Syrie: « On ne peut pas espérer la moindre concession d’Assad, il doit donc être stoppé » – par Dominique Lagarde,

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 septembre 2013

Jean-Pierre Filiu, historien et arabisant, qui a séjourné en juillet dans les zones tenues par l’opposition dans le nord du pays, explique l’importance politique de frappes – même limitées – contre Damas

Washington comme Paris assurent que les frappes envisagées n’ont pour objectif ni de faire tomber le régime syrien ni même de créer un nouveau rapport de forces sur le terrain. Si c’est le cas, à quoi ressemblera, une fois les Occidentaux en règle avec leur conscience, le « jour d’après » ?

Les chances de règlement politique en sortiront renforcées. Aujourd’hui, Bachar el-Assad, qui bénéficie d’une suprématie militaire écrasante grâce au soutien inconditionnel de la Russie et à l’intervention directe de l’Iran et de ses supplétifs libanais, ne voit aucune raison de concéder quoi que ce soit. C’est là le principal obstacle à un règlement politique. Si l’on parvient à déconnecter l’avenir du régime de celui du dictateur, dont le départ est inéluctable, on pourra espérer aller de l’avant. Des frappes occidentales peuvent y contribuer. A la condition qu’elles ne soient pas purement symboliques et qu’elles touchent notamment les rampes de missiles balistiques qui constituent, avant même les armes chimiques, la principale menace pour la population.

Déconnecter l’avenir du régime de celui de Bachar el-Assad, est-ce possible ?

Oui. Même après deux ans et demi de guerre, l’Etat syrien ne peut pas être réduit à la machine de terreur de Bachar et de ses services de renseignement. Il y a des patriotes en zone gouvernementale, y compris dans la fonction publique. Beaucoup d’administrations, par exemple, continuent de verser leurs salaires aux fonctionnaires qui sont en zone révolutionnaire. Pour se reconstruire, la Syrie de demain aura besoin de cadres, d’ingénieurs, de médecins, de professeurs… Mais, pour cela, il faut que l’hypothèque de la dictature sur l’Etat soit levée. Et, pour y parvenir, il faut que Bachar ne soit plus en mesure de massacrer toute personne qui tendrait la main à l’opposition. Il y a un an, le Premier ministre Riad Hijab a fait défection, parce qu’il se savait menacé. L’ancien vice-président Farouk al-Charah est en résidence surveillée. Des frappes, même avec un impact militaire faible, peuvent contribuer à disjoindre ces Syriens patriotes du régime qui les a pris en otages.

Vous avez, à plusieurs reprises, eu l’occasion de rencontrer Bachar el-Assad. Quelle peut être sa réaction, alors qu’il se bat le dos au mur ?

Bachar el-Assad terrorise pour se rassurer. On a ainsi toutes les raisons de penser que l’attaque du 21 août est une riposte à la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet le 8 août et qui a bien failli réussir. Depuis deux ans et demi, il a commis des crimes de plus en plus sanglants en toute impunité. Tant qu’il n’y aura pas de coup d’arrêt, il continuera. On ne peut pas espérer de lui la moindre concession. Il doit donc être stoppé et sa machine brisée.

Quel est l’état d’esprit du côté des rebelles avec lesquels vous venez de passer plusieurs semaines ?

La population d’Alep, où j’étais il y a quelques semaines, est paniquée à l’idée que Bachar pourrait rester impuni, car elle est convaincue qu’elle sera la prochaine cible. Plus généralement, les Syriens, dans les zones gérées par la révolution depuis près d’un an, ont le sentiment que le monde entier les a abandonnés. Ils ont besoin d’un message qui les conforte dans l’inéluctabilité de l’après. Chez les dirigeants de la révolution, enfin, il y a une grande frustration. Contrairement au précédent libyen, il n’y a aucune coordination entre les Occidentaux et l’opposition syrienne, qui est laissée à l’écart de ce qui se prépare. Or, sur le terrain, la révolution a marqué des points cet été. Elle est en train de parachever le siège des secteurs nord et ouest d’Alep, après avoir pratiquement coupé la route entre Alep et Hama. Et la guérilla progresse dans Damas même.

On a beaucoup dit que l’attentisme des Occidentaux avait favorisé la montée en puissance, au sein de la rébellion, des groupes djihadistes. L’opposition a-t-elle conscience du poids de ces radicaux dans les réticences occidentales ?

