chrétiens ont du mal à trouver ce qui est bon chez les musulmans et vice-versa. Ils s’accusent mutuellement d’être fanatiques. En fait, tout le monde est fanatique.
Cela veut-il dire, qu’avant le conflit, les relations étaient bonnes ?  
On dit que l’islam en Syrie est modéré. Je veux bien l’admettre; mais, en même temps, je doute. Dans les années 1800, il y a eu des massacres de chrétiens. L’islam modéré est d’abord le fait des villes. Dans les milieux populaires et ruraux, ce n’est absolument pas le cas. Quand on parle du « vivre-ensemble », cela n’a jamais existé. On vit en juxtaposition, mais pas vraiment ensemble. Les musulmans savent que les chrétiens étaient là avant tout le monde et les chrétiens sont conscients que les musulmans sont majoritaires. Mais ce n’est pas une vraie acceptation. Juste une tolérance, car on n’a pas le choix.
Et le dialogue interreligieux, prôné notamment par le père Paolo (l’interview est antérieure à son enlèvement, NdlR) ?  
Excusez-moi du mot : c’est de la foutaise, car dès qu’on veut toucher au point crucial, on n’ose pas et on n’aboutit à rien. Le vrai dialogue est celui de la vie. Les relations fonctionnent bien mieux au travail. Quand les gens voient en nous l’homme, au-delà de sa condition religieuse, alors cela marche bien. C’est pourquoi je distingue entre les croyances, où le fanatisme est latent, et la vie quotidienne.
Les gens pourront-ils à nouveau cohabiter après le conflit ?  
Il faudra du temps. Regardez le Liban, qui a connu beaucoup plus de victimes, et qui revit. Je crois que le désir de vie est toujours le plus fort. Il y aura sans doute des vengeances, mais elles ne viseront pas des groupes, car dans chaque groupe il y aura eu des pro- et des antirégime. Tôt ou tard, la vie va reprendre.
Comment se comportent les chrétiens aujourd’hui ?  
Actuellement, j’ai l’impression qu’ils penchent davantage du côté du régime vu la terreur qu’inspirent les mouvements salafistes, l’enlèvement de prêtres et d’évêques…
Si vous deviez vous adresser aux belligérants, quel serait votre message ?  
Passez au dialogue pour en finir avec le bain de sang. Fixez une date d’arrêt de toute violence et ne répondez pas aux transgressions. Vous donnerez ainsi la preuve que vous êtes pour une solution politique et que vous voulez vraiment arrêter le massacre. La vérité de chacun émergera alors.
ntretien avec cet homme à la voix forte et claire.

source : http://www.lalibre.be/actu/international/syrie-les-gens-pensent-en-blanc-et-noir-520466063570fb19a8898fe3
date : 09/08/2013