C’est un cercle vicieux. Les révolutionnaires voient bien qu’ils sont pris dans ce piège. A Alep, j’ai été frappé de voir à quel point les djihadistes sont rejetés par la population. Les Syriens ont le sentiment d’être punis deux fois. Par Bachar et par les djihadistes. En réalité, si on prend le cas d’Alep, les djihadistes ne disposent que de quelques centaines de combattants, alors que l’Armée syrienne libre [ASL] compte environ 10 000 miliciens. Les djihadistes ont une capacité de nuisance très forte, mais le pouvoir reste du côté de l’ASL. Surtout, si l’ASL est renforcée, qu’elle ait davantage de moyens, beaucoup de ceux qui avaient opté pour les groupes djihadistes reviendront. Les choses sont beaucoup plus fluides qu’il n’y paraît.

Faut-il craindre un engrenage, à partir des frappes occidentales, qui déboucherait sur une régionalisation du conflit ? Jusqu’où l’Iran, en particulier, est-il prêt à s’engager ?

Les Iraniens sont aujourd’hui, à mon avis, convaincus que les Occidentaux bluffent. Que peuvent-ils faire s’il y a des frappes ? Fomenter des attentats, sans doute. Mais ils ne peuvent pas tout. Je ne crois pas qu’ils puissent se permettre de gaspiller pour la Syrie des cartes qui pourraient leur être utiles dans le cas d’une crise au coeur du système, autour du nucléaire. Ils sont déjà allés très loin pour maintenir le régime syrien. C’est important, certes, au regard de leurs intérêts. Mais on ne peut pas tout avoir et il y a un moment où il faut choisir. Il en est de même pour le Hezbollah. Depuis deux ans, Bachar demande à la milice chiite de tirer des roquettes sur Israël, afin d’alléger la pression sur son régime. Et, depuis deux ans, le Hezbollah refuse, parce qu’il sait qu’il n’a aucun intérêt à ouvrir un deuxième front. Il ne veut pas perdre l’aéroport de Beyrouth ni la continuité entre cet aéroport et la banlieue sud. Je ne crois pas vraiment, au-delà des rodomontades, à des actes de représailles.

En Afghanistan comme en Irak, les Occidentaux ont gagné la guerre, mais ils ont ensuite échoué à gérer l' »après ». Cela ne risque-t-il pas d’être le cas en Syrie ?

Je crois que l’opération sera courte et ciblée. S’il y a un précédent, c’est l’opération « Renard du désert », en décembre 1998, en Irak. A l’époque, les Américains avaient bombardé, sans l’accord de l’ONU, plusieurs centres de commandement du pays pour punir Saddam Hussein, qui refusait de coopérer avec les inspecteurs chargés de vérifier la présence d’armes de destruction massive. Au-delà de cette remarque, ce qui caractérise la Syrie, c’est qu’il y a dans ce pays une révolution en cours depuis deux ans et demi, avec des zones qui sont depuis plusieurs mois dans l’auto-organisation. Les Syriens attendent qu’on leur prouve qu’ils ne sont pas seuls, mais l' »après » en Syrie ne pourra pas être livré clefs en main par quelque puissance que ce soit.

Quel intérêt a la France à intervenir aux côtés des Etats-Unis dans cette affaire ?

François Hollande inscrit ses pas dans ceux de François Mitterrand. La référence, c’est Mitterrand en septembre 1982, au lendemain des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila. Face à un crime qui choque la conscience universelle, Mitterrand, hier, Hollande, aujourd’hui, sont convaincus qu’il faut une réaction collective, non seulement pour que ce crime ne reste pas impuni, mais aussi pour montrer qu’il y a une société des nations et que celle-ci n’est pas seulement une coalition d’intérêts. En dehors de ces considérations, il y a sans doute aussi, chez le président, l’idée qu’il faut redonner une puissance politique à l’Europe dans une région où l’Amérique se désengage. Obama considère que les guerres du Moyen-Orient sont des crises sans intérêt dans lesquels il n’y a que des coups à prendre. Son objectif est de trouver un terrain d’entente avec les Russes et d’abandonner ces dossiers aux Européens pour se tourner vers l’Asie.

La France ne pourrait-elle pas tenir le même raisonnement ?

Nous n’avons pas le luxe d’un océan…

Fallait-il employer ce terme, très moral, de « punir » ?

Il est très moral, en effet. Mais il dit aussi le caractère limité de l’ambition.

source: http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/syrie-on-ne-peut-pas-esperer-la-moindre-concession-d-assad-il-doit-donc-etre-stoppe_1278516.html#jgz8uro5yCvd6m7H.